Je me tourne vers l'horloge, il est 14 heures, elles arriveront d'une minute à l'autre. C'est la seconde fois que je m'occupe de ma nièce, elle a 10 ans déjà, mais nous ne nous connaissons pas très bien. C'est la première fois qu'elle reste tout un week-end chez moi, autant dire que je n'ai pas l'habitude de la côtoyer, et encore moins des enfants. Elle va me poser tout un tas de questions, et il faut que je l'occupe, comment vais-je faire ?
Je suis surprise par le soudain bruit du tambourinement sur ma porte. Je me dépêche d'y aller, mais une fois devant, je prends le temps de respirer pour m'encourager, « tout va bien se passer ! » dis-je à voix basse. J'ouvre la porte.
— Hey, comment ça va ? demandé-je avec un grand sourire. Entrez, entrez !
— Ah, enfin, tu ouvres ! Dis bonjour, Joséphine. Je ne peux pas rester, je suis déjà en retard pour rejoindre une amie, je repasse la chercher demain en fin d'après-midi, petite sœur, débite-t-elle avant de me faire bruyamment la bise. Aller Joséphine, pose ton sac et dis bonjour à tata Clara. Surtout, ne lui donne pas de cochonnerie à manger, et, s'il-te-plaît, déstresse, c'est une enfant, pas un monstre ! Aller, je file, bisous ma chérie, dit-elle avant de déposer un baiser sur la joue de sa fille.
La porte claque, Joséphine me regarde dans les yeux, sans rien dire. Cet instant me paraît durer une éternité.
— Tu peux me donner ton sac si tu veux, je vais te montrer mon appartement et la chambre dans laquelle tu dormiras cette nuit, tu viens ? dis-je pour briser ce silence.
Joséphine me tend son sac et me suit alors que je me dirige vers le salon. Je lui présente la pièce et les suivantes en me montrant, je crois, souriante et douce. Elle n'a rien dit de toute la visite ; je suis étonné de me sentir si seule en compagnie de cette enfant. Je dépose les affaires de ma nièce au pied du lit dans lequel elle dormira. Je l'invite ensuite à retourner dans le salon.
— Que souhaites-tu faire ? Ta maman n'est pas là, tu peux en profiter comme tu veux ! J'y mets une intonation joyeuse, prête à sortir les jeux empruntés à des amis pour l'occasion, cuisiner des crêpes en suivant une recette recopiée sur un bout de papier, et même construire une cabane avec les coussins du canapé, s'il le faut.
Elle regarde ses pieds et dit enfin :
— Je veux lire mon livre. J'ai eu du mal à l'entendre tant sa voix était basse et j'y ai senti une légère appréhension, comme si elle craignait que je lui refuse ce temps de lecture.
— Euh... Bien sûr, tu vas le chercher ?
Elle sourit et part rapidement en direction de la chambre.
Si je m'attendais à cela ! Je pensais devoir user de toutes sortes de facéties pour qu'elle ne s'ennuie pas et ce qu'elle veut, c'est lire son bouquin. Elle revient en tenant son livre à deux mains, s'assoit sur le canapé et commence sa lecture. Je ne sais pas comment réagir. Faut-il que je la laisse lire seule ? En l'observant, mon attention se porte sur la couverture du livre. Il y est dessiné un bel arbre, un chêne me semble-t-il, et sur le feuillage est écrit en lettres capitales « Quel avenir pour les arbres ? »
— Il parle de quoi ton livre, Joséphine ? demandé-je, curieuse.
— Il raconte comment les arbres meurent à cause du chauffement climatique.
— Le réchauffement climatique, corrigé-je. C'est l'école qui te le fait lire ?
— Oui. Son regard se perd dans le vide et elle ajoute :
— Et je ne sais pas quoi faire pour les sauver.
Je cherche à limiter mon empreinte sur l'environnement, en faisant preuve de sobriété dans ma consommation ou mes déplacements, sans toutefois penser que mes actions sauveraient la planète. J'ai toujours pensé que notre mode de vie nous condamnerait et, qu'à part vivre en paix avec moi-même, mes actions ne changeraient pas la face du monde. J'ai bien essayé de me former pour comprendre les phénomènes physiques liés au dérèglement du climat, mais surtout pour pouvoir sensibiliser les personnes de mon entourage. Je n'ai jamais vraiment réussi à transmettre mon message, l'imaginaire des gens étant bien trop axé sur une consommation à outrance d'énergie et de produits manufacturés dans un pays lointain. Et cette enfant, devant moi, se pose la même question : que puis-je faire pour sauver la planète ? Une pensée émerge doucement de la mer de doutes qui m'habitent : ne serait-ce pas l'opportunité rêvée d'enfin transmettre mon message, et par la même occasion de me rapprocher de ma nièce ?
— Je reviens, tu peux continuer à lire.
Je sens son regard curieux sur moi alors que je quitte hâtivement le salon pour me rendre dans mon débarras. Après quelques efforts, je trouve enfin ce que je cherche : un pot en terre cuite rangé derrière un carton de vieux livres, une petite pelle usée récupérée chez mes grands-parents il y a bien des années et un sac de terreau déjà entamé qu'il me reste de mes dernières tentatives de plantation. Je reviens ensuite au salon et dépose mes trouvailles sur la table basse située devant le canapé. Joséphine me regarde par-dessus son livre, les yeux écarquillés.
— Encore une petite chose, dis-je toute souriante.
Je vais dans la cuisine, je prends dans un tiroir un couteau et une planche en bois, et au détour de mon retour au salon, j'attrape une tomate d'une corbeille. Je m'assois, les jambes croisées et j'encourage Joséphine, d'un signe de la main, à venir s'installer à côté de moi.
— Tu sais ce qu'on va faire ? On va changer les choses !
— Avec tout ça ? demande-t-elle en fronçant les sourcils.
— Tu vas voir, c'est facile.
J'ouvre le sac de terreau et y plonge la pelle. Je verse ensuite le contenu dans le fond du pot en essayant de ne pas en renverser. L'odeur fraîche et humide de l'humus emplit la pièce. Je tends alors la pelle à Joséphine qui s'en empare et qui continue, bien qu'un peu maladroitement, à remplir le pot. Je coupe la tomate sur la planche et j'en extrais quelques pépins.
— Tiens, donne-moi ta main.
Alors qu'elle ouvre sa main, je sens en moi une certaine excitation, c'est le moment de lui faire prendre conscience de l'importance de ce que nous nous apprêtons à réaliser. Je dépose délicatement les pépins dans le creux de sa paume. J'humidifie ensuite légèrement le terreau et je plonge mon regard dans le sien.
— Dans ta main, il y a des graines. Une fois plantées dans la terre qui les accueillera, elles commenceront à pousser. Il faudra ensuite s'armer de patience pour d'abord voir les pousses sortir de terre, grandir et, enfin, les fleurs apparaîtront. Elles faneront et de leur mort naîtront des fruits. Quand ils auront mûri, il sera temps de les cueillir et tu pourras revenir me voir. Nous planterons ensemble les nouvelles graines pour avoir de nouvelles tomates.
Ce que je veux te dire ici, c'est que pour changer les choses, tu peux créer la vie aussi facilement qu'en plantant une graine. Qu'est-ce qu'un plant de tomates face à l'immensité de la tâche qui se présente à nous ? Pas-grand-chose, j'en conviens ; chacun est néanmoins capable d'en faire un peu, à son échelle. Tu peux maintenant poser ces graines dans la terre, c'est le début de leur nouvelle vie, et c'est toi qui vas la créer.
Joséphine allonge son bras vers le pot et, délicatement, tourne sa main, pour que les graines quittent sa paume et viennent tomber sur le terreau. Du bout de son doigt, elle les enfonce légèrement, une par une. Elle sourit et me regarde à nouveau. Je vois dans son regard qu'elle a compris la portée de ce geste. Je lui souris en retour, absolument ravie d'avoir pu partager ce moment avec elle. Je sens néanmoins une certaine tristesse au fond de moi. Certes, l'espoir est né chez cette enfant, mais n'est-il pas vain face à la catastrophe qui s'annonce ? Je décide de garder ces pensées pour moi, je ne veux pas gâcher cet instant. Après tout, il faut continuer à sourire, c'est de cela aussi qu'est fait l'humain.