Surprise

Toute histoire commence un jour, quelque part. En l’occurrence, c’était le soir de mon anniversaire et je me trouvais dans un train à Moscou. Mes amis avaient bien réussi leur coup.
Fans de l’émission Rendez-vous en terre inconnue, ils m’avaient bandé les yeux après un déjeuner bien arrosé, et je me retrouvais, à la suite de quelques heures de vol et une course en taxi, dans la gare de Iaroslav, d'où part le Transsibérien. Cette destination n’était pas le fruit du hasard. Étant étudiant à la section russe de l’Institut national des langues et civilisations orientales, mes camarades avaient pensé que ce serait un cadeau pour le moins original, avec bien sûr une pointe d’espièglerie. Le problème était que je devais passer un examen de civilisation russe une semaine plus tard et que je n’avais rien amené pour réviser cette matière. Les questions portant généralement sur l’histoire, j’aurais très peu de chance de réussir cette épreuve...
Mes chers copains m’avaient laissé dans un wagon platzkart où s’entassaient une cinquantaine de personnes, avec pour seul viatique un billet jusqu’au terminus, Vladivostok, à plus de neuf mille kilomètres de là, et six euros, soit un euro par jour, le voyage entre Moscou et Vladivostok durant cinq jours, vingt-trois heures et cinquante minutes. De quoi de m’acheter quelques biscuits que je dégusterais avec du thé, en libre service dans les trains en Russie, histoire de ne pas mourir de faim.
Il fallait bien me rendre à l’évidence. J’étais coincé. Impossible de sortir de cette prison ferrée. Où irais-je, si loin de Paris, avec un si faible pécule ? A l’arrivée, la grand-mère de l’un de mes amis, d’origine russe, viendrait à ma rencontre et me communiquerait la solution retour imaginée par mes camarades. Quel programme ! Je devrais resté bloqué dans ce train pendant six jours, moi qui ne supportais pas habituellement d’être enfermé plus d’une heure. Six jours à rouler presque au ralenti, moi qui aimais la vitesse. Six jours à ne voir que des forêts monotones, moi qui étais attaché par dessus tout au changement, à la diversité. Six jours à supporter la promiscuité à laquelle je serais confronté, moi qui étais habitué à rester seul ou en petit comité. Éclats de voix dans la journée, ronflements la nuit... Je devrais affronter un véritable calvaire. Décidément, mes amis ne m’avaient pas raté !
Alors que je me perdais dans mes pensées, une voix jaillit d’un haut-parleur qui se trouvait sur le quai : « Attention ! Fermez les portes ! Le train Moscou – Vladivostok va partir. » Le klaxon de la locomotive déchira l’air et, tandis que l’énorme chenille de fer commençait à s’ébranler, je voyais mes camarades agiter des mouchoirs, pris de fou rire en regardant ma tête décomposée.
A peine le train parti, chacun se mit à vaquer à ses affaires. Tel sortait des provisions de son sac, tel autre se présentait à ses voisins. Une dame d’un certain âge commença à dérouler le matelas de sa couchette. Littéralement scotché à mon siège, je regardais avec quelque curiosité cette soudaine agitation. Je m’aperçus tout à coup que je n’étais pas seul à rester immobile. Face à moi, une jeune fille, sourire aux lèvres, rayonnante dans sa jolie robe multicolore, restait assise sans bouger. Elle avait manifestement l’air d’être ailleurs. Je décidai de lui adresser la parole :
— Avez-vous remarqué que nous sommes les seuls à ne pas quitter notre siège ?
D’une voix claire et enthousiaste, elle répondit :
— Je vais me marier dans quelques jours. J’imagine comment la cérémonie va se dérouler.
— La mairie, l’église, le restaurant, rétorquais-je, l’air quelque peu blasé.
— Oui, mais dans mon cas, c’est plus romantique.
Elle m’expliqua qu’elle était russe et qu’elle allait épouser un Tatar qui habitait à Kazan – que nous atteindrions dans quelques heures –, là où serait célébré le mariage.
— La cérémonie se déroulera-t-elle à la cathédrale de Kazan ? m’enquerrais-je.
— La première partie aura lieu dans la cathédrale mais la seconde dans la mosquée qui se trouve juste à côté. Kazan est une authentique ville multiculturelle. Savez-vous par exemple que, par respect mutuel, les cloches de la cathédrale sonnent à l'intérieur de l'église et l'appel à la prière du muezzin se fait à l'intérieur de la mosquée ? C'est un très bel exemple de tolérance croisée.
Je pensais soudain à certains épisodes de l’histoire récente de la Russie qui contrastaient passablement avec cette tolérance, mais je ne voulais pas engager une discussion politique qui aurait trop tranché avec la satisfaction qu’elle avait manifestement en pensant à ses futures noces. Il était plus convenable de rester sur le thème du mariage. Je poursuivis :
— C'est très intéressant. Où avez-vous prévu d'aller après le mariage ?
— On va à Paris voir les cousins de mon mari.
— C'est drôle, c'est de là que je viens, répondis-je, ce qui provoqua un petit rire étouffé de mon interlocutrice qui précisa :
— Ce n'est pas la même chose. Le Paris dont je parle est le Paris russe, un village du sud de l'Oural, près de Tcheliabinsk, appelé ainsi après la campagne de France, à l'époque napoléonienne. Cette petite ville existe toujours et a même édifié la réplique de la Tour Eiffel en 2005.
Nous fumes interrompus par le contrôleur qui entra dans le wagon en sifflant. Il apportait une paire de draps à chaque voyageur. Dans les trains russes, les contrôleurs font beaucoup plus que vérifier les billets. Ils prennent une part active aux questions les plus concrètes de logistique. Je fus surpris de l’entendre siffler. Les amis russes de mes parents me reprenaient systématiquement quand ils m’entendaient siffler à la maison au motif que cela portait malheur et faisait fuir l’argent.
En le regardant bien, je m’aperçus que ses traits n’étaient pas vraiment ceux d’un russe. Ses cheveux étaient bruns et ses yeux bridés. Alors qu’il s’approchait de moi, je décidai d’en avoir le cœur net :
— Bonjour Monsieur. Je vous ai entendu siffler tout à l’heure. J’aimerais savoir si vous êtes Russe.
Un peu surpris, il rétorqua, avec un léger sourire :
— Je suis Bouriate, originaire d’une petite ville sur les bords du lac Baïkal. Je sais ce que signifie siffler chez les Russes et je comprends que vous soyez étonné. Siffler est très courant chez les Bouriates. Nous pensons que cela permet d’éloigner les mauvais esprits.
Je répliquai alors, sur le ton de la plaisanterie :
— Vous ne croyez donc pas que siffler éloigne l’argent. Ce à quoi il répondit :
— L'argent, c'est ça le mauvais esprit.
Sa réflexion attisa ma curiosité. Je voulais en savoir plus sur cet homme qui me semblait fort attachant.
Durant la discussion que j’entamai avec lui, j’appris qu’il était issu d’une famille de chamans. Je comprenais mieux cette dimension spirituelle qui m’avait d’emblée attiré chez lui. Je lui demandai alors s’il était chaman lui aussi.
— Non, l'hérédité n'est pas suffisante. Il faut également un signe physique particulier à la naissance. Par exemple, mon frère aîné a six doigts sur la main droite. On a tout de suite su que c'était lui qui était destiné à être chaman dans notre famille.
Il m’expliqua alors que son frère vivait sur l'île d'Olkhon, au centre du lac, un endroit considéré comme l'un des principaux pôles mondiaux d'énergie chamanique. Avec enthousiasme, il poursuivit :
— C'est le cœur du Baïkal, là où les esprits demeurent. C'est aussi l'endroit où la profondeur du lac est la plus importante, 1637 mètres ! Mais, vous savez, mon frère est un chamane moderne. Il parle plusieurs langues et a même soutenu une thèse sur le chamanisme. Il connaît par cœur tous les mythes et légendes bouriates. Bien sûr, il utilise toujours le tambour pour entrer en transes pendant les cérémonies traditionnelles qui se déroulent à côté du rocher Chamanka, le lieu de culte majeur de l'île. Il m'a raconté que lorsqu'il est dans cet état, il voit le rocher comme un palais de cristal. Je vous donnerai son adresse si vous le souhaitez. Allez le voir ! Mon frère est un vrai chaman, pas comme certains attrape-touristes qui font quelques simagrées pour gagner un peu d’argent facilement. Lui est un authentique chaman, pas un show man... Le contrôleur arrêta notre discussion sur ce bon mot et s’en alla car il avait à faire.
La nuit était maintenant tombée. Peu à peu, les voyageurs faisaient leur lit et s’installaient sur leur couchette. Je ne tardai pas à les imiter. Je plongeai dans un profond sommeil après cette journée particulièrement riche en émotions. La nuit se passa mieux que je ne l’avais imaginé. Je ne fus pas trop dérangé par les bruits de ce qu’il fallait bien appeler un dortoir et les allées et venues de quelques insomniaques.
Tout le monde se réveilla grosso modo à la même heure. Une bonne odeur emplit peu à peu le wagon. Le contrôleur préparait du thé à la bergamote. Chacun en prit une tasse. J’utilisai mon euro quotidien pour acheter un petit paquet de biscuits vite avalé. La journée passa assez rapidement. Je l’occupai en me levant de temps en temps pour me dégourdir les jambes et regarder le paysage, qui se résumait à une forêt quasi continuelle.
En fin d’après-midi, le train ralentit et s’immobilisa dans un gros village situé en pleine forêt. Je remarquai une agitation inhabituelle dans le wagon. Presque tout le monde se préparait à sortir. Je demandai à un voisin ce qui se passait. Il me répondit :
— C’est la « cantine russe des babouchki [dames âgées] ».
Tout le monde sortit du wagon. Je fis de même. Je découvris une vingtaine de babouchki alignées le long du quai. Elles proposaient de la nourriture qu'elles venaient de préparer à la maison : pirojki, pelmeni, blinis, kotlety, poisson fumé, cornichons malossol, pommes de terre en robe de chambre... Elles vendaient des fruits des bois non pas au kilo mais au seau ! Toutes criaient : « Goûtez, goûtez, s'il vous plaît. » Les passagers achetaient en quantité tous ces plats qui donnaient envie. La mort dans l’âme, je décidai de m’abstenir eu égard à mon budget particulièrement contraint. Le train repartit sans tarder et tout le monde commença à déguster cette manne venue du plus profond de la forêt. Voyant que je ne participais pas au festin, un groupe de voyageurs situé non loin de moi m’invita à partager avec lui toutes ces bonnes choses. Je ne me fis pas prier. Nous passâmes une soirée fort agréable entre conversations, rires et zakouski [hors d’œuvre variés]... bien arrosés de vodka.

Finalement, le temps passait beaucoup plus vite que je ne l’avais imaginé. Tout le wagon connaissait maintenant mon histoire, si bien que, lors de chaque repas, il y avait toujours une âme charitable pour agrémenter mon thé-biscuits quotidien. Le quatrième jour, aux deux-tiers du parcours – soit au niveau du lac Baïkal – je remarquai que le contrôleur avait changé ses vêtements. Il avait revêtu un costume bouriate et portait des chaussures à pointe recourbée. Je lui demandai quelle était la signification de ce type de chaussures, certainement liée à l’importance des esprits de la nature dans la tradition chamanique. Il me répondit :
— Le bout de mes chaussures est retourné pour ne pas faire mal à la Mère-Terre quand je marche. Les Bouriates respectent beaucoup la nature qu'ils considèrent comme un être vivant. Quand on va dans la forêt, on ne dit pas de gros mots, on n'utilise que des branches mortes pour faire du feu, on ne cueille pas les fleurs pour le plaisir. Lorsqu’on chasse, on ne dit pas « tuer un oiseau » mais « l’amener vers le sol ». De toute façon, on ne prend que le gibier qui correspond à nos besoins. Dès que ces derniers sont satisfaits, on le laisse passer. Bref, depuis l'enfance, on apprend la responsabilité morale devant la nature.
Le voyage prenait désormais davantage de relief, dans tous les sens du terme. Outre la richesse et la diversité des contacts avec les gens, les paysages étaient beaucoup plus changeants après le lac Baïkal. Je me souvins soudain de la citation d’Anton Tchekov : « ... Ces millions de paysages, prose jusqu'au Baïkal, poésie au-delà ». A la monotonie des forêts jusqu'au lac succédait la variété des montagnes, vallons, rivières et cascades. Je passais de longs moments à apprécier la diversité de ces paysages.
A la fin de la journée, un nouveau voisin s’installa à côté de moi. C’était un lama monté dans le train à Oulan-Oude. Nous discutâmes cette fois bouddhisme. Il me parla de sa croyance, de sa conception de l’homme et de la nature, de sa vie quotidienne. Voyant que tout cela m’intéressait, il me fit part d’une curiosité que peu de non-résidents de cette région connaissaient. Cette rareté venait du datsan [monastère bouddhiste] d’Ivolginsk, là où il résidait. Il précisa :
— Le monastère d’Ivolginsk est le centre du bouddhisme sibérien. Il y a dans ce monastère quelque chose d'exceptionnel. Il s'agit de la célèbre dépouille du lama Dacha-Dorji Itigelov, mort en 1927. Ce lama était le chef des bouddhistes de Sibérie orientale. En 1927, on était en pleine ascension du stalinisme. Toutes les religions étaient réprimées. Le lama a réuni ses disciples et leur a demandé, à leur grand étonnement, d'entonner un chant d'enterrement. Il s'est mis dans la position du lotus et s'est peu à peu éteint tout en demandant auparavant à son entourage de l'exhumer en l'an 2000. C'était un visionnaire qui avait prévu le retour du bouddhisme en Sibérie à ce moment-là. Quand son corps a été exhumé, on a constaté qu'il était comme vivant. Il avait conservé la fraîcheur de la peau, l'élasticité des articulations et sa barbe avait même poussé. C'est un miracle que les scientifiques ne parviennent pas à expliquer. On peut le voir une fois par an et de nombreux pèlerins viennent à cette occasion. Un temple spécial a été construit pour accueillir son corps qui est toujours dans la position du lotus.
Toutes ces discussions étaient fort intéressantes mais, plus nous approchions de la fin du voyage, plus je pensais à la suite : la grand-mère de l’un de mes amis qui m’attendrait à Vladivostok, le retour, et surtout, dès l’arrivée à Paris, ce fameux examen que je n’aurais pas pu réviser. Cela commençait à m’angoisser. Le dernier jour arriva et je me retrouvai à Vladivostok, terminus du Transsibérien.
En guise de grand-mère, c’est une ravissante jeune fille qui m’attendait au bout du quai. Il s’agissait en fait de la cousine de mon ami, ultime farce de mes camarades. Elle me donna le billet retour par avion qu’ils avaient acheté en se cotisant.

Paris, le surlendemain. Salle 5.09 de l’Inalco. Le professeur de civilisation distribue le sujet. Mon cœur s’emballe. Je lis l’énoncé :
« Étude comparée de l’islam, du chamanisme et du bouddhisme en Russie à partir d’exemples originaux. »