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— Mange ta purée, Jeanne !
La petite joue mollement avec la mixture, du bout des dents de la fourchette. La laisser refroidir la rendrait plus immangeable encore. Pas un argument suffisant pour ses parents. Le panais, ça lui donne des haut-le-cœur. « Le panais fait partie des légumes oubliés », a dit la maîtresse un jour. Du haut de ses six ans, Jeanne n'a pu s'empêcher de penser que si on les a oubliés, c'est peut-être pour une bonne raison.
Papa fait lui-même ses semis pour le jardin. « Pas question d'aller en jardinerie acheter des graines. On ne sait pas ce qu'ils mettent dedans ! » répète-t-il. Alors, d'une année sur l'autre, papa récupère sur les cadavres des plants de la saison passée les minuscules billes qui donneront naissance à la génération suivante.
Fatalement.
Une idée germe dans sa jeune cervelle. Pas de graines, ça veut dire pas de nouveaux légumes. Et donc pas de panais. Papa n'ira jamais racheter de semis en magasin. La solution est toute trouvée.
Papa fait sa sieste. Jeanne en profite pour investir son jardin. Direction la cabane, tout au fond. Pas de cadenas. Dehors, il fait encore un peu froid. Elle entre, se saisit de la grande boîte en fer contenant les sachets de graines artisanales et de la mini-pelle, sort, fait le tour, commence à creuser à l'abri des regards. Quand le trou est suffisamment profond, elle plonge le coffre puis le recouvre de terre qu'elle tasse bien. De toute façon, personne ne vient jamais ici, à part elle.
La fillette s'éloigne, satisfaite.
La vieille, elle, a tout vu. D'ici elle voit tout, de toute façon.
Un peu plus loin, une partie de cache-cache. Les amies qui se cachent où elles peuvent, au rythme du décompte à voix haute, rentrent le ventre pour ne pas dépasser du tronc du cerisier, se terrent à plat ventre, derrière un massif de pivoines.
Le seul gamin de la bande s'y dissimule déjà.
Ses joues sont de la même couleur que les fleurs.
— Oh, pardon !
— Ce n'est pas grave !
— Je vous ai trouvés tous les deux !
Tout autour de lui, c'est une symphonie de floralies en polychromie majeure. C'est beau comme un air de jazz. Mais souvent, ce qui distingue un air exceptionnel d'un simple bon morceau, c'est la blue note.
Sa note bleue.
Indigo, au milieu des corolles rubis.
Sa robe à elle tourne comme un tournesol face au soleil. Bleu plus jaune égal vert. Le cercle chromatique sait aussi se faire vicieux. Lui est vert de peur, au milieu de la verdure.
Mais ses doutes s'envolent face à elle quand lui-même s'apprête à partir.
— C'était bien, hein ?
— Oui, encore joyeux anniversaire...
Ses treize ans à lui seront dans quatre mois.
Mais il vient déjà de recevoir son plus beau cadeau, là, au creux de sa joue.
Psychotria elata.
La fleur du baiser.
La vieille essuie une larme du mouchoir qu'elle a extrait de sous sa manche de gilet.
Un peu plus loin encore, deux jeunes allongés, au beau milieu d'un lopin qu'on délaisse. Ici pas un légume. Mais la végétation y reprend tout de même ses droits. Les branches des arbres débordent au-dessus des cloisons mitoyennes, les gourmands déploient leurs grands bras maigres, s'entremêlent entre les rameaux sauvages, les troncs alambiqués où les insectes n'en finissent plus de se chasser-croiser.
Lui révise ses cours d'horticulture.
Elle repasse ses TD de pharmacologie. Ils ont le latin en commun.
Au creux d'elle germe déjà la vie.
De plus belle.
Toujours plus loin, malgré sa mauvaise vue, la vieille reconnaît très clairement le quatuor.
Leur jardin à eux est une vraie friche. Quel capharnaüm ! On ne distingue plus la moindre allée. L'homme étire ses grands bras pour écarter l'envahissant Weigela Variegata, en même temps qu'il laisse passer son épouse, ventre à terre. Le petit hurle à tout rompre, la plus grande se confond en excuses.
— Il a voulu récupérer son ballon, mais je lui ai dit que c'était dangereux les orties. Il ne m'a pas écouté !
— Mamaaaan !
— Ce n'est pas grave...
Elle se saisit d'une tige sur le sol sec, et de deux de ses larges feuilles qu'elle vient frotter sur le petit mollet dodu.
— Qu'est-ce que c'est ?
— Du plantain, mon chéri. Ça calme la douleur...
— Faut mettre du désinfectant, ose l'homme.
— Faut surtout que tu t'occupes ENFIN des mauvaises herbes ! Notre jardin ne ressemble plus à rien ! Et puis, c'est ton métier après tout !
— Parce que tu crois que j'ai le temps ?
— Et moi, alors ?!
Ça se rafraîchit, pense la vieille, tout en remontant son col de ses doigts noueux et de se couvrir la gorge des deux coins. L'orage arrive. C'est ce que se disent aussi sans doute les convives tout autour de la table de plastique blanc, juste à côté. La pelouse est tondue de la veille, les géraniums rubiconds s'épanouissent au creux de jardinières flambant neuf, tout comme le barbecue au gaz qui laisse échapper une forte odeur de produits...
— Je t'avais pourtant bien dit de faire brûler à froid avant de faire cuire quoique ce soit, Michel !
— Faire brûler À VIDE ! Sinon, ça ne veut rien dire...
— Tu m'as très bien comprise ! Et puis, le barbecue au gaz, de toute façon, c'est une aberration ! Rien ne vaut le charbon ! Tu aurais eu juste à prendre du petit bois pour faire démarrer le feu et c'était très bien !
— Allons, vous n'allez pas vous chamailler aujourd'hui ! dit l'oncle. Ce n'est pas tous les jours qu'on célèbre une mention très bien ! Hein, Cocotte ?
Cocotte rosit.
À ses côtés, une autre jeune fille aux joues pâles lui enserre les doigts sous la table, presque chastement.
C'est « une amie chère »...
Alpinia zerumbet.
La fleur de mon âme.
Les temps changent, pense la vieille. Et en même temps, pas tant que ça. On s'offrira toujours des fleurs. On se cherchera toujours la petite bête. Et on se balancera à la figure des noms d'oiseaux. L'essentiel, c'est qu'il y ait toujours des jardins pour assister à de tels élans.
Un dernier jardin, là, juste devant elle.
Au cordeau.
Rien ne dépasse.
Un potager, en rangs serrés. Des racines, des tubercules, des légumineuses. Des sillons tout droits desquels émergent de nouvelles pousses. Parfaitement parallèles. Un potager parfait. La promesse de nouvelles vies.
Là, un hôtel à insectes. Là encore, un parterre de lavande autour duquel dansent quelques rares abeilles, d'ultimes bourdons. Les branches des arbres fruitiers aux troncs blanchis, impeccablement taillés, supportent des fruits gorgés de sucre.
La vie.
Ou presque.
Ils sont quelques-uns. Les yeux embués de larmes malgré le soleil.
Ce n'est pas un jour comme les autres.
Le noir de leurs tenues jure avec les floralies préautomnales.
Ça sert de connaître quelqu'un au crématorium.
Ce n'est pas très légal. Mais après tout, on s'en fout.
Les deux femmes baissent la tête.
L'une tient l'urne, l'autre soulève le couvercle.
Un soupir à l'unisson laisse échapper quelques sanglots. Elles penchent le réceptacle, et la poussière grise s'envole, poussée par le vent tiède de septembre, pour mieux se répandre sur la multitude végétale.
Les enfants, à demi hermétiques au chagrin, poursuivent l'un des pétales de cendre qui vient atterrir, juste derrière la cabane.
Là, ils aperçoivent une boursouflure de terre, une dune d'humus. À son sommet, un lombric.
L'un le saisit, tandis que l'autre entreprend de creuser de ses doigts graciles, sans réfléchir, jusqu'à heurter quelque chose de dur.
Il n'en croit pas ses yeux.
— Maman ! Maman ! Un coffre !
Les deux mères accourent à l'annonce de la découverte.
Le trésor est déjà béant, dévoilant son contenu de petits sachets plastique.
— On dirait des graines, dit l'une d'elle.
Le mot « PANAIS » à l'encre à demi effacée sur une étiquette vient confirmer ses dires.
— Si tu veux, on les sèmera au printemps prochain, dit l'autre. Ça aurait tellement fait plaisir à mamie Jeanne...
Jeanne ne peut qu'acquiescer.
Toutes ces vies en un lieu unique.
Toutes valaient d'être vécues.
Toutes.
Au tour de la nouvelle génération de découvrir les légumes oubliés.
Et tout le reste.
Grand-Mère Jeanne poursuit son envol.
Certains de ses pétales s'échouant aux quatre coins du jardin.
Là où tout finit.
Et où tout recommence.
La petite joue mollement avec la mixture, du bout des dents de la fourchette. La laisser refroidir la rendrait plus immangeable encore. Pas un argument suffisant pour ses parents. Le panais, ça lui donne des haut-le-cœur. « Le panais fait partie des légumes oubliés », a dit la maîtresse un jour. Du haut de ses six ans, Jeanne n'a pu s'empêcher de penser que si on les a oubliés, c'est peut-être pour une bonne raison.
Papa fait lui-même ses semis pour le jardin. « Pas question d'aller en jardinerie acheter des graines. On ne sait pas ce qu'ils mettent dedans ! » répète-t-il. Alors, d'une année sur l'autre, papa récupère sur les cadavres des plants de la saison passée les minuscules billes qui donneront naissance à la génération suivante.
Fatalement.
Une idée germe dans sa jeune cervelle. Pas de graines, ça veut dire pas de nouveaux légumes. Et donc pas de panais. Papa n'ira jamais racheter de semis en magasin. La solution est toute trouvée.
Papa fait sa sieste. Jeanne en profite pour investir son jardin. Direction la cabane, tout au fond. Pas de cadenas. Dehors, il fait encore un peu froid. Elle entre, se saisit de la grande boîte en fer contenant les sachets de graines artisanales et de la mini-pelle, sort, fait le tour, commence à creuser à l'abri des regards. Quand le trou est suffisamment profond, elle plonge le coffre puis le recouvre de terre qu'elle tasse bien. De toute façon, personne ne vient jamais ici, à part elle.
La fillette s'éloigne, satisfaite.
La vieille, elle, a tout vu. D'ici elle voit tout, de toute façon.
Un peu plus loin, une partie de cache-cache. Les amies qui se cachent où elles peuvent, au rythme du décompte à voix haute, rentrent le ventre pour ne pas dépasser du tronc du cerisier, se terrent à plat ventre, derrière un massif de pivoines.
Le seul gamin de la bande s'y dissimule déjà.
Ses joues sont de la même couleur que les fleurs.
— Oh, pardon !
— Ce n'est pas grave !
— Je vous ai trouvés tous les deux !
Tout autour de lui, c'est une symphonie de floralies en polychromie majeure. C'est beau comme un air de jazz. Mais souvent, ce qui distingue un air exceptionnel d'un simple bon morceau, c'est la blue note.
Sa note bleue.
Indigo, au milieu des corolles rubis.
Sa robe à elle tourne comme un tournesol face au soleil. Bleu plus jaune égal vert. Le cercle chromatique sait aussi se faire vicieux. Lui est vert de peur, au milieu de la verdure.
Mais ses doutes s'envolent face à elle quand lui-même s'apprête à partir.
— C'était bien, hein ?
— Oui, encore joyeux anniversaire...
Ses treize ans à lui seront dans quatre mois.
Mais il vient déjà de recevoir son plus beau cadeau, là, au creux de sa joue.
Psychotria elata.
La fleur du baiser.
La vieille essuie une larme du mouchoir qu'elle a extrait de sous sa manche de gilet.
Un peu plus loin encore, deux jeunes allongés, au beau milieu d'un lopin qu'on délaisse. Ici pas un légume. Mais la végétation y reprend tout de même ses droits. Les branches des arbres débordent au-dessus des cloisons mitoyennes, les gourmands déploient leurs grands bras maigres, s'entremêlent entre les rameaux sauvages, les troncs alambiqués où les insectes n'en finissent plus de se chasser-croiser.
Lui révise ses cours d'horticulture.
Elle repasse ses TD de pharmacologie. Ils ont le latin en commun.
Au creux d'elle germe déjà la vie.
De plus belle.
Toujours plus loin, malgré sa mauvaise vue, la vieille reconnaît très clairement le quatuor.
Leur jardin à eux est une vraie friche. Quel capharnaüm ! On ne distingue plus la moindre allée. L'homme étire ses grands bras pour écarter l'envahissant Weigela Variegata, en même temps qu'il laisse passer son épouse, ventre à terre. Le petit hurle à tout rompre, la plus grande se confond en excuses.
— Il a voulu récupérer son ballon, mais je lui ai dit que c'était dangereux les orties. Il ne m'a pas écouté !
— Mamaaaan !
— Ce n'est pas grave...
Elle se saisit d'une tige sur le sol sec, et de deux de ses larges feuilles qu'elle vient frotter sur le petit mollet dodu.
— Qu'est-ce que c'est ?
— Du plantain, mon chéri. Ça calme la douleur...
— Faut mettre du désinfectant, ose l'homme.
— Faut surtout que tu t'occupes ENFIN des mauvaises herbes ! Notre jardin ne ressemble plus à rien ! Et puis, c'est ton métier après tout !
— Parce que tu crois que j'ai le temps ?
— Et moi, alors ?!
Ça se rafraîchit, pense la vieille, tout en remontant son col de ses doigts noueux et de se couvrir la gorge des deux coins. L'orage arrive. C'est ce que se disent aussi sans doute les convives tout autour de la table de plastique blanc, juste à côté. La pelouse est tondue de la veille, les géraniums rubiconds s'épanouissent au creux de jardinières flambant neuf, tout comme le barbecue au gaz qui laisse échapper une forte odeur de produits...
— Je t'avais pourtant bien dit de faire brûler à froid avant de faire cuire quoique ce soit, Michel !
— Faire brûler À VIDE ! Sinon, ça ne veut rien dire...
— Tu m'as très bien comprise ! Et puis, le barbecue au gaz, de toute façon, c'est une aberration ! Rien ne vaut le charbon ! Tu aurais eu juste à prendre du petit bois pour faire démarrer le feu et c'était très bien !
— Allons, vous n'allez pas vous chamailler aujourd'hui ! dit l'oncle. Ce n'est pas tous les jours qu'on célèbre une mention très bien ! Hein, Cocotte ?
Cocotte rosit.
À ses côtés, une autre jeune fille aux joues pâles lui enserre les doigts sous la table, presque chastement.
C'est « une amie chère »...
Alpinia zerumbet.
La fleur de mon âme.
Les temps changent, pense la vieille. Et en même temps, pas tant que ça. On s'offrira toujours des fleurs. On se cherchera toujours la petite bête. Et on se balancera à la figure des noms d'oiseaux. L'essentiel, c'est qu'il y ait toujours des jardins pour assister à de tels élans.
Un dernier jardin, là, juste devant elle.
Au cordeau.
Rien ne dépasse.
Un potager, en rangs serrés. Des racines, des tubercules, des légumineuses. Des sillons tout droits desquels émergent de nouvelles pousses. Parfaitement parallèles. Un potager parfait. La promesse de nouvelles vies.
Là, un hôtel à insectes. Là encore, un parterre de lavande autour duquel dansent quelques rares abeilles, d'ultimes bourdons. Les branches des arbres fruitiers aux troncs blanchis, impeccablement taillés, supportent des fruits gorgés de sucre.
La vie.
Ou presque.
Ils sont quelques-uns. Les yeux embués de larmes malgré le soleil.
Ce n'est pas un jour comme les autres.
Le noir de leurs tenues jure avec les floralies préautomnales.
Ça sert de connaître quelqu'un au crématorium.
Ce n'est pas très légal. Mais après tout, on s'en fout.
Les deux femmes baissent la tête.
L'une tient l'urne, l'autre soulève le couvercle.
Un soupir à l'unisson laisse échapper quelques sanglots. Elles penchent le réceptacle, et la poussière grise s'envole, poussée par le vent tiède de septembre, pour mieux se répandre sur la multitude végétale.
Les enfants, à demi hermétiques au chagrin, poursuivent l'un des pétales de cendre qui vient atterrir, juste derrière la cabane.
Là, ils aperçoivent une boursouflure de terre, une dune d'humus. À son sommet, un lombric.
L'un le saisit, tandis que l'autre entreprend de creuser de ses doigts graciles, sans réfléchir, jusqu'à heurter quelque chose de dur.
Il n'en croit pas ses yeux.
— Maman ! Maman ! Un coffre !
Les deux mères accourent à l'annonce de la découverte.
Le trésor est déjà béant, dévoilant son contenu de petits sachets plastique.
— On dirait des graines, dit l'une d'elle.
Le mot « PANAIS » à l'encre à demi effacée sur une étiquette vient confirmer ses dires.
— Si tu veux, on les sèmera au printemps prochain, dit l'autre. Ça aurait tellement fait plaisir à mamie Jeanne...
Jeanne ne peut qu'acquiescer.
Toutes ces vies en un lieu unique.
Toutes valaient d'être vécues.
Toutes.
Au tour de la nouvelle génération de découvrir les légumes oubliés.
Et tout le reste.
Grand-Mère Jeanne poursuit son envol.
Certains de ses pétales s'échouant aux quatre coins du jardin.
Là où tout finit.
Et où tout recommence.
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