Lorsque l’on trempe depuis enfant dans les légendes ou traditions helvétiques : Guillaume Tell, fêtes du premier août, montées à l’alpage suivies des combats de reines et j’en passe, père qui conservait fièrement à la cave (comme chaque Suisse à l’époque), tout son barda militaire, dont le fusil et ses munitions, plus un oncle à Zürich, procédant chaque dimanche dans son jardin à la levée du drapeau, l’on n’apprécie pas forcément les manifestations folkloriques.
Devenue adulte, en ce week-end du 24 août 2001, je m’apprêtais pourtant, en famille, à assister à Nyon, (canton de Vaud) à la fête fédérale de lutte regroupant les trois sports nationaux de Suisse alémanique, ou « Fête d’Unspunnen. » 15 ans que la Romandie attendait que cet événement important - lutte au caleçon ou à la culotte, lancer de la pierre d’Unspunnen, hornuss - se passe sur son sol, plutôt qu’en terre alémanique ! Occasion unique d’y assister en français. Il faut dire qu’ils s’appellent plutôt Hans, Peter ou Ueli que Jacques, Alain ou François, ces concurrents bergers venus des montagnes, colosses aux bras noueux et à la force herculéenne.
Voiture au parking, nous débouchons sur une arène hexagonale et herbue, avec tribunes et bancs, sur laquelle sont répartis 7 cercles de sciure, suffisamment grands pour permettre à deux lutteurs de s’y affronter. Soleil de plomb, iI fait caniculaire. La foule envahit peu à peu les lieux. Habits folkloriques des divers cantons, dont le veveysan : jupes et caracos, blouses blanches à manches courtes et chapeaux de paille plats à larges bords, surmontés en leur milieu du toton, sorte de coupe retournée posée sur un rehaussement cylindrique d’environ 10 centimètre de hauteur. Pour certains mâles, culottes de peau, capets de vacher, bretelles avec edelweiss et chemises brodées. Plus que quelques minutes, la bière ne va pas tarder à couler à flot ! Bon enfant, l’ambiance monte. Personne ne vient pour en découdre, mais pour s’enthousiasmer, applaudir, déguster les traditionnelles saucisses grillées, rond de moutarde et miche de pain, disposées sur un carton.
Yodels crachés par les haut-parleurs, on joue des coudes pour se retrouver devant. A l’apparition des premiers concurrents, la fibre patriotique nous envahit.
Avec leur culotte de jute enfilée par-dessus leur pantalon, canons roulés jusqu’au haut des cuisses, fendue pour donner du jeu et maintenue par une ceinture coulissant à l’intérieur d’un ourlet, tout en muscles, en poids (minimum 110 kilos) et en force, ils semblent surgis d’un autre âge. A raison de 2 par cercle, cela fait 14 lutteurs qui s’observent, avant de se ruer l’un sur l’autre, tels des bulldozers. Interdiction de sortir du cercle, sous peine d’être éliminés, toutes prises autorisées, à condition de s’empoigner par le caleçon.
Encouragements de la foule, les mains cramponnent le rugueux tissu, le tordent, le serrent. Ahanements, les visages se crispent, le souffle devient court, les prises se succèdent. Debout, jambes écartées, bras autour de la taille, jusqu’à la chute. Enserrements, ventre et tête collées au dos de l’adversaire, genoux qui ploient, mains qui plongent dans la sciure, arrosée et alourdie d’eau pour éviter que les bouches qui la mordent ne l’avalent ! Un vrai combat de Titans, dont sort gagnant celui qui a réussi à forcer son adversaire à poser ses deux épaules dans la sciure. Gagnant qui doit nettoyer le dos de son adversaire, celui-ci relevé.
Aussitôt un combat achevé, deux autres prennent la relève, jusqu’au vainqueur final, qui sera proclamé roi en fin de journée ! Applaudissements qui saluent ces démonstrations de puissance et de fair-play.
L’effort, en concurrent ou spectateur, donne faim et soif. Nous craignons aussi de rater le fameux lancer. Abandonnant nos lutteurs, nous prenons place dans la file pour nous pourvoir en saucisses et bières fraîches, chaleur qui tourne à la suffocation. Une deuxième petite mousse ne sera pas de trop, nous remémorant en chemin nos connaissances sur la pierre à découvrir à l’autre bout de la plaine.
En Suisse, les lancers de pierre sont mentionnés dès le Moyen-Age. Le premier de la Pierre d’Unspunnen* eut lieu en 1805 pour réconcilier la ville de Berne avec la population rurale. La pierre, de 83,5 kilos, était grossière. Disparue après la manifestation, elle fut remplacée par une réplique où furent gravées, l’une sous l’autre, les dates de 1805 et 1905. Année jusqu’à laquelle elle fut conservée dans un musée. Volée par des séparatistes jurassiens* en 1984, elle fut miraculeusement retrouvée peu avant la compétition d’aujourd’hui. Une copie, taillée dans le granit, sera pourtant utilisée, ce jour et à l’avenir. L’originale sera à nouveau dérobée en 2005 !
Enfin, la voilà ! Enorme, impressionnante. Existe-t-il vraiment des hommes pour l’expédier à près de 4 mètres ? On sera vite fixés.
Sous nos yeux ébahis se succèdent toute une série de costauds, duplicatas des lutteurs à la culotte. Il s’agit, cette fois, de se baisser pour s’emparer de la pierre. De se redresser et de la brandir, bras tendus, muscles à deux doigts de la rupture, au-dessus de la tête. Arrêt, pour y parvenir, sur le cou et les épaules, ou le crâne. J’en ai mal pour eux !
Mais rien n’est encore terminé. Les voilà qui se mettent à courir, pierre toujours levée et bras tendus, jusqu’à une poutre fichée horizontalement en terre – la limite de tir – pour se positionner, une jambe tendue en arrière, avant le jet. Lanceurs de poids mondiaux qui pourraient en prendre de la graine.
L’on assiste également à plusieurs échecs. Pierre impossible à soulever ou qui retombe. Suprême honneur, les dix meilleurs auront le droit de relancer la pierre au milieu de l’arène. L’originale et sa réplique, exposées durant les 3 jours près du terrain de lancer et surveillées en permanence par des agents de sécurité. Nuits passées à la gendarmerie de Nyon.
Le record officiel du lancer, avec 4,11 mètres, datera d’août 2004.
Pris par le spectacle, l’on arrive pour la fin de la partie de hornuss.* Celui-ci expédié, les joueurs de l’équipe adverse, casqués comme des hockeyeurs, tentent de l’intercepter avec une lourde palette en bois, fixée à un long manche. D’autres joueurs les lançant en l’air. Là aussi, que des balèzes !
Dans l’ignorance des règles qui régissent ce jeu, d’ailleurs peu évidentes, l’on ne s’attardera pas, soucieux d’assister à la remise des prix.
Pendant que nos héros enlèvent sueur, sciure, fatigue et revêtent leurs plus beaux atours – pantalons noirs, chemises blanches, bretelles et gilets brodés – dans l’arène, sous des centaines de regards admiratifs, le défilé des prix a commencé. Dont, tenu à la longe, un superbe jeune cheval à la robe brun clair ; une vache, le ventre entouré d’une guirlande de fleurs et Figaro, un superbe, jeune et fringant taureau, cornes et flancs également fleuris, destiné au Roi.
Lorsque celui-ci apparaît, 192 centimètres pour 110 kilos, nom : Arnold Forrer, la joie est à son comble. Couronné de feuilles de laurier sous les vivats, il fera un tour d’honneur, très ému, tenant son prix par l’anneau passé dans ses naseaux.
La fête s’achève, superbe. Sur le chemin du retour, un seul regret : que ces sports ne soient que masculins ! Omission corrigée aujourd’hui. Hornuss adapté aux filles, s’adonnant également à la lutte suisse depuis les années 1990, bien que considérées avec suspicion par leurs collègues masculins traditionalistes. Vive le sport, qui rassemble et contribue à l’égalité !
*Unspunnen : ruines d’un château se trouvant en bordure d’une forêt, près de la ville d’Interlaken, lieu habituel de la fête d’Unspunnen.
*Séparatistes jurassiens : partisans de l’Indépendance du Jura, opposés depuis 1947 aux militants pro-bernois. Création du canton du Jura en 1974.
*hornuss : ou frelon, en allemand. Sorte de palet posé sur une rampe de lancement, expédié par le frappeur à l’aide d’une tige flexible en direction du camp adversaire, qui doit l’intercepter avant qu’il ne touche le sol.