J’ai du mal à l’avouer. Dans toute cette affaire, j’ai été nulle. La colère ? La colère est mauvaise conseillère. Elle m’a inspiré des gestes fous. De plus en plus fous. Un vrai crescendo criminel. Gestes dingues peut être mais préparés toujours avec soin. Exécutés avec méthode. Réfléchis, ruminés. « Prémédités », diront les juges. Peu importe, jamais je ne me suis sentie coupable après être passée à l’acte. Jamais je n'ai regretté d'avoir crié, de m'être dressée. Je devais réagir au mépris des puissants. J’étais persuadée (je le suis encore) d’avoir le droit pour moi. Le droit moral d’une correctrice d’injustices. Brutale peut être, mais juste. Obscure, inexpérimentée, mes tentatives pour me faire éditer n’aboutissaient qu’à des refus. « Malgré tout son intérêt, votre roman n’entre pas dans le cadre de nos projets éditoriaux » ou « Notre programme est hélas bouclé jusqu’en 2022. Gardez espoir ! Une autre maison d’édition certainement retiendra votre intéressant manuscrit ».
Espérer, espérer, espérer. Espérer à en crever. La directrice de collection punitive qui m’a écrit qu’elle n’aimait pas mon style « surchargé d’adjectifs » ou son collègue pédant qui m’a dit s’être perdu dans la lecture d’un roman choral sont des nuls. Il y a des nuls partout. « On en trouve surtout au sommet de l’édifice », disait mon père. Mais au moins, ces deux incompétents-là auront daigné parcourir et commenter mon manuscrit. Le silence des éditeurs le plus souvent retombait comme un couvercle sur mes tentatives. Peut être que la fois prochaine il sera retenu me disais-je en postant à nouveau mon texte et sa pauvre petite lettre d'accompagnement !
Grandes et petites maisons, éditeurs de la première chance, micro éditeurs à six ou sept ouvrages par an, je frappais à toutes les portes. Cela faisait un an et demi que je tentais de m’arracher à l’anonymat. J’étais depuis un an et demi renvoyée à l’anonymat. Ruine des ambitions, déroute des illusions. « Ne perd pas courage » ! Dumoulin mon rédacteur en chef me soutenait ferme. Il payait mes envois par la Poste. Si j'avais su dans quoi j'allais l'entraîner. J'aurais du me méfier. Mais je perdais le contrôle sur moi. Le désir de témoigner brouillait tout.
Il ne se passait pas un mois sans que je trouve dans la boîte aux lettres une grosse enveloppe bistre recouverte de ma propre écriture. Comme une nouvelle blessure, elle marquait un énième retour de manuscrit. Onze, non douze au compteur ! Je me consolais en recensant les refusés célèbres. Gide claquant la porte au nez de Proust. Margaret Mitchell jetée 38 fois avec « Autant en emporte le vent ». Joyce barré par Claudel. Céline, Gracq et bien d’autres recalés glorieux ! Jamais je ne m’étais trouvée en si belle compagnie.
Journaliste d’un hebdomadaire départemental, j’avais un réel talent de proximité. « Tu as une plume. Ton portrait du président Jouvet est épatant. Le lecteur en redemande » ! Il était fier, mon entourage. La petite ne fait pas hôtesse d’accueil, assistante maternelle ou aide ménagère. Elle écrit dans les journaux ! Mais quant à faire d’un écrivant un écrivain, je voyais bien que c’était une autre histoire. Mon roman « L'atelier blessé », 314 pages, je l’avais porté cinq ans. D’un premier jet, ajoutant parfois, retranchant souvent, polissant et repolissant, j’avais tiré une œuvre finie. J’étais persuadée qu’un lecteur prendrait à vivre et faire vivre cette fiction un intérêt comparable au mien. Je reprenais courage et retournais à mon obsession.
Oui, je recevrais des lettres ! On se presserait aux librairies qui organiseraient des séances de dédicace chaleureuses. Des femmes surtout, grandes lectrices. « L’héroïne, c’est un peu vous » ? « Cette usine horrible, vous l'avez inventée » « C’est tellement noir. Comment vous vient-elle l'inspiration » ? « Vous nous préparez une suite » ? Quelques articles de presse, des échos favorables sur les meilleurs blogs littéraires, un ou deux passages télé et le murmure enthousiaste des réseaux sociaux préfaçant une parution bien préparée. Indiscrétions, lettres aux libraires, bonnes feuilles, services de presse abondants. Puis viendrait la ronde des invitations à venir dédicacer dans des festivals réputés. « Pour Maya qui a emprunté naguère le chemin de cet Atelier blessé. Amicalement, Julie ». « A Marin en gage de ma reconnaissance » Et enfin, pourquoi pas, un prix littéraire. Cent mille exemplaires, 14 traductions, une adaptation...
A chaque retour, avec soin je me relisais. Des longueurs ? Une construction boiteuse ? Trop de digressions, l’envie maladroite de persuader, de prouver ? Même en prenant de la distance, je ne trouvais rien à changer, aucune amélioration à apporter à mon roman. Lui, c'est une partie de moi. C’est moi toute entière. En face, les fonctionnaires du livre me font pitié. Pour eux, la chose littéraire n’existe pas. Une marchandise en quête de consommateurs. Ils ne vous lisent pas. Ils soupèsent les chances que votre livre a de marcher. Comme si ça n’était pas à eux de faire marcher le livre, inciter le lecteur à lire, faire éclore et s'épanouir l’auteur ?
De ce premier roman, le style était nerveux, les dialogues vivants et les descriptions évocatrices. L’intrigue était forte. Il y avait la bonne dose d’humour. La fin surprenait. Tout ça je le sais. Surtout, je trouvais mes personnages tellement attachants. Mes chéris ! En prenant corps ils m’avaient dicté l’intrigue, la cascade des rebondissements. Ils avaient choisi leur nom. Un nom propre décide de tout dans un roman. Le personnage qui le porte est marqué, singulier. Son nom lui donne une force, une autorité considérables. Refusant de vivre certains épisodes, réécrivant leurs dialogues eux-mêmes, menant librement leur propre vie mes héros parlaient en maîtres. « Pourquoi je suis là. Qu’est-ce que tu me fais faire. Tu vas tout de même pas m'obliger à dire ça ? » Je devenais leur écrivain public. Un auteur délégué. Ah, quelle joie pourtant de les retrouver chaque soir. D’ailleurs, me quittaient-ils jamais ? Partout où je me rendais, ils m’accompagnaient. Promenades, réunions, repas, sommeil. Ils étaient partout. Plus présents que les personnes que je rencontrais dans ma vie de routine. Et vis-à-vis d’eux, les éditeurs du refus se montraient insultants. Alors qu’ils devaient tout à cette armée d'inconnus, ces bien-nommés héros dont les existences de papier parvenaient à captiver et émouvoir les lecteurs. Je sentais que mon devoir était de défendre mes personnages. Comment j'aurais pu faire autrement après les avoir tirés du néant ?
Si tous ces directeurs de collection, ces lecteurs rémunérés, gens du livre blasés avaient pu deviner le prix que coûterait leur mépris de caste ! Ah, comme ils se seraient battus pour me le faire signer un traité, un contrat d’auteur ! « Entre les soussignés Julie Malèze ci-dessous l’auteure d’une part et les éditions Best d’autre part il a été convenu ce qui suit » !
Mais moi-même est-ce que je savais de quoi ces humiliations répétées me rendraient capable ? Comme mon père qui avait accumulé jour après jour pendant 30 ans l’amiante dans ses poumons de métallo, j’accumulais mentalement mes toxines. Le paternel, un syndicaliste sans illusions sur son état ni celui de la société, finissant, poupée cassée, dans sa chambre stérile à l'hôpital de Rouen. Aux moments de lucidité, « Écris Julie pour nous qui crevons. Écris qu'on sache un peu ce que l’homme fait à l’homme » qu'il me disait.
Sous mes dehors de jeune femme gaie, directe et décidée, je cachais déjà sans le savoir des promesses de crimes enivrantes. Quand même, enlever le président du prix Goncourt ! Le séquestrer dans une champignonnière. Lui couper un doigt, l'expédier à l'agence France-Presse avec une lettre d'insultes à ceux qui bradent de notre « bopéyi » la culture. Rions. J'ai été nulle mais comme ça mon livre a trouvé éditeur. Naturellement, je refuserai le Goncourt si on me l'attribue !
Espérer, espérer, espérer. Espérer à en crever. La directrice de collection punitive qui m’a écrit qu’elle n’aimait pas mon style « surchargé d’adjectifs » ou son collègue pédant qui m’a dit s’être perdu dans la lecture d’un roman choral sont des nuls. Il y a des nuls partout. « On en trouve surtout au sommet de l’édifice », disait mon père. Mais au moins, ces deux incompétents-là auront daigné parcourir et commenter mon manuscrit. Le silence des éditeurs le plus souvent retombait comme un couvercle sur mes tentatives. Peut être que la fois prochaine il sera retenu me disais-je en postant à nouveau mon texte et sa pauvre petite lettre d'accompagnement !
Grandes et petites maisons, éditeurs de la première chance, micro éditeurs à six ou sept ouvrages par an, je frappais à toutes les portes. Cela faisait un an et demi que je tentais de m’arracher à l’anonymat. J’étais depuis un an et demi renvoyée à l’anonymat. Ruine des ambitions, déroute des illusions. « Ne perd pas courage » ! Dumoulin mon rédacteur en chef me soutenait ferme. Il payait mes envois par la Poste. Si j'avais su dans quoi j'allais l'entraîner. J'aurais du me méfier. Mais je perdais le contrôle sur moi. Le désir de témoigner brouillait tout.
Il ne se passait pas un mois sans que je trouve dans la boîte aux lettres une grosse enveloppe bistre recouverte de ma propre écriture. Comme une nouvelle blessure, elle marquait un énième retour de manuscrit. Onze, non douze au compteur ! Je me consolais en recensant les refusés célèbres. Gide claquant la porte au nez de Proust. Margaret Mitchell jetée 38 fois avec « Autant en emporte le vent ». Joyce barré par Claudel. Céline, Gracq et bien d’autres recalés glorieux ! Jamais je ne m’étais trouvée en si belle compagnie.
Journaliste d’un hebdomadaire départemental, j’avais un réel talent de proximité. « Tu as une plume. Ton portrait du président Jouvet est épatant. Le lecteur en redemande » ! Il était fier, mon entourage. La petite ne fait pas hôtesse d’accueil, assistante maternelle ou aide ménagère. Elle écrit dans les journaux ! Mais quant à faire d’un écrivant un écrivain, je voyais bien que c’était une autre histoire. Mon roman « L'atelier blessé », 314 pages, je l’avais porté cinq ans. D’un premier jet, ajoutant parfois, retranchant souvent, polissant et repolissant, j’avais tiré une œuvre finie. J’étais persuadée qu’un lecteur prendrait à vivre et faire vivre cette fiction un intérêt comparable au mien. Je reprenais courage et retournais à mon obsession.
Oui, je recevrais des lettres ! On se presserait aux librairies qui organiseraient des séances de dédicace chaleureuses. Des femmes surtout, grandes lectrices. « L’héroïne, c’est un peu vous » ? « Cette usine horrible, vous l'avez inventée » « C’est tellement noir. Comment vous vient-elle l'inspiration » ? « Vous nous préparez une suite » ? Quelques articles de presse, des échos favorables sur les meilleurs blogs littéraires, un ou deux passages télé et le murmure enthousiaste des réseaux sociaux préfaçant une parution bien préparée. Indiscrétions, lettres aux libraires, bonnes feuilles, services de presse abondants. Puis viendrait la ronde des invitations à venir dédicacer dans des festivals réputés. « Pour Maya qui a emprunté naguère le chemin de cet Atelier blessé. Amicalement, Julie ». « A Marin en gage de ma reconnaissance » Et enfin, pourquoi pas, un prix littéraire. Cent mille exemplaires, 14 traductions, une adaptation...
A chaque retour, avec soin je me relisais. Des longueurs ? Une construction boiteuse ? Trop de digressions, l’envie maladroite de persuader, de prouver ? Même en prenant de la distance, je ne trouvais rien à changer, aucune amélioration à apporter à mon roman. Lui, c'est une partie de moi. C’est moi toute entière. En face, les fonctionnaires du livre me font pitié. Pour eux, la chose littéraire n’existe pas. Une marchandise en quête de consommateurs. Ils ne vous lisent pas. Ils soupèsent les chances que votre livre a de marcher. Comme si ça n’était pas à eux de faire marcher le livre, inciter le lecteur à lire, faire éclore et s'épanouir l’auteur ?
De ce premier roman, le style était nerveux, les dialogues vivants et les descriptions évocatrices. L’intrigue était forte. Il y avait la bonne dose d’humour. La fin surprenait. Tout ça je le sais. Surtout, je trouvais mes personnages tellement attachants. Mes chéris ! En prenant corps ils m’avaient dicté l’intrigue, la cascade des rebondissements. Ils avaient choisi leur nom. Un nom propre décide de tout dans un roman. Le personnage qui le porte est marqué, singulier. Son nom lui donne une force, une autorité considérables. Refusant de vivre certains épisodes, réécrivant leurs dialogues eux-mêmes, menant librement leur propre vie mes héros parlaient en maîtres. « Pourquoi je suis là. Qu’est-ce que tu me fais faire. Tu vas tout de même pas m'obliger à dire ça ? » Je devenais leur écrivain public. Un auteur délégué. Ah, quelle joie pourtant de les retrouver chaque soir. D’ailleurs, me quittaient-ils jamais ? Partout où je me rendais, ils m’accompagnaient. Promenades, réunions, repas, sommeil. Ils étaient partout. Plus présents que les personnes que je rencontrais dans ma vie de routine. Et vis-à-vis d’eux, les éditeurs du refus se montraient insultants. Alors qu’ils devaient tout à cette armée d'inconnus, ces bien-nommés héros dont les existences de papier parvenaient à captiver et émouvoir les lecteurs. Je sentais que mon devoir était de défendre mes personnages. Comment j'aurais pu faire autrement après les avoir tirés du néant ?
Si tous ces directeurs de collection, ces lecteurs rémunérés, gens du livre blasés avaient pu deviner le prix que coûterait leur mépris de caste ! Ah, comme ils se seraient battus pour me le faire signer un traité, un contrat d’auteur ! « Entre les soussignés Julie Malèze ci-dessous l’auteure d’une part et les éditions Best d’autre part il a été convenu ce qui suit » !
Mais moi-même est-ce que je savais de quoi ces humiliations répétées me rendraient capable ? Comme mon père qui avait accumulé jour après jour pendant 30 ans l’amiante dans ses poumons de métallo, j’accumulais mentalement mes toxines. Le paternel, un syndicaliste sans illusions sur son état ni celui de la société, finissant, poupée cassée, dans sa chambre stérile à l'hôpital de Rouen. Aux moments de lucidité, « Écris Julie pour nous qui crevons. Écris qu'on sache un peu ce que l’homme fait à l’homme » qu'il me disait.
Sous mes dehors de jeune femme gaie, directe et décidée, je cachais déjà sans le savoir des promesses de crimes enivrantes. Quand même, enlever le président du prix Goncourt ! Le séquestrer dans une champignonnière. Lui couper un doigt, l'expédier à l'agence France-Presse avec une lettre d'insultes à ceux qui bradent de notre « bopéyi » la culture. Rions. J'ai été nulle mais comme ça mon livre a trouvé éditeur. Naturellement, je refuserai le Goncourt si on me l'attribue !