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- Portrait & Autoportrait
Han ! La pelle s'enfonce dans le sol. Je soulève la terre lourde et gorgée d'eau. Elle est chargée d'immondes bestioles, velues, pleines de pattes, de pinces, d'appendices biscornus et menaçants, grosses comme le pouce et se tortillant comme des asticots à la fête dans une fosse commune. Han ! Le tas d'immondices vole d'un coup sec sur ma gauche.
Je plante encore une fois la pelle. Un rideau de sueur voile mes yeux, un autre trempe mon dos et coule en grosses gouttes jusqu'à mes reins. La touffeur est tellement saturée d'humidité que même un poisson pourrait y respirer. J'ai des bourdonnements dans les oreilles. Les fièvres ? Oui, les fièvres... Les nuées de moustiques qui s'acharnent sur chacun de nous ? Aussi, sans doute... Le souffle court, je soulève et jette une autre motte grouillante.
Ici on vous fait trimer jusqu'à ce que vos chairs fondent, pour preuve, mes poignets aussi malingres que le manche de la pelle, jusqu'à ce que votre corps se décharne et ressemble à votre futur cadavre. Et le jour où un tel chef-d'œuvre d'imitation est parfait... « Je m'appelle Honoré Raynauld. » Ici la chaleur, les moustiques, le travail et la souffrance rongent votre mémoire et diluent votre esprit. Je refuse ! « Je m'appelle Honoré Raynauld ! » Tous les jours, tout le jour, je me répète inlassablement la même litanie : « Je m'appelle Honoré Raynauld... Je m'appelle Honoré Raynauld... Je m'appelle Honoré Raynauld... »
Je m'appelle Honoré Raynauld et j'étais étudiant en lettres à Paris. C'était une époque d'espoir et d'enthousiasme, une époque où l'humanité semblait enfin tenir la clef du bonheur : la science progressait à grandes enjambées, la médecine faisait des miracles, la technique raccourcissait les distances et reliait les Hommes, la justice sociale était à portée de main.
Nous étions jeunes et pleins de vie. Trois amis inséparables, amoureux de la poésie dans toutes ses nuances, des vers lumineux du romantisme aux rimes sombres du symbolisme. Paul, Georges et moi suivions les mêmes cours à la Sorbonne, fréquentions les mêmes cafés du Quartier Latin et, parfois, offrions chacun à notre tour des bouquets aux mêmes jeunes filles en fleurs. Mais surtout, nous croyions en un avenir meilleur pour l'humanité ! Nous nous voyions en paladins des temps modernes, pourfendeurs de l'injustice et de l'oppression, debouts pour l'égalité, la fraternité, la paix et la liberté des peuples. Le socialisme était le courant d'avenir émergeant, le vrai moteur du progrès social, et nous l'embrassâmes vigoureusement en le reconnaissant comme le digne héritier des Lumières et de la Première République. Nous militions, assistions à des réunions politiques, discutions avec ardeur, manifestions et, quand la police chargeait sans ménagement le cortège, détalions comme de joyeux garnements. Nous vivions les temps exaltés et héroïques de la jeunesse !
Paul changea graduellement, tint des discours de plus en plus radicaux. Je me souvins de son grand-père assassiné, avec des milliers d'autres parisiens, lors de la répression sanglante de la Commune. Comme je l'apprendrais trop tard, la métamorphose de ses propos en charges haineuses provenait cependant de l'influence néfaste de ses nouveaux « camarades », avec qui il s'était secrètement lié : les anarchistes. Un jour, les « camarades » confièrent à Paul le soin d'apporter discrètement un colis à l'un des leurs. Le colis explosa malencontreusement au beau milieu du Boulevard Saint-Michel, pulvérisant mon ami et l'infortuné groupe d'écoliers qui le croisait au moment fatidique.
La police eut vite fait de remonter le réseau de Paul mais, pour notre malheur, le fil de ses fréquentations aussi. Georges glissa du toit par lequel, apeuré comme un enfant, il tentait d'échapper aux agents venus l'interroger, et fit une chute mortelle de sept étages. Moi, je fus interpellé à la terrasse d'un café où je relisais « Les Chants de Maldoror » en toute quiétude. Les « camarades » de Paul finirent logiquement sous le tranchant de la guillotine. Bien qu'ils eussent reconnu mon innocence dans l'affaire, les juges décidèrent de donner un exemple à la jeunesse, cette jeunesse qu'ils considéraient responsable des troubles sans cesse grandissants au sein de la République. Ils me condamnèrent, à ma grande stupéfaction, à une peine de transportation pour mes activités prétendument subversives...
Je fus transporté à Cayenne, continuant les yeux grands ouverts mon douloureux voyage dans le cauchemar qui m'avait soudainement avalé. En tant que nouveaux arrivants, nous fûmes accueillis par le gouverneur en personne. C'était un haut fonctionnaire distingué et affable, dans les cinquante ans et bedonnant, et à la petite moustache grisonnante mais particulièrement bien soignée. Il s'exprimait d'une voix chaude et cordiale et nous servit un discours de bienvenue accentué d'un optimisme si communicatif, que même les plus endurcis des relégués baissaient par intermittence la garde de leur méfiance instinctive. Le gouverneur, enflammé, nous vanta les mérites du travail, qui ferait de nous des hommes meilleurs, des citoyens modèles, tout en contribuant à la prospérité de la colonie et à la grandeur de notre chère Patrie ! Une fois notre peine purgée, nous aurions le droit de nous installer, et pour certains d'entre nous, de rentrer au pays, de fonder des familles et de vivre en hommes libres, pour notre bonheur, celui de nos concitoyens et pour l'harmonie sociale de la République ! Le gouverneur montrait une foi inébranlable dans les institutions et était intimement convaincu du bien-fondé, de l'humanisme et, finalement, des intentions hautement louables du système tout entier. Il conclut son exhortation par un tonitruant : « Vive la France ! Vive la République ! »
Han ! « Je m'appelle Honoré Raynauld... » Je me retourne pour contempler brièvement le travail accompli et laisse éclater un rire hystérique ! La Route Coloniale Numéro Un... que tout le monde ici appelle la « Route Numéro Zéro », puisqu'elle ne mène nulle part malgré des décennies d'efforts acharnés et en dépit des détenus sacrifiés par légions entières. Une bande ridicule de pavés perdue dans l'immensité, que la jungle s'évertue malicieusement à disloquer et à enterrer à coups de pluies torrentielles quotidiennes, afin de mieux mettre en évidence la vanité des Hommes... Un bout d'enfer vert pavé des bonnes intentions de la République et de ce brave gouverneur, où pourtant chaque pavé représente le crâne d'un bagnard... et chaque borne kilométrique celui d'un gardien.
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