Tant qu'il y a de la vie, il y a de l'espoir

Après une nuit rythmée par le cliquetis des haubans sur les mâts des voiliers et les vocalises cocasses d'un groupe de noctambules sur le port, Ana LE BIHAN se réveilla en sursaut, car la truffe humide de son chien lui chatouillait la plante des pieds. Ulysse avait été lâchement abandonné par ses maîtres en pleine Forêt de Brocéliande. Un soldat du feu qui s'entraînait au parcours de santé, l'avait détaché du pied d'un chêne centenaire et lui avait offert une seconde chance en le conduisant jusqu'à Vannes, au Refuge de l'Espérance. Lors de la fête de Noël du refuge, le jeune labrador n'avait pas quitté la jeune femme d'une semelle. Attendrie par son regard intelligent et sa jolie couleur chocolat, Ana avait adopté Ulysse une semaine après leur première rencontre.

Ana habitait sur la Presqu'île de Rhuys au sud de la Bretagne dans le département du Morbihan. Elle avait hérité de ses grands-parents d'un appartement spacieux et lumineux sur le port de plaisance du Crouesty, le petit Saint-Tropez breton très convoité par les vacanciers. Des tableaux colorés de Gauguin et de Matisse ornaient les murs fraîchement repeints et rendaient le logement encore plus chaleureux.
Ana travaillait à temps partiel comme chargée d'accueil à la mairie de la commune d'Arzon. Agée à peine de vingt-six ans, on lui avait diagnostiqué le cancer du sein à un stade très avancé. L'ablation totale de son sein droit avait fait fuir son ex-petit ami Romain qu'elle fréquentait depuis le lycée.
La jeune bretonne aux cheveux châtains et à la silhouette fine et élancée avait retrouvé la joie de vivre et l'envie de se battre contre la maladie qui la rongeait petit à petit de l'intérieur, grâce à Ulysse et aux encouragements de ses copines du club d'aquagym du mercredi après-midi et du dimanche matin. En guise de petit-déjeuner, Ana engloutit la dernière part de far aux pruneaux avec un verre de jus d'orange pressé, avant d'aller rejoindre sa copine Marie en face de la capitainerie. Marie dont elle avait fait la connaissance aux séances d'aquagym, avait seulement deux ans de plus qu'elle et était passionnée par les sports nautiques.

Aujourd'hui, les deux jeunes femmes allaient participer à une course de voiliers dans le Golfe du Morbihan, à bord de la même embarcation. Ulysse qui ne souffrait pas du mal de mer faisait également partie de l'équipage. Sa maîtresse avait pris soin de lui mettre un gilet de sauvetage pour chien de couleur flashy. Les deux copines portaient fièrement un ruban rose sur l'avant de leur tee-shirt et étaient coiffées d'une perruque festive de la même couleur. Sur le quai du Port du Crouesty, la foule en délire faisait une ovation aux participants du Tour du Golfe en agitant des drapeaux de toutes les couleurs. Des haut-parleurs placés aux quatre coins du port, diffusaient de la musique celtique jouée par le Bagad de Lann-Bihoué. Un groupe d'adolescents en kilt chahutaient sur un ponton instable. Le doux parfum des crêpes au caramel au beurre salé se mélangeait à celui des moules-frites. Des monocoques et des multicoques de différents gabarits accueillaient des skippers amateurs et professionnels âgés de dix-huit à soixante-quatorze ans. Gazelles, Guépards, dériveurs et catamarans, il y en avait vraiment pour tous les goûts. Le top départ fut donné.

Le catamaran loué par Ana et Marie ne mesurait pas plus de dix mètres. Son spi bleu et orangé portait haut les couleurs de la Ligue contre le Cancer. Pour Marie GUILLOU, le fait de s'engager dans une ou plusieurs activités sportives ça lui permettait de se dépasser en se lançant de nouveaux défis, d'être performante, persévérante et exigeante envers elle-même. Lors de leurs démarches d'inscription à la course au large, les deux copines s'étaient engagées sur papier à respecter les règles et l'esprit de la course, les équipements, les arbitres et les autres concurrents.

En participant pour la seconde fois à cet événement sportif annuel, Ana se lançait corps et âme dans la lutte contre le cancer et les discriminations liées à toutes les formes de handicap. La jeune fonctionnaire de mairie insistait sur le fait que malgré nos différences, nous pouvons pratiquer le même sport en étant sur la même ligne de départ. Sur terre comme sur mer, on peut atteindre la même destination, que l'on soit valide ou invalide, homme ou femme, jeune ou âgé. Une différence de parcours ou de formation professionnelle ne doit pas être un frein à sa détermination et à ses ambitions. S'engager dans cette régate aux côtés de Marie et d'Ulysse, c'était donner un réel sens à sa vie. Ana espérait ainsi encourager les personnes atteintes comme elle du cancer du sein à lutter continuellement contre la maladie et l'esprit de renoncement. Selon elle, l'une des valeurs du sport, c'est de permettre à chacun de pratiquer sa passion dans les meilleures conditions possibles en fonction de ses capacités et de ses compétences sans subir aucune discrimination. Contrairement à sa copine Marie qui avait tendance à viser la plus haute marche du podium, Ana ne misait pas sur le résultat sportif mais davantage sur la portée de son engagement sportif et celle de ses actes. Elle souhaitait avant tout diffuser un message d'amour, d'espoir et de soutien auprès des personnes fragilisées par la maladie et le handicap.

La grande croix en granite de Notre-Dame-du-Crouesty, le circuit du Petit Mousse bordé d'ajoncs et de tamaris et la coupole verte qui abritait la lanterne du phare de Port-Navalo semblaient rétrécir au fur et à mesure que le catamaran d'Ana et de Marie s'aventurait dans les eaux tumultueuses du courant de la Jument, le deuxième courant le plus fort d'Europe. Ulysse glapissait de joie lorsque les vagues un peu trop fortes venaient le taquiner. Il s'amusait également à effrayer les mouettes rieuses et les goélands argentés qui prenaient la pose sur les flotteurs de l'embarcation. Les deux jeunes skippeuses prenaient à présent la direction du Cairn de Gavrinis, de l'Ile aux Moines et de l'Ile d'Arz, avant de franchir la ligne d'arrivée dans le magnifique port de Vannes.