Annie

Tout jeune, j'ai toujours aimé raconter des histoires, ma tête en est pleine. J'ai décidé dernièrement de tenter de les coucher sur le papier de peur qu'elles ne se perdent à jamais...

Image de Portez haut les couleurs ! - 2021

J'étais officier dans la « mar-mar », la marine marchande, sur un porte-conteneurs et lors d'une escale dans le port de Miami, en Floride, j'ai eu l'occasion de faire un stage qui était requis par les autorités US, une initiation aux premiers secours. Pendant deux jours, un instructeur américain forma à bord même de notre navire quatre d'entre nous à la prise en charge des urgences : accidents, fractures, brûlures et bien sûr que faire en cas d' accidents cardiaques et à l'utilisation des défibrillateurs. Pour nous, ce n'était qu'un rafraîchissement qui intervenait tous les deux ou trois ans.
Mais cette fois, nous allions faire la connaissance d'une belle inconnue.

« Je vous présente Annie ! » nous dit le formateur en déballant d'un sac la moitié d'un mannequin en plastique, « ou encore ici, en Amérique, nous l 'appelons 'Resuscitation Annie'. Et connaissez-vous son histoire ? » jubila le formateur.
Nous regardions, surpris, sur le sol la femme-tronc de plastique, dont le joli visage arborait un sourire énigmatique. Nous connaissions tous déjà cet objet de formation inerte, nous avions maintes fois pincé son menton délicat, soufflé dans sa bouche et pressé la poitrine des deux mains jointes à plat en comptant, mais son histoire, non, nous ne savions rien d'elle.
« Vous êtes Français et vous ne connaissez pas l'origine de cette jeune demoiselle ? » repris le technicien amusé.
« Je vais vous raconter ce que je sais. Les premiers modèles datent de 1960, créés par le fabriquant de jouets norvégien Asmund Laerdal, maintenant spécialisé dans le matériel médical. Il voulait développer un mannequin qui ressemble le plus possible à une véritable personne, créant ainsi une relation plus réaliste avec les étudiants secouristes.
Il avait entendu parlé du masque mortuaire de l'Inconnue de la Seine, comme on avait nommé, à la fin des années 1890, le corps retrouvé à Paris dans le fleuve. C'était celui d'une jeune fille d'environ seize ans qui s'était noyée et qui arborait dans la mort le plus beau des sourires. Comme personne ne connaissait son identité, on fit faire par un artiste, subjugué par ses traits, le masque mortuaire de la jeune fille dont on publia la photographie dans les journaux, espérant retrouver son identité.

En vain, le mystère de la jeune noyée resta total. Bientôt, en France mais aussi en Allemagne et en Angleterre, le doux visage de la suicidée devint une source d' inspiration pour les peintres, sculpteurs et écrivains. De nombreuses copies du masque mortuaire furent réalisées. On retrouvait même en ornement macabre son visage sculpté sur la maison de certains artistes du début du XXème siècle. Dans le Paris-Bohème de St-Germain-des-Prés, de nombreuses spéculations étaient formulées à son sujet, essayant d'expliquer l'expression heureuse de son visage dans la mort. Quelle avait été sa vie, son origine sociale, son histoire ? Pourquoi souriait-elle ? Elle devint l'idéal amoureux, voir érotique de cette période.
Nabokov en fait un poème, « l'Inconnue de la Seine », Jules Supervielle parle d'elle dans « l'Enfant de la Haute Mer », Aragon la nomme « la Joconde du Suicide » et en parle dans « Aurélien », et Céline dans « l'Église » y met une photographie du fameux masque. Et plus récemment, Marius Grout, Didier Blonde, Stanislas Rodanski et Céline Walter s'inspirent de cette jolie noyée aujourd'hui toujours aussi anonyme et mystérieuse.
Et maintenant que la société Laerdal Medical a recréé de nombreux modèles à son effigie, baptisés Annie ou Anne suivant le pays, pour l'apprentissage de l'insufflation du bouche à bouche, elle a aussi gagné le surnom de 'la femme la plus embrassée au monde ! ', pas mal pour une jeune fille qui se sera peut-être donné la mort suite à un chagrin d'amour ! ».

Nous regardions tous Annie avec bienfaisance, allongée là avec son sourire éternel, sur la plancher de la timonerie du navire. Savait-elle, en quittant ce monde cette nuit sur les quais de la Seine, qu'elle allait aider à sauver des millions de vie plus d'un siècle plus tard ?