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Nouvelles - Littérature Générale
C'est une île blanche et verte dans l'Atlantique.
Je n'aime pas tout, ici, mais j'aime la poste.
J'aime aussi les dunes.
Les plages de sable scintillant coupées de digues et d'écluses à poissons.
Les pyramides de sel dans les marais à perte de vue.
Les lauriers roses gros comme des baobabs.
Les rues sans trottoirs où poussent des roses trémières contre les façades des maisons chaulées.
Les enfants qui emportent leur goûter à la plage, après l'école, pour y faire planer leurs cerfs-volants.
Les églises ouvertes.
La lumière éblouissante l'après-midi, la chaleur toujours tolérable en été, la fraîcheur timide des hivers, et même le vent qui rend fou, dit-on ici, quand il souffle pendant des jours et des jours, ébouriffant les têtes bleues des agapanthes.
J'aime le car qui vous fait traverser l'île en deux heures pour deux euros. J'aime sa petite chauffeuse qui aide sans jamais rechigner les plus âgés à enfourner et défourner leurs bagages de la soute (mon mari prétend qu'il ne faut pas dire « une chauffeuse » mais « un chauffeur » pour rendre hommage à cette héroïne, ce serait bien un comble).
Surtout, j'aime la poste.
Je n'aime pas le style Floride des retraités trop bronzés qui déambulent en short ou en maillot de bain fleuri en traînant la savate.
Ni l'uniforme distinctif et distingué des résidents : robe en lin et fines sandales à talons plats pour les femmes, bermuda et chemise de ville à manches longues pour les hommes. Vélo et chapeau de paille pour tout le monde. Pull en coton bleu-gris au premier coup de vent.
Je n'aime pas que les villages charmants soient reliés entre eux par des routes moches sillonnées de camions qui arrivent par le pont.
Je n'aime pas les grosses bagnoles qui roulent dans les petites rues et m'obligent à m'aplatir contre les murs des maisons.
Je n'aime pas que tout soit très propre, sauf la mer.
Je n'aime pas les algues vertes.
Mais j'aime la poste.
La poste est petite, blanche et verte comme les maisons d'à côté. Ma première raison de l'aimer, c'est qu'elle est ouverte. Je ne sais pas pour combien de temps encore, bien sûr, j'ai vu des postes fermer dans des villages bien plus grands.
J'aime ses deux postières dont je ne connais pas les prénoms. Nous ne sommes pas du tout intimes, bien qu'elles soient toujours très gentilles avec moi. Comme avec tout le monde. Elles sont jeunes, souriantes et un peu dodues, avec de grands yeux bien ouverts qui paraissent intéressés par tout ce qu'ils voient, comme ceux des bébés avant les méfaits de l'éducation.
Elles se tiennent le plus souvent derrière leur comptoir en bois clair, l'une face au public, l'autre de profil, un peu plus loin, assise à une table de cuisine – ou qui y ressemble – recouverte d'une toile cirée à carreaux rouges et blancs, sur laquelle elle trie les courriers avant de les déposer dans des casiers. Il n'y a jamais d'erreurs dans la distribution ici.
Celle qui reçoit les usagers – pardon... les clients – est en ces temps d'épidémie protégée par un écran de plexiglas, mais souvent elle se lève, déborde à droite ou à gauche de sa vitrine, et se penche sur son comptoir pour rendre la monnaie, montrer où il faut signer, voire remplir elle-même un formulaire. De toute façon, nous portons tous un masque.
De temps à autre, celle qui se tient à l'arrière vient lui donner un coup de main ou un avis. En cas de problème, elles échangent leurs opinions et demandent volontiers celle des clients. Il arrive que des débats s'instaurent.
J'aime les regarder, car elles ont l'air heureuses de faire leur travail. C'est sans doute pourquoi elles en font tant. Elles ont donné un timbre à la dame dont la lettre devait partir en urgence, mais qui avait oublié son porte-monnaie, et quand le mari de la dame est arrivé au galop pour apporter 1,28 euro, la lettre était déjà partie par la dernière levée.
Elles permettent à ceux qui ont perdu ou oublié leur carte bancaire de retirer quand même de l'argent, sans frais, après avoir vérifié l'état du compte dans leur ordinateur.
Elles gardent les journaux des abonnés qui préfèrent passer les prendre plutôt que d'attendre le passage du facteur.
Si un objet perdu est trouvé au village, il est apporté à la poste plutôt qu'à la police municipale. Tout le monde le sait et vient s'adresser à elles dès que quelque chose disparait.
Aujourd'hui, mes postières sont tout excitées parce qu'elles viennent de recevoir des planches de nouveaux timbres. Est-ce que j'en veux un pour ma lettre ? « C'est le même prix que les autres, bien sûr », précise en riant celle qui le détache soigneusement avant de me le remettre. Je colle donc sur mon enveloppe un rectangle plus haut que large, illustré d'un personnage bleu stylisé, nu, vu de dos, le visage de profil, assis parmi des fleurs. Une Marianne bleue, androgyne et écolo ? Je remarque qu'une ouverture en forme de guichet est découpée dans son dos, d'où jaillissent, foisonnantes, des branches fleuries. Les petites admirent l'effet du timbre sur le coin supérieur droit de mon courrier, et comme toujours quand je les regarde, je me souviens du bureau de poste dans mon arrondissement de l'Est parisien, avec ses longues files résignées face à l'unique guichet, ses robots qui distribuent tout : les formulaires pour lettres recommandées, les cartons pour les colis, les timbres... sa photocopieuse toujours en panne et qui ne rend pas la monnaie, et le vigile à l'entrée pour neutraliser ceux qui craquent. Ce n'est pas qu'ils sont méchants, là-bas, mais ils n'ont pas l'air heureux et les clients non plus.
Et puis comme chaque fois, je pense à Elsa, notre fille qui avait vingt-cinq ans. Elle avait la vocation de médecin depuis toute petite et les mêmes yeux d'enfant qui voyaient tout. Elle voulait tout faire bien, toujours, mais nous l'avons vue changer pendant son internat. Elle était en chirurgie dans un hôpital de banlieue. Elle ne voulait pas nous inquiéter, mais elle parlait quand même du tri effectué entre les malades par manque de places, des opérés à peine recousus stockés sur des brancards dans les couloirs, des soins à la chaîne qui laissaient les patients traumatisés, des infirmières de moins en moins nombreuses et de plus en plus épuisées, de son angoisse de commettre une erreur quand elle devait agir en urgence des dizaines d'heures d'affilée, de la détresse des proches qu'elle n'avait pas le temps de rassurer. Quand deux opérés tout jeunes sont morts dans son service pendant la même semaine, Elsa s'est tuée. Elle s'est pendue à un arbre un soir de printemps dans le jardin de l'hôpital, au-dessus d'un tapis de coquelicots, de sauge rougissante et d'ancolies en bouquets blancs.
Nous sommes partis vivre sur l'île juste après les obsèques.
Je n'aime pas tout, ici, mais j'aime la poste.
Je n'aime pas tout, ici, mais j'aime la poste.
J'aime aussi les dunes.
Les plages de sable scintillant coupées de digues et d'écluses à poissons.
Les pyramides de sel dans les marais à perte de vue.
Les lauriers roses gros comme des baobabs.
Les rues sans trottoirs où poussent des roses trémières contre les façades des maisons chaulées.
Les enfants qui emportent leur goûter à la plage, après l'école, pour y faire planer leurs cerfs-volants.
Les églises ouvertes.
La lumière éblouissante l'après-midi, la chaleur toujours tolérable en été, la fraîcheur timide des hivers, et même le vent qui rend fou, dit-on ici, quand il souffle pendant des jours et des jours, ébouriffant les têtes bleues des agapanthes.
J'aime le car qui vous fait traverser l'île en deux heures pour deux euros. J'aime sa petite chauffeuse qui aide sans jamais rechigner les plus âgés à enfourner et défourner leurs bagages de la soute (mon mari prétend qu'il ne faut pas dire « une chauffeuse » mais « un chauffeur » pour rendre hommage à cette héroïne, ce serait bien un comble).
Surtout, j'aime la poste.
Je n'aime pas le style Floride des retraités trop bronzés qui déambulent en short ou en maillot de bain fleuri en traînant la savate.
Ni l'uniforme distinctif et distingué des résidents : robe en lin et fines sandales à talons plats pour les femmes, bermuda et chemise de ville à manches longues pour les hommes. Vélo et chapeau de paille pour tout le monde. Pull en coton bleu-gris au premier coup de vent.
Je n'aime pas que les villages charmants soient reliés entre eux par des routes moches sillonnées de camions qui arrivent par le pont.
Je n'aime pas les grosses bagnoles qui roulent dans les petites rues et m'obligent à m'aplatir contre les murs des maisons.
Je n'aime pas que tout soit très propre, sauf la mer.
Je n'aime pas les algues vertes.
Mais j'aime la poste.
La poste est petite, blanche et verte comme les maisons d'à côté. Ma première raison de l'aimer, c'est qu'elle est ouverte. Je ne sais pas pour combien de temps encore, bien sûr, j'ai vu des postes fermer dans des villages bien plus grands.
J'aime ses deux postières dont je ne connais pas les prénoms. Nous ne sommes pas du tout intimes, bien qu'elles soient toujours très gentilles avec moi. Comme avec tout le monde. Elles sont jeunes, souriantes et un peu dodues, avec de grands yeux bien ouverts qui paraissent intéressés par tout ce qu'ils voient, comme ceux des bébés avant les méfaits de l'éducation.
Elles se tiennent le plus souvent derrière leur comptoir en bois clair, l'une face au public, l'autre de profil, un peu plus loin, assise à une table de cuisine – ou qui y ressemble – recouverte d'une toile cirée à carreaux rouges et blancs, sur laquelle elle trie les courriers avant de les déposer dans des casiers. Il n'y a jamais d'erreurs dans la distribution ici.
Celle qui reçoit les usagers – pardon... les clients – est en ces temps d'épidémie protégée par un écran de plexiglas, mais souvent elle se lève, déborde à droite ou à gauche de sa vitrine, et se penche sur son comptoir pour rendre la monnaie, montrer où il faut signer, voire remplir elle-même un formulaire. De toute façon, nous portons tous un masque.
De temps à autre, celle qui se tient à l'arrière vient lui donner un coup de main ou un avis. En cas de problème, elles échangent leurs opinions et demandent volontiers celle des clients. Il arrive que des débats s'instaurent.
J'aime les regarder, car elles ont l'air heureuses de faire leur travail. C'est sans doute pourquoi elles en font tant. Elles ont donné un timbre à la dame dont la lettre devait partir en urgence, mais qui avait oublié son porte-monnaie, et quand le mari de la dame est arrivé au galop pour apporter 1,28 euro, la lettre était déjà partie par la dernière levée.
Elles permettent à ceux qui ont perdu ou oublié leur carte bancaire de retirer quand même de l'argent, sans frais, après avoir vérifié l'état du compte dans leur ordinateur.
Elles gardent les journaux des abonnés qui préfèrent passer les prendre plutôt que d'attendre le passage du facteur.
Si un objet perdu est trouvé au village, il est apporté à la poste plutôt qu'à la police municipale. Tout le monde le sait et vient s'adresser à elles dès que quelque chose disparait.
Aujourd'hui, mes postières sont tout excitées parce qu'elles viennent de recevoir des planches de nouveaux timbres. Est-ce que j'en veux un pour ma lettre ? « C'est le même prix que les autres, bien sûr », précise en riant celle qui le détache soigneusement avant de me le remettre. Je colle donc sur mon enveloppe un rectangle plus haut que large, illustré d'un personnage bleu stylisé, nu, vu de dos, le visage de profil, assis parmi des fleurs. Une Marianne bleue, androgyne et écolo ? Je remarque qu'une ouverture en forme de guichet est découpée dans son dos, d'où jaillissent, foisonnantes, des branches fleuries. Les petites admirent l'effet du timbre sur le coin supérieur droit de mon courrier, et comme toujours quand je les regarde, je me souviens du bureau de poste dans mon arrondissement de l'Est parisien, avec ses longues files résignées face à l'unique guichet, ses robots qui distribuent tout : les formulaires pour lettres recommandées, les cartons pour les colis, les timbres... sa photocopieuse toujours en panne et qui ne rend pas la monnaie, et le vigile à l'entrée pour neutraliser ceux qui craquent. Ce n'est pas qu'ils sont méchants, là-bas, mais ils n'ont pas l'air heureux et les clients non plus.
Et puis comme chaque fois, je pense à Elsa, notre fille qui avait vingt-cinq ans. Elle avait la vocation de médecin depuis toute petite et les mêmes yeux d'enfant qui voyaient tout. Elle voulait tout faire bien, toujours, mais nous l'avons vue changer pendant son internat. Elle était en chirurgie dans un hôpital de banlieue. Elle ne voulait pas nous inquiéter, mais elle parlait quand même du tri effectué entre les malades par manque de places, des opérés à peine recousus stockés sur des brancards dans les couloirs, des soins à la chaîne qui laissaient les patients traumatisés, des infirmières de moins en moins nombreuses et de plus en plus épuisées, de son angoisse de commettre une erreur quand elle devait agir en urgence des dizaines d'heures d'affilée, de la détresse des proches qu'elle n'avait pas le temps de rassurer. Quand deux opérés tout jeunes sont morts dans son service pendant la même semaine, Elsa s'est tuée. Elle s'est pendue à un arbre un soir de printemps dans le jardin de l'hôpital, au-dessus d'un tapis de coquelicots, de sauge rougissante et d'ancolies en bouquets blancs.
Nous sommes partis vivre sur l'île juste après les obsèques.
Je n'aime pas tout, ici, mais j'aime la poste.
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Pourquoi on a aimé ?
Dès le début, il y a quelque chose d’étonnamment touchant, mais d’imperceptible, dans les descriptions pourtant légères et enivrantes de ce
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Pourquoi on a aimé ?
Dès le début, il y a quelque chose d’étonnamment touchant, mais d’imperceptible, dans les descriptions pourtant légères et enivrantes de ce