Ristretto à l'italienne le temps d'un snap

Toute histoire commence un jour, quelque part, la nôtre est née sous une voûte de la Petite Ceinture, une rencontre pleine de tendresse, de désir et d'envies.

Toute histoire prend fin un jour, quelque part. Celle-ci se termine, ici, maintenant, au Quartier Rouge. Pas celui d’Amsterdam mais dans l’espace d’un café de Paris qui, par hasard, se trouve siéger place de la Réunion, espace furtif d’un rassemblement à potentiel dissociant ou plutôt distanciant.

Tu me dis que j’ai les joues rouges. Je suis chaude, c'est chaud, j'ai eu chaud. Me calentaste. Me la secaste.

Oui, il y a quelque chose d’un peu sec. Quelque chose que je ressens comme maltraitant.

Tu ne me demandes pas quelle contraception j'utilise. Comme si tu assumais, parce que je suis une fille intelligente, que je prends nécessairement cette question en charge et que j'en assume pleinement la responsabilité.
Je ne te demande pas si tu as fait une vasectomie. A nos âges ça ne se fait pas trop, pas encore.
Tu n'as jamais de capotes avec toi, c'est moi qui fournit. Comme s'il était naturel qu'au fond, je prenne aussi cela en charge.

#Chargementale.
Je m’interroge. Il doit bien y avoir des modèles de préservatifs plus kiffants que d'autres, qui te conviennent mieux.
Tu n'as pas l'air d'avoir exploré la question.
L’espace d’un instant, je me laisse pénétrer sans me préserver, sans nous protéger.
Tu ne réponds pas à ma question sur la date de ta dernière prise de sang. De nos irresponsabilités, il va en résulter une file d'attente à l'hôpital italien en face de chez moi à Buenos Aires. Un moment de stress à l'heure de décacheter les résultats. Je me demande pourquoi ça. Pourquoi tu m'infliges ça. Pourquoi je m'inflige ça.

Points potentiels
Nos partitions étaient des points potentiels, comme des villes qui planifient le futur de leur possible expansion. La possibilité de voir loin, en étoile ou en quadrillage, urbanisme à la Haussmann ou projection pragmatique sur des cuadras du nouveau monde. Les ramifications étaient soit infiniment circulaires, soit linéaires et à perte de vue. Dans ces villes-tentacules, capitales de nos explorations, les rues, comme nos amours, avaient le potentiel pour grandir.

Je me disais : j'aime nos conversations, elles me fascinent. J'aime t'écouter me raconter comment Jean Prouvé dessine avec une truelle. Ou plutôt pourquoi, “Jean Prouvé c'est aussi brut comme de dessiner des meubles avec une spatule en bois”. Tu as parlé de cet architecte comme d’un boucher de quartier qui fabrique du mobilier comme on découperait des entrecôtes dans une ossature. Oui, je crois me souvenir que tu as dit cela.

Mon voisin d'avion lit tantôt en arabe, tantôt en hébreu. Je lui demande où est sa maison, son chez lui ? Where is home for you? Il me dit : “I have an Israeli passport and a Palestinian passport. I am part of the 20% of Arab Israelis living in Israel”. Il habite un tout petit village près de Tel Aviv. Il est avocat et expert comptable. Il a fait ses études à Haïfa et à Tel Aviv; À Tel Aviv, impossible de trouver un logement, pas de bail pour locataires palestiniens. Il fait le trajet, tous les jours, entre le village et la ville. Sa langue dans le travail et dans tous les aspects au-dehors : c’est l’hébreu. Sa langue dans la famille, dans le lieu de l’intime : c’est l’arabe.

“Je n'ai qu'une langue, et ce n'est pas la mienne” écrivait Derrida. Moi j'ai deux langues mais je ne sais pas laquelle est la langue de l'amour. Entre des onomatopées qui s'entrechoquent, dans ma tête résonnent des expressions tantôt en français tantôt en espagnol, “en castechano”. Cet espagnol c’est celui des rives du Río de la Plata, là où l’on dit du tango que c'est le langage de la communication à l’autre. La tienne de langue, c’est le français mais aussi celle du Wa, du Ba et du Ma. Je cherche sur le net : “En japonais le ma signifie l’intervalle, l’espace, la durée, la distance. Non pas celle qui sépare, mais celle qui unit.”

Je lui demande si sa famille a toujours vécu dans ce village; il me dit oui. Il me dit que le village est de plus en plus réduit. Ou plutôt qu'il est impossible, impensable de s'étendre. Que la densité dans les maisons ne peut qu'augmenter car les points d'expansion potentiels sont inexistants, illégaux, impossibles, violemment répréhensibles, violemment réprimés.

Ça faisait longtemps que je n’avais pas fait l’amour en français. J’en avais même perdu mon vocabulaire.
Elles étaient géniales nos conversations : c’était comme de jouir avec des mots. Jouir avec des partitions, jouir avec des doigts et des langues, qui écrivent et déclament, dans l’apprentissage de nos ébats amoureux.
Etre avec quelqu’un, c'est comme : découvrir de nouveaux langages, donnant la possibilité de la communication dans une exploration d’expressions toutes nouvelles. Toute nouvelle langue a son importance, non ? Souvent on découvre la langue de l'autre, trop peu souvent la possibilité d'une langue nouvelle advient rapidement. Et avec toi c'était pourtant bien ce qui semblait se dessiner.

En dialogue, nous inventions l'alphabet d'une langue au royaume du plaisir. La possibilité d'un langage formel, avec ses anthologies, ses recueils, ses censures et ses autodafés; ses collections, ses brouillons et ses synonymes. Tout un exercice de style. Queneau sur un siège d’omnibus n’avait qu’à bien se tenir.

L’exploration de notre langage nouveau m’avait remplie d’impatience. J'aurais pu te proposer de finir tous mes mots doux avec une rime : par exemple avec le son "oux" comme pour Bisous, Choux, Genoux. Te contraignant alors à faire l'acquisition d'un dictionnaire de rimes; c'eût été fâcheux. Nous nous serions ennuyés. La prose est toujours plus chantante.

Ton langage m’avait surprise, il n'était pas le mien.
“Ton bonhomme” en désignant mes amants disparus.
“Tu as une chouette ambiance”, qualifiant la chaleur de mon moi intérieur.
J'aurais voulu l'inventer que je n'aurais pas trouvé.

Construire des espaces potentiels
Je te dis que je suis dans le 14ème. Au fond je rêve d’un baiser volé*, d’un abrazo furtif sur un banc de l’avenue René Coty comme d’autres sortent, quelques secondes, pour une pause cigarette, pour s’autoriser un plaisir de l’instant. Tout cela vit uniquement dans ma tête, dans le champ de mon imaginaire, de mes fantasmes, ma fantaisie, mi fantasía.

Je me demande si tu prêtes attention à nos espaces possibles, à moi à cet endroit-là, angle Coty-Tombe Issoire, un lundi midi. J’en conclus que non. Que te cagas en tu propio deseo y no es así que me gustaría que me quieran. La poésie de Natalia Lafourcarde résonne entre les touches de mon clavier.

Fantasme, fantasma, fantasmita. [Fantôme, petit fantôme. Juste le temps d’un snap]

Tu avais disparu et tu apparais comme un joueur qui court hors-jeu sur le terrain de foot. La pluie a eu raison de tes envies. Je peux bien me dissoudre comme un canard dans un café noir. Tu n'as pas envie de croquer, juste de savoir si en canard je peux me transformer. Carré de sucre flottant sur le canal de l’Ourcq, restant d’un fond de vin chaud dans un verre trop profond. Tu n’as pas envie de boire le calice jusqu’à la lie. Tu entrevois plutôt nos amitiés octogénaires et moi “au fond de cette coupe où je buvais la vie”, je me demande s’il reste “une goutte de miel” ou “un retour de bonheur dont l’espoir est perdu”. Lamartine nous l’avait déjà si joliment écrit.

Tu peines à penser que si je me rends disponible à quelques nuits d’un départ pour une destination lointaine c'est que mon calendrier a envie de toi et te prend en respect. Volte-face. Tu sembles entrevoir que, de mon agenda, tu peux en faire une crêpe de la chandeleur. A la bonne heure !

Je ne sais pas si ça me plait tant que ça d’être un RDV qui peut se retourner comme une pièce. Sur la face A “envie”, sur la face B “un autre jour”. Tu lances la pièce à la volée entre deux enfourchées de vélo dans la ville. Ta présence tombe comme le hasard, au petit bonheur la chance. La tienne de chance.

Oui, tu ne dis pas non. Non, tu ne dis pas oui. Tu dis, que tu as potentiellement envie de jouer à cette roulette chanceuse-là. Tu dis que tu n’as pas franchi, depuis longtemps, la porte du casino. Cannes, être ta canne. Je ne veux ni être une roue de secours, ni la béquille de ton futur vélo électrique, objet transitionnel pour transiter le vent dans la ville. Je veux simplement être moi.

Escalier ou passerelle
Tu me dis que tu es assis sur les marches de l’escalier dans l’espace d’un chez toi en pleine mutation. Je ne sais pas si tes baskets ont envie de descendre ou plutôt de monter.
De courir, tu as envie.
D’espace, tu as besoin.
Tu me demandes : “où es-tu ?”. Je te réponds “Sur une passerelle, sur le point d’embarquer.”, Tu me dis : “déjà ?”. “Oui, je t’avais déjà dit que tu t’étais déjà assis sur mon agenda.”
Cette passerelle c’est une constante horizontale qui avance vers des lieux d’équilibres affectifs. Des lieux où il n’y a pas de place pour les attentes illégitimes (c’est marrant, le correcteur d’orthographe me suggère de troquer attente pour atteintes), ni pour les allers-retours après des disparitions qui font douter d’une possible confiance en l’autre. Je marche vers un lieu (non-géographique) où les doutes se partagent et peuvent se dissiper dans le jeu de l'attention à l’autre, de l’attention vers l’autre, un lieu du prendre soin.

Un moment j'avais pensé te proposer que nous allions voir Love de Gaspar Noé qui repassait en 3D au Brady. Puis je m'étais ravisée, mettant de côté nos chorégraphies de langues. Et puis il n'y avait plus de place. Sans que je m'y attende vraiment tu étais venu faire des origamis à la place. Je m'étais étonnée de mon manque de capacité à te dire non, à exiger que tu viennes avec des définitions.

E. m’avait proposé de marcher à ses côtés pour Nous Toutes et pour mieux prendre conscience, chaque jour un peu plus, des lieux et situations où l’on se laisse dominÉES.
L. depuis la Colombie racontait qu’elle était fière que son compagnon ait marché pour les femmes à Paris, dans une manif qui a rassemblé beaucoup plus de monde que les gilets jaunes, cette même journée. Dans une manif violette historique dans son ampleur, pour les féminismes français de ces dernières années.

Oeillères médiatiques.
Je partage à ton ami F. mon étonnement de ne voir ni une une, ni une phrase sur BFM ou i-Télé, ni un article sur ce jour qui compte et va compter pour les femmes. Il me répond qu’il y a déjà beaucoup d’occasions de visibiliser les luttes antipatriarcales, une de plus ou de moins... Et que au contraire, les gilets jaunes, c’est absolument inédit. Sa réponse m’estomaque, comme celle d’un autre fils du patriarcat qui peine à penser sa place de privilégié.

Tu me mets dans un lieu de l'attente à une place que je n'ai envie de prendre. Tu envisages de dîner avec moi pour ton anniversaire avant de te raviser. Tu as des excuses. Je sais que les anniversaires sont les jours pour être reine et roi et faire lo que se nos canta. Mais au fond tu me laisses danser sur une planche au-dessous de laquelle se déplace un cylindre. Je suis déjà fatiguée de tant d’acrobaties.

Tu t‘assois sur les quelques surprises que j’avais préparées pour te faire dire 33. Tu es emporté par la toux. La toue c’est un bateau nantais à fond plat qui file sur l’eau en évitant tous les bancs de Loire, échappant aux naufrages accidentés sur le sable du fleuve, contraints d’attendre la prochaine marée.
De tous ces jeux suggérés, aucun n'avaient vraiment attisé ta curiosité. Ils étaient restés dans des paquets cadeaux sur des étagères fraîchement posées.
Tu n’étais pas venu.

Tu arrives chez moi à 22 heures pour dîner. Heureusement R. était venu me faire el aguante -eso es un amigo-. El aguante de l'attente et de l’incertitude de ta venue. Tu hésites, tu me partages tes doutes.

El aguante : action d’attendre auprès de quelqu’un, de se mettre au service d’une personne pour supporter l’adversité. No aguantarse esa. Ne plus supporter cette situation.
Je cherche sur les internets un dictionnaire d’idiomatismes argentins pour tenter d’approcher une traduction de Hacer el aguante a un amigo et je tombe sur cette chanson du groupe Calle 13.

“Aguantamos hasta el pendejismo
Aguantamos al culpable cuando se hace el inocente
Por lo que fue, y por lo que pudo ser.
Por lo que hay, por lo que puede faltar.

Je tente une mauvaise traduction.

“Nous avons même enduré les infantilismes
Nous avons supporté le coupable quand il se faisait passer pour innocent.
Pour ce qui a été, pour que ce qui aurait pu advenir,
Pour ce qui reste, pour ce qui pourrait venir à manquer,”

Tu ne te demandes pas quelle serait la conséquence de me laisser plantée là. Tu ne prêtes pas attention à l’énergie mise -avec envie- pour te recevoir sur une tonalité qui me laissait à penser que nous construirions et passerions un beau moment.
Chose qui est arrivée dans un laps court et intense, tel un ristretto, tôt le matin, sur un comptoir, dont on ne sait trop bien apprécier l’amertume, délicatesse d’un grain savamment serré mais un poil trop pressé.

Je cherche la définition de ce petit expresso sur Wikipédia.

“Le véritable ristretto est obtenu en réduisant la taille de sa mouture (...) afin que l'eau mette davantage de temps à traverser la couche plus compacte (...) tassée dans le filtre. Le Ristretto est préféré (...) pour son corps et sa richesse aromatique [réf. nécessaire]. ristretto vient de l'italien qui veut dire restreint, limité, serré.”

Tu arrives les mains-vides. Tu n’as pas demandé si nous avions besoin de quoi que ce soit, ni de quelque chose. Au fond, c’est un détail, mais peut-être que tu prends pour acquis que j’ai sûrement dû penser à bien au-delà de tout. C’est peut-être d’ailleurs là, que je suis un moi avec tout, avec un tout trop à prendre, là devant toi. Tu ne sais pas si tu as envie de prendre, tu picores.

Je suis rentrée de Bretagne me demandant quel regard tu avais jeté sur l’espace de mon chez-moi en claquant la porte. Je n’aurai pas la réponse.

Tu as laissé la vaisselle sale dans l’évier.
J’avais préparé à dîner et tu me laisses nos assiettes marquées d’un vestige de festin à laver, traces archéologiques d’un temps passé.

Icebreaker de l’instant. Avec des amies nous mangeons les restes du gâteau, ton gâteau d’anniversaire, celui qui n’en avait pas été.
Nous avions finalement terminé par y goûter lors de notre dernier dîner. Puis, tu l’avais sympathiquement mis au congélateur, à ma demande, dans un petit mot laissé à mon départ, le temps de mon absence.
Évidemment, pour la vaisselle aussi, fallait demander, titre de la fantastique bande-dessinée d’Emma Clit sur la répartition des tâches. #Chargementale2

C. et N. me demandent d’où sort cette tarte à un quart entamée. Je peine un peu à répondre. Elle est le reste d’une relation congelée, à peine commencée, que je peux éventuellement mettre à la poubelle étant donné que nous avons déjà bien trop à manger sur la table.
Nous n’en picorerons finalement que les fruits sur le dessus.