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Attablé derrière un grand bureau, l'homme réfléchit en fouillant dans une pile de vieux prospectus.
— Le train pour Harar ne circule plus depuis bien longtemps, lance-t-il sans même prendre la peine de lever le regard.
— Bon, très bien, soupire Ephrem.
Les rails du chemin de fer ont disparu, enfouis sous le sable. Le train s'est tu, c'était il y a bien longtemps. Les avions ont remplacé les locomotives mais Ephrem, lui, préfère la route. Cette terre sèche et poussiéreuse sur laquelle il a fait ses premiers pas, le sol de son pays, l'Éthiopie, qu'il foule pour la première fois après des années d'absence.
La route est longue, désertique. Il fait encore nuit mais des norias de voyageurs s'agitent déjà sur le parvis de la gare routière. Ephrem lutte, entre un charriot et une fratrie bruyante, pour garder sa place dans la file d'attente. Le chauffeur maronne, impatient, puis il somnole, si seulement il pouvait dire tout haut ce qu'il pense tout bas : « Vivement ce soir, Harar ». Les lettres roulent au rythme des palabres lancées au vent par le rabatteur penché à la fenêtre : « Hararrrr, Hararrrreereeeee ». Le brouhaha fait office de seule réponse, mais déjà besaces, ballots, bidons, valises et autres cartons s'entassent dans le véhicule surchargé à la carrosserie tachetée de rouille. Ephrem, lui, pense à Arthur.
Les murailles d'Harar apparaissent quelques heures plus tard, au-delà d'une piste hasardeuse voilée par un épais nuage de cendres rouges. La poussière d'Harar. Le moteur ronronne toujours quand Ephrem pose son genou cagneux sur la terre de son enfance, il psalmodie quelques proses aux pieds d'Harar, celle qu'il a quittée il y a longtemps déjà.
Pour la première fois, il revoit les voiles couvrant les chevelures des femmes. Les tissus épais ont laissé la place à des drapés colorés virevoltant au gré des courants d'air. Ephrem se faufile d'une ruelle à l'autre pour enfin fouler le parvis de la mosquée verte et blanche aux délicats minarets. Le muezzin ne va pas tarder à lancer l'appel de la prière, la quatrième de la journée. Ephrem est heureux de constater que rien n'a vraiment changé et, aujourd'hui encore, quand un café se remplit c'est une mosquée qui se vide. Il n'a pas oublié la très vieille légende des 99 mosquées érigées avant la capture de la cité par les troupes italiennes. Il pense toujours secrètement que la centième fut bâtie le jour de leur départ laissant son pays et Harar, sa petite enclave musulmane, libres.
Il se revoit enfant, sandales trop grandes pour ses petits pieds, s'amuser dans les venelles étroites où sèchent par endroits graines et autres piments rouges. Le vieil homme avance aujourd'hui à pas lents dans les allées parsemées de rocs aiguisés, entremêlés d'épaisses racines. Sa main frôle le muret, un amoncellement de pierres de guingois ; de la verdure dégoulinante et quelques fleurs colorent les murs ocre. Au détour d'une muraille, il reconnaît le quartier des tailleurs. Alignées sur les devantures des boutiques, machines à pédales et rouleaux de tissus bigarrés attendent le retour des couturières absentes à l'heure du déjeuner. Il suit les femmes aux bras chargés de linge longeant les maisons, toujours en quête d'ombre. Située aux confins de l'Afrique, au cœur même de sa corne, Harar étouffe sous une chape de chaleur venue du ventre de la Terre, le désert des Danakil. Le souffle d'Ephrem est court, ses lèvres sont sèches. Une scène de déjà vu lui revient violemment à l'esprit ; il repense à la faiseuse de thé installée au pied de la maison bleu pâle. Il la revoit cette belle Somalie servant, du matin au soir, du thé aux passants. Ses traits tombants sont aujourd'hui toujours aussi fins, le temps a passé, mais elle n'a pas beaucoup changé.
Les sens d'Ephrem batifolent à la vue des voilures couvrant les cabas en osier du marché. Étendus à même le sol, les étals de tomates vertes et rouges, d'avocats, de choux et salades s'enchaînent. Des paniers des boulangers s'échappent des effluves de levure, et l'odeur de four encore chaud. Une rumeur, un bourdonnement grave monte soudainement. « C'est le meilleur, le plus frais ! » entend-on résonner à tue-tête. La seule évocation de son nom suffit à mettre les foules en émoi ; ça y est, les chargements de khat, les petites-feuilles-qui-rendent-heureux sont arrivées en ville. Les hordes masculines se précipitent, bousculant Ephrem pris dans cette cohue, pour toucher les ramures euphorisantes emmaillotées dans de grands ballots de toiles. Besace débordante et pousses sous la dent, les hommes se dispersent laissant alors les effets du khat s'épandre sur la cité : les mâcheurs délirants flânent ou somnolent, certains parlent même aux chèvres venues se régaler des feuilles abandonnées.
Cela fait des heures qu'Ephrem flâne d'une venelle ombragée à l'autre, il déambule dans les allées sinueuses de la cité millénaire où le meilleur moyen de trouver sa route est toujours de s'y perdre. Les couleurs sont pâles et l'humeur vagabonde ; le temps a fait son œuvre laissant les pierres s'effriter et le bois se gâter.
— Harar a des airs d'Alfama africaine en plein été n'est-ce pas ? Au fait savez-vous où je peux trouver la maison d'Arthur ? lance-t-il à un groupe de jeunes gens abasourdis face au vieil homme à l'allure un peu démente.
L'air est lourd. L'horizon gris. Ephrem lève les yeux vers le ciel pesant puis un grondement laisse les nuages déverser leurs flots dans les rigoles. Sandales claquantes, il se précipite vers un halo de lumière ; l'établissement, un restaurant, est toujours ouvert au passant détrempé. Mains farineuses pétrissant ses galettes fourrées, le cuisinier reste circonspect face à la chemise coquette et bien repassée de l'aïeul à l'accent venu de loin. Lui non plus n'a jamais entendu parler d'Arthur. Les mots en amharique peinent à sortir de la bouche d'Ephrem ; l'un après l'autre, il noue une première phrase, il balbutie quelques mots, hésitant. La journée a été longue, il fera mieux demain.
« Arthur... mais où pouvait donc bien vivre Arthur ? » s'interroge-t-il en silence. Sa main décharnée pousse une première clôture entrebâillée laissant apparaître une basse-cour remplie de linge et d'enfants. Un second portail s'ouvre sur une basse-cour envahie de poules, becs plantés dans le sable, puis un troisième. Il avance, sans relâche, poussant les portes les unes après les autres puis, comme guidé par sa mémoire en sommeil, il la reconnaît, au loin, perdue dans une impasse. Enfin. Elle laisse pointer ses frontons pointus et sa façade en bois délicatement sculptée. Des effluves de café torréfié flottent dans l'air et tout lui semble soudainement familier. Ephrem tend l'oreille, les planches de la terrasse craquent toujours. La voilà enfin la maison d'Arthur. Arthur Rimbaud. Ses murs sont décorés de planisphères, quelques cartes postales aussi. Débordante d'encyclopédies et de recueils aux tranches jaunies par le temps, la bibliothèque demeure, majestueuse comme dans ses souvenirs. Les ouvrages philosophiques n'ont pas bougé ; ces livres dont lui a tant parlé sa grand-mère, celle qui n'a cessé de lui raconter l'histoire de sa ville, Harar. Cette aïeule qui l'a vu, lui le grand écrivain, partir pour la France, la laissant ainsi, le cœur brisé, elle la gouvernante éthiopienne de Rimbaud.
C'était un lundi de l'année 1891.
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