Peu m'emportent

2020. Le confinement bat son plein.
Quelque part en France, une raffinerie tourne encore. De braves ouvriers y embouteillent propane et butane. Sans eux, c’est la mort des barbecues et gazinières. Alors ils triment, triment et leur huile de coude s’évapore par grosses volutes jusqu’aux étages supérieurs.
Et quelque part dans là-haut, des méninges tournent encore. Conseil d’urgence dans les bureaux R&D : pour éviter que tout s’envole à vau-le-gaz, il faut réagir vite. Les idées fusent, souvent fumeuses et pas de la bombe.
De tous les employés, une seule se tait. Si elle ne parle pas de la réunion, c’est pour laisser fermenter son esprit rocailleux. Elle agrippe fermement son crâne pour éviter qu’il n’éclate sous la pression. Et soudain, la solution surgit ; elle la sublime dans la buée qui accompagne son cri de joie.
Ce projet permettrait de concilier tous les impératifs de la firme : la priorité environnementale, la promotion des femmes, le dynamisme économique et une philosophie entreprenante. Non seulement des emplois nationaux seraient conservés, mais la compagnie s’affirmerait comme pionnière en matière d’isolation éco-féministe.
En effet, il est question depuis quelques semaines de parfaire les capacités de calorifugeage proposées par l’entreprise. Car s’il nous est plutôt facile et peu dispendieux de rendre un mur isotherme, ou bien de double et triple-vitrer les fenêtres, on faillit à blinder les portes si hermétiquement qu’il faudrait.
Des prototypes ont été installés dans les diverses usines, de ces portes battantes qu’on nous vante tant. Il paraît que dans la hâte de se refermer, elles se claquent au nez du froid. Voilà une ardeur dont les actionnaires raffoleront ; et les battantes conquerront bientôt les foyers de tous les Français !
Seulement, en deux mois de phase d’essai, les effets restent mitigés : les portes brassent plutôt l’air qu’elles ne le scindent, de sorte que les ouvriers se plaignent d’être bassinés de courants tièdes. Selon les experts scientifiques dépêchés sur place, il faudrait compenser les pertes grâce à l’expulsion d’une forte vague de chaleur à chaque ouverture des portes. L’entrebâillement des volets érigerait un mur chaud, comme une étuve invisible. L’installation de pareils dispositifs s’avérerait bien trop onéreuse.
La proposition de l’employée consiste à déboucher ce cul-de-sac de manière engagée et inouïe : non contente de ses ventes de barils, la société de gaz parraine une ligue sportive féminine depuis d’innombrables saisons. Or, les athlètes sont retenues loin des stades à cause des conditions sanitaires, et déplorent que leur activité ne soit pas considérée comme suffisamment essentielle pour avoir l’opportunité de maintenir leur forme physique à un niveau professionnel.
Pour les enlever à leur débauche, leur donner l’occasion d’entraîner leurs corps et continuer de porter haut leurs couleurs, elles seront engagées pour remplacer les portes isolantes. À défaut de portes battantes, nous défendrons la planète grâce aux efforts de femmes battantes !
L’exécution demandera un peu d’adaptation ; on posera un crochet à chaque membre et le long des flancs, de sorte que la gymnaste se contorsionne, s’enfile par six fois dans les gonds affiliés. De là, pour se maintenir dans l'encadrure sans déchirer sa chair, elle sera amenée à travailler ses muscles, dans un roulement continu du bas vers le haut. De gainage en flexion, les peaux sueront, et les carnes irradieront. Ainsi, son courage et sa patience feront écran face à la fraîcheur extérieure ; elle se portera garante du confort des employés, et réduira jusqu’à 7% des dépenses en énergie.
Et encore, la véritable prouesse adviendra lorsque quelqu’un voudra passer : rassemblant tout leur art, nos héroïnes se tendront si fort que leurs corps se disjoindront en deux morceaux, sur une ligne verticale partant du nombril. Il faudra exécuter l’opération avec élan, pour que les deux parts claquent simultanément sur le chambranle, et par ricochet viennent se retrouver dans une symétrie impeccable. Sinon, les veines risqueront de mal se raccorder, et par les temps qui courent, les hôpitaux ont d’autres cas à fouetter.
Ainsi et ainsi seulement les athlètes pourront s’estimer suffisamment virtuoses pour battre correctement.
Pour s’entraider, il est prévu qu’elles s’alternent toutes les heures par binômes, en manière de relais. Une capitaine sera chargée de montrer l’exemple, et soutenir les troupes à grandes envolées de « Allez les filles ! Du nerf, bon sang ! », quitte à presser l’ouverture de celles qui grinceront. Bien sûr, certaines coinceront, d’autres resteront dans les vapes... au début !
Passées les premières dislocations, l’habitude oindra les chairs. Un fossé se tiendra là, toujours prêt à ramper le long du nombril. Elles auront tant fourbi leur écartèlement qu’il n’y paraîtra plus même aux spectateurs. La surprise de la découverte fanera vite, on s’y engouffrera comme on pénètre n’importe quelle embrasure. Finies les bavures néophytes, les crachats rouges et les fils arrachés, l’entre-deux-moitiés-de-femme s’ouvrira comme un voile chaud-humide, presque tropical, dans un nuage pourpre.
Déjà dans le conseil R&D les hourras grêlent sur notre employée : bien sûr, tous voient plus loin : les compétitions de battantes, la fin du chômage, les millions de petites filles qui prendront modèle sur leurs aînées. Les poignées de coudes s’enchaînent.
Le dispositif est proposé aux championnes, qui ne cachent pas leur engouement.
Elles sont pendues sans modération, les coachitectes en truffent les usines, creusant des portes à tire-larigot. Le brevet est déposé. Des tribunes sont commandées dans les médias : en un rien, tous apprennent l’existence du métier de battante. Il devient le parangon des luttes sociales et écologiques. Mme Mélissa Tirabal, réelle femme de tête, prend les rênes de la toute jeune Fédération Française des Battantes (FFdB), et vante l’initiative sur les plateaux les plus prestigieux. Ses paroles traversent les océans, et partout l’on sait désormais que « Nous sommes tous, chacun à son échelle, en mesure d’ouvrir nos cœurs à la planète, nos yeux aux plus démunis, et notre âme aux splendeurs de la battance. » Des programmes caritatifs émergent çà et là, la grandeur de la France rayonne comme jamais.
En pleine crise sanitaire, une lueur d’espoir.
Bientôt, le scandale laisse entrevoir sa fumée : les ouvriers de la raffinerie ont abandonné tout raffinement. Ils passent leurs journées à entrer, sortir, entrer encore à travers toutes les portes. Si la queue derrière n’est pas trop longue, ils en profitent, demeurent un instant dans la brume, chaleureuse comme un bain de coton. Ils flânent, se lovent au creux des entrailles avec la nostalgie des brouillards amniotiques.
Un jour que personne ne veille au butane, l’usine explose. Une large volute rouge décolle, traîne avec elle les hommes avides d’évasion, et les femmes en évasure. Elles ont fini d’emporter haut leur couleur, rouge et plus haut que le ciel.
La tendance se tasse, plus personne ne veut de battantes, et les athlètes restantes maudissent leur mise au banc. La Fédération est dissoute, et Mme Mélissa Tirabal ne la promeut plus.
Chez les médias, l’esclandre n’a pas eu plus de portée qu’un pet dans l’eau ; la une d’hier est lassante aujourd’hui.
Dans la bonne société, les mauvaises langues ont trouvé dans ces tragiques événements un terreau bien fertile ; elles décrient les battantes comme des délurées, qui auraient causé l’oisiveté des ouvriers. Elles les traitent de Putagaz, et gloussent d’un rire plein de flatulences.
Pourtant, qui n’aurait pas été émerveillé par la magie de leur art ? Petit à petit, les voix justes s’élèvent, reconnaissantes envers ces femmes battantes, qui ont su s’ouvrir à l’instant où le monde entier s’efforçait de dresser des barricades. Et quoiqu’on tance leur dance, je veux les remercier encore, et, quand je ferme les yeux, retrouver le goût des nuages.
Hommage.