Premier choix

Entre nos mains, les abricots à la chair pâle, cueillis de ce matin, dès le lever du jour, avant que le soleil de plomb monte à la verticale des vergers.
 
Il y a 3 ans que Bruno a cessé de passer le griffon entre les rangées d'arbres, et laisse les parcelles s'enherber. Il a même revendu le gyrobroyeur depuis qu'une paire de tondeuses écologiques circulent à leur guise en maintenant l'herbe rase. Elles ont le double avantage de ne pas consommer une goutte de de gasoil, et de produire directement sur place un amendement organique abondant et gratuit. De plus, le feuillage des arbres ne les intéresse aucunement. Elles ont pour nom Hercule et Poireau, c'est une paire de vielles vaches tarines de réforme, rachetées auprès d'un ami éleveur, et qui prennent ici leur retraite après des années de bons et loyaux reblochons.

Toute l'après-midi, la calibreuse ronronne dans l'ombre étouffante du hangar. Au bout,  José renverse les caisses sur le tapis roulant, où les mains prestes des trieuses écartent les fruits abimés et ne laissent passer que les sains. Des trous de divers diamètres les trient par taille dans des bacs où nous puisons pour remplir les plateaux, en écartant les fruits mûrs. Les cageots se remplissent de beaux fruits réguliers et de taille homogène, et immangeables. Nous enlevons les bons.
 
Si nous enlevons les bons c'est que les grossistes n'en veulent pas. Hantise de la grande distribution,  les abricots ont une chair fragile qui supporte mal le transport. Pour les pouvoir présenter fermes en magasin il faut  les expédier avant maturité, verts et durs. C'est pourquoi nous remplissons les plateaux d'abricots acides et coriaces qui sont les seuls que les grossistes acceptent, c'est pourquoi, donc, à l'autre bout de la chaine, les clients se plaindront que de nos jours les fruits n'ont plus de goût.
 
Si tout le monde se plie aux mêmes règles, je ne m'étonne plus que les tomates que je trouve en magasin aient toutes la même taille, et la même apparence sphérique, ferme et rouge vermillon. Très décoratives. Elles ont la consistance et la beauté de boules de Noël. Et à peu près les mêmes qualités gustatives. 
Il est vrai qu'on en trouve aussi à Noël – à grand renfort de serres chauffées- et, indifféremment tout le long de l'an, invariablement insipides, même au plein de la saison. C'est que quelque part, dans un autre hangar, d'autres remplissent des cageots de tomates en enlevant les bonnes.
 
Colette fulmine. Qu'avons-nous à faire d'un système qui ne génère que de l'insatisfaction des deux côtés de la chaine ? Est-ce que ça nous amuse nous, de ramasser des fruits verts et d'écarter les bons ? Et penser que celui qui l'achètera n'aura pas de plaisir à le manger ? Alors que les meilleur il faudrait en faire quoi ? Les jeter ?
 
Mais elle passe d'un poste à l'autre, récupère tous les fruits mûrs que nous avons mis au rebut, et en remplit des plateaux à part. Ils n'ont pas la beauté lisse et régulière des autres. Ils sont mûrs, sucrés et délicieux. Ceux-là sont l'excellence que les sots délaissent. Heureusement, ceux qui savent ce qui est bon viennent les chercher directement sur place.
 
Entre nos mains, les grappes de raisin dont les grains tombent sur l'herbe mouillée, éliminés d'un coup de ces fins ciseaux dont on faufile la pointe au cœur de la grappe pour en ôter un à un les grains défectueux.

- Ils  disent  comme ça : « raisin blanc, raisin noir.... ». Nous on s'entête à faire pousser du muscat de Hambourg, et encore le muscat les gens savent ce que c'est...Du Alphonse Lavallée, du Danlass, du Centennial qui est sans pépins, du Cardinal, du Ribol, du Servant qui se conserve jusqu'à Noël...et même parfois jusqu'à Pâques l'année suivante. Ça m'agace, dit Colette.  6000 variétés de raisin rien qu'en France, sans parler du reste du monde, et ils ont tous un nom, et qu'est ce que tu vois marqué dans les rayons quand tu vas faire tes courses ? Raisin blanc, raisin noir.
 
- Oui, dit Martin qui écarte un sarment pour couper une nouvelle grappe, c'est une perte de culture, tu ne penses pas que quand on supprime un mot, on supprime avec lui le concept qui va avec ? En réduisant le langage on appauvrit la pensée. Si ça se trouve ils le font exprès.
- Qui ça, « ils » ? Bruno rit, et croque un grain.
-  Celui-là, il en mange plus qu'il n'en met dans le plateau !
- Je peux pas m'en empêcher, dit Bruno. J'enlève les grains puisqu'ils sont fendus, et que la grappe ne va pas se conserver si je les laisse, mais moi, j'ai pas envie de les jeter, parce que je sais qu'ils sont très bons.
- Plus personne ne sait qu'il existe du raisin Servant, continue Martin qui suit son idée, et les gens achètent du raisin hors saison venu des antipodes. 
La boue chuinte avec un bruit de succion sous la roue de la brouette qu'il pousse dans la rangée.
 
Dans le rang suivant, Lena cisèle ses grappes en silence. On enlève les grains desséchés par la canicule, les grains fendus par la pluie, les pas mûrs, les abîmés, on ne laisse que le meilleur, pour obtenir une belle grappe, une grappe parfaite. Elle se demande si on pourrait faire ça dans sa vie, peut-être, en ôter tout le moche, et ne garder que le meilleur. Ou peut-être qu'on pourrait habiter un monde où la vie est si belle qu'on n'a pas besoin de faire le tri.
Et avoir des abricots un peu mous et bien mûrs, des petites tomates tordues et succulentes, une profusion de raisins même en grappes imparfaites.
 
- A quoi tu penses Léna, que tu as l'air toute songeuse ?
- Je pense aux tordus qui nous pourrissent la vie comme les mauvais grains pourrissent la grappe.
 
D'un coup de ciseau, elle fait tomber le grain.
 
Dans le vaste hangar flotte un parfum composite de pommes mûres et d'olives en saumure, avec une note boisée qui émane du stock de plateaux neufs, et une touche de terre mouillée venue du dehors. Il traîne aussi un vague relent d'huile hydraulique dans le coin du chariot élévateur. La pluie battante crépite sur les plaques ondulées du toit ; par le portail ouvert, on voit les  ruisseaux de boue dévaler à travers la cour en creusant les ornières du chemin. Encore un satané épisode, grogne Bruno. Adieu mes semis ! Entre le gel, la canicule et les inondations, on se demande ce qu'on va encore pouvoir cultiver dans quelques années.
Entre nos mains, les pommes, qu'il faut manipuler délicatement, sous nos doigts, la peau des pommes, tendue, luisante, dorée. Indemne de tout pesticide, de tout poison.
 
On fait le tri. Les belles pommes, les pommes de 1er choix, les pommes de luxe. Et puis les pommes de tout le monde : celles qui ne sortent pas du lot. Ensuite les vilains fruits, ceux dont personne ne veut. Ceux qui ne sont pas aux normes, les moches, les  tordus, les cognés, les grêlés, ceux qui se font écraser et finissent en compote. Et pourtant les moches et les bossus ne sont pas moins bons que les autres...  En dernier les pourris, ceux qu'il faut jeter. Si la vie était une table de tri où sans se fier aux apparences, on pouvait faire toujours le bon choix !
 
Dans le creux de la main, la pomme semble rayonner d'une lumière propre. Comme un petit soleil, l'astre autour duquel gravite tout un univers : le hangar avec les palettes, les plateaux, le chariot de la pince à cercler et le rouleau de feuillard, la balance électronique, la table aux étiquettes et aux agrafeuses, les transpalettes, les deux petits diables (le rouge et le jaune), les colonnes de caisses Allibert emboîtées les unes dans les autres par trois et rangées contre le mur du fond, la bobine de ficelle agricole bleue, le chariot élévateur, et dehors, les tracteurs, les remorques, les escabeaux à roulettes, le reste des bâtiments, tout gravite autour de ce petit globe fragile et doré.
 
Celle-ci est toute ronde, c'est une sphère parfaite. On dirait un monde. Elle est belle à croquer. Qu'en faire ? La vendre ? L'admirer... La savourer ! L'offrir ?... La gaspiller... Tant de choses dépendent des choix qu'on fait.
 
C'est un monde qu'on tient entre nos mains.
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