Vierge et... mère

Toute histoire commence un jour, quelque part. Pour ainsi dire, un temps et un espace suffisent-ils à circonscrire en l’appréhendant le début d’une histoire, le tournant d’une vie, le point de rupture, l’instant où tout bascule. Voilà six mois que Grâce s’évertue à y travailler sa pensée.


Jeune fille, âgée de vingt-cinq ans, des formes généreuses, la peau foncée, le teint clair. Ses atouts physiques n’avaient pourtant de valeur et d’intérêt à ses yeux que leur état originel serait le plus préservé possible. Elle était naturelle et pure. Fervente chrétienne, elle était pucelle, chaste et fière de l’être. De sa pudeur tirait-elle son individualité, sa personnalité, son « soi ». De sa pureté revendiquait-elle éclat, honneur, dignité. Un scandale pour certains et un exploit pour d’autres, que de s’abstenir de tels ébats pendant un quart de siècle ! Grâce s’en prévalait comme d’un laurier. Oui, c’était possible. Elle en était la preuve. Les interpellations insolites de badauds rêveurs à son passage, les compliments ou commentaires lors d’éventuelles conversations liées à la sexualité étaient l’occasion d’une exaltation intérieure de la grâce qu’elle portait en sa personne.
Vierge, elle l’était. Elle ne l’est plus. Elle a pourtant essayé de se convaincre du contraire. Pourquoi serait-elle devenue indigne ? Ce n’était ni son vœu, ni son fait. Cette nuit-là, un inconnu s’introduisit dans la maison. Elle était seule. Ses parents qui résident avec elle étaient partis en voyage. Ce n’était pas un cambrioleur, aucun effet ne fut emporté. Il était venu pour elle. Et ça, elle le comprit à l’instant où elle s’aperçut de la présence d’un étranger dans sa chambre. Il était là, près de son lit, près d’elle, trop près...assez pour la museler une fois éveillée, ce qu’il attendit patiemment. Elle n’avait entendu aucun bruit d’effraction. Comment était-il entré ? Comment savait-il où se trouvait sa chambre ? Il est vrai que la maison n’est pas bien grande : cinq pièces, soit la salle de séjour, la cuisine, la douche commune, la chambre de ses parents et la sienne. Grâce savait qu’en se débattant, l’agressivité des gestes lui auraient causé des lésions importantes, risques d’infections. Elle fit tout l’effort de s’immobiliser. Elle fut transpercée, brisée. Son corps et son âme étaient en pleurs. Elle aurait voulu que son souffle s’éteignît. Malgré l’obscurité de la pièce, elle parvint à percevoir que son agresseur portait une cagoule. Quand il eut achevé son forfait, en se relevant l’agresseur la fixa et laissa tomber sur son front une goutte de larme. Grâce ne poussa aucun cri. Elle avait tellement honte. Alerter les voisins n’aurait servi qu’à alimenter les calomnies à son endroit. Ce serait accélérer son opprobre et celui de sa famille. Elle ne laissa échapper qu’un seul mot : « Pourquoi ? ». Une question pour son agresseur. Pourquoi arracher sa virginité à une innocente ? Par plaisir ? Admettons. Mais pourquoi versa-t-il une larme ? Des remords ? Un être assez cruel pour abuser d’une pucelle sans défense serait-il donc capable de remord ? Elle le maudit. Elle le maudit encore. Autant cette voix intérieure lui chuchotait de pardonner et de souhaiter du bien à quiconque la persécute, autant elle le maudissait. Davantage, maudissait-elle Dieu ; cet être suprême pour lequel, elle aura voué toute son existence. Où était-Il ? Pourquoi eut-t-Il laissé s’éteindre sa lumière ? Pourquoi l’eut-t-il laissée périr sous le joug de son bourreau ? Était-ce là la récompense pour s’être illustrée sa vie durant et avoir obéi au précepte de chasteté qui rencontre de surcroît le moins d’adeptes ? A quoi cela sert-il de Lui être fidèle si en retour Il frappe ses fidèles d’un tel glaive ? Pourquoi eut-Il permis qu’elle fût seule, sans ses parents à la maison ? qu’elle n’entendît pas ses pas -elle aurait certainement trouvé quoi faire pour l’empêcher de commettre son forfait- ? Pourquoi se morfondit-elle au point de juger inutile de crier ? Pourquoi l’avoir laissé partir impuni ? Pourquoi... Cette nuit-là, Grâce pleura en silence. Elle se sentait coupable, frustrée, dépérie, sans vie. Ses parents revinrent de leur voyage le lendemain vers six heures du soir. Elle ne leur fit point la confidence.

Vierge, elle l’était. Elle tâchait de le rester, du moins aux yeux de ses proches et de l’entourage. Elle devait rester celle qu’elle a toujours été en paroles, gestes et attitudes ; pour tous et pour elle-même. Personne ne savait. Personne ne devait savoir. Grâce avait décidé de vivre seule et en silence le cauchemar de l’acte odieux dont elle avait été victime, qui hantait toutes ses nuits et qu’elle ressassait en permanence. Il lui fallait préserver la forme d’une dignité sans fond. Grâce était devenue un personnage et sa vie une succession de scènes de théâtre. Elle ne désenfilait son costume d’apparat qu’une fois isolée, et face à sa réalité. C’est alors le moment d’interroger le ciel, d’interroger le passé : « pourquoi ? ». Peut-être que tout n’a pas commencé dans cette nuit obscure où cet étranger lui a volé son trésor. Et si la chute avait été amorcée à partir du jour où, remplie d’orgueil, elle se complut à dédaigner ceux et celles qui goutaient indûment au fruit défendu ? Serait-ce la sentence pour s’être idolâtrée ?
Il est vrai que Grâce célébrait sa virginité. Elle en faisait l’éloge à chaque fois que l’occasion s’y prêtait. Dominique peut en témoigner. Il est un voisin et ami de Grâce. Elle le considère d’ailleurs comme son frère et meilleur ami. Ils ont pratiquement grandi ensemble : ils ont fréquenté les mêmes établissements scolaires, les mêmes groupes à l’église ; ils habitent le même quartier. Ses parents disent qu’il connaît probablement Grâce mieux que lui-même. Dans le quartier, on s’étonne de ce qu’il n’y ait jamais rien eu de plus entre eux que de l’amitié. Grâce s’illustrait par sa beauté, sa perspicacité, sa gentillesse, son attention, sa piété. Elle était le prototype d’une éducation réussie, ce qui valait régulièrement à ses parents d’être tenus en modèles ou ironiquement calomniés dans le quartier. Dominique aurait eu le béguin pour elle qu’il se serait -de toutes les façons- abstenu de déclarer sa flamme. Elle célébrait tellement sa virginité qu’elle en venait à haïr l’idée de la perdre. Tout personne qui s’intéressait à elle en tant que femme, elle s’en éloignait de manière plus ou moins brusque selon les circonstances qui l’auraient conduite à s’en rendre compte. Elle détestait les hommes et le répétait constamment à Dominique. S’il tenait à rester son ami, il se devait de veiller à ce que jamais elle ne le voit comme un homme. Quant à Grâce, une telle idée ne lui aurait jamais traversé l’esprit. D’ailleurs, la saine amitié qui l’unissait à Dominique était le second laurier cher à son cœur. Cependant, à lui non plus elle ne fit la confidence jusqu’à ce que la survenue de la grossesse ne l’y contraigne.

Vierge, elle l’était. Elle ne l’est plus. Elle tâchait de le rester. En pensée, certes ; mais aux yeux de l’entourage, plus pour longtemps. Depuis cette nuit triste et noire, un mois a passé. Deux mois. Trois mois. La vigilance de la mère de Grâce n’en fut point trompée. Transparence oblige, elle en informa son époux. Grâce subit pendant des jours les supplices d’un sermon sur l’honneur et la vertu. Elle s’effondrait à mesure qu’ils lui disaient leur contrariété et qu’elle lisait la déception sur leur visage. Elle voulait tellement les rendre fiers. En lieu et place, elle a détruit d’un coup la réputation qu’ils se sont évertués à bâtir. Avaient-ils failli à leur mission éducatrice ? Pourquoi cela arrivait-il à leur famille ? à leur fille unique et seul espoir ? Mais Grâce non plus n’avait pas failli. Elle est restée chaste jusqu’au bout. Était-ce le bon moment pour enfin se confier ? Non, elle avait choisi de le garder pour elle. Que ses parents ou le reste du monde l’assimilent à une vulgaire dévergondée, volage et sournoise. Dans sa tête, elle restait vierge. Et c’était là le plus important, son équilibre intrinsèque. Pourquoi devait-elle culpabiliser ? La souillure de son corps vaudrait-elle automatiquement celle de son âme ? Elle devait aller jusqu’au bout : un mensonge après un secret engendre d’autres mensonges et d’autres secrets. Il fallait s’y préparer. Mais elle ne s’imaginait qu’elle pût tomber enceinte de son agresseur.
« Qui est le père ? » Grâce l’ignorait. Aucun indice sur l’identité de sa grossesse indésirée. S’en débarrasser ? Non, sa vertu et sa foi lui interdisaient tel crime. Elle ne l’avait pas voulu. Mais il est là. Cet embryon naîtra ; elle s’en fit la promesse. Parfois comparait-elle son expérience à une miraculeuse réincarnation de la Vierge Marie, son immaculée conception et le saint avènement du Sauveur du monde en son sein. Il manquait juste l’Epoux qui assumerait, comme Joseph dans la Bible, la paternité de l’enfant Jésus.
Vierge, elle l’était. Elle ne l’est plus. Désormais, elle est mère. Le dernier de ses vœux. Elle a tant souhaité revêtir le vieil homme pour jouir comme auparavant de sa saine chair, loin des tendances concupiscentes de gents pernicieuses et vectrices de souillures. Seulement, c’était sans compter les railleries et l’arrondissement progressif de son ventre, lesquels faisaient en sorte de lui rappeler sa triste réalité. Oui, elle est d’ores et déjà mère. Son devoir et sa prière : trouver un père à son enfant. Dans le même temps, ses parents maintenaient la pression : « Qui est le père ? » Grâce sentait l’étau se resserrer. Elle étouffait. La situation n’était plus gérable. Elle alla trouver Dominique. Après tout, c’était la seule famille crédible qui lui restait. Il avait aussi remarqué les mutations dans sa morphologie et les tensions entre Grâce et ses parents. Elle lui raconta les détails de sa mésaventure. Ce fut tellement douloureux de rouvrir cette plaie. Elle pleura. Il pleura. Il la réconforta et offrit de garder son secret et d’être le père de son enfant. Après des jours d’hésitation, ils se mirent d’accord. Dominique, Grâce et son futur bébé allaient former une famille, dûment constituée ainsi que le prescrit l’église.
Cela fait un mois qu’ils ont convolé en justes noces, selon la formule consacrée : « devant Dieu et devant les hommes ». Devant les hommes, assurément ; mais devant Dieu ? Grâce et Dominique savaient bien qu’ils passaient un contrat simplement pour offrir à cet enfant qui naîtra un cadre digne pour sa croissance selon les valeurs chrétiennes qu’ils prônent. En tant qu’époux Dominique et Grâce avaient convenu de n’avoir aucune intimité jusqu’à ce que cette dernière y soit disposée. Elle s’excuse sans cesse de lui infliger telle pénitence. Le cauchemar de cette nuit sombre ne l’a toujours pas quittée. Elle s’en veut tellement de prendre en otage la vie d’un homme si bon, son ami et son frère, pour l’unique intérêt de son enfant. Elle ne manque pas de lui demander pardon. Dominique en est parfois agacé, mais il s’efforce de rester aimable et accueillir avec sourire et tendresse les paroles de son épouse aimée. Oui, il a toujours aimé Grâce et rien de ce qu’elle dit ou fait ne le laisse indifférent. Ces gestes l’émurent tellement qu’hier, il se leva au milieu de la nuit pour prier. Il alla s’agenouiller au pied du meuble aménagé à cet effet à l’angle de la salle de séjour de leur domicile conjugal, pendant que Grâce restait endormie dans le lit. Son intention consistait en une contrition. Il se sentait coupable de la douleur de Grâce à l’idée de le contraindre à ne pas consommer leur union. Il récita deux dizaines de son chapelet à la Vierge Marie. Puis, il adressa cette prière : « Oui Seigneur, tout est de ma faute. Je ne pouvais pas me permettre de la perdre. Je ne pouvais risquer plus longtemps qu’un autre l’ait avant moi. Je devais être son premier et son unique. Et je l’ai été. Ça m’a brisé de l’étreindre de cette façon. Mais elle ne me laissa pas le choix. J’ai désormais la chance de me racheter et effacer le triste souvenir que j’ai marqué dans son esprit. Je promets d’être le meilleur des époux, le meilleur des pères pour mon fils. » Il exécuta ensuite les trois dernières dizaines de son chapelet et rejoins Grâce dans leur chambre. Cela ne faisait pas très longtemps que cette dernière l’eût précédé dans la pièce. Elle feint de dormir. En réalité, elle avait tout entendu. Elle allait se chercher un verre d’eau dans la cuisine quand elle surprit la confidence. Depuis lors, elle pleure de nouveau en silence. Son époux, son confident, son ami et son frère si cher à son cœur : c’était donc lui !
Vierge, elle l’était. Elle ne l’est plus. Elle est mère et épouse de celui par le forfait pernicieux duquel sa vie est ce qu’elle est. A cause de lui, elle a cessé d’être grâce. Non, ce versant de son histoire n’a pas commencé cette nuit-là. Le départ date du jour de leur rencontre. Elle le maudit. Elle le maudit encore. Que fera-t-elle de Dominique ? Lui pardonner ? Non, il ne le mérite pas. Seul Dieu est capable d’une telle miséricorde. Lui ôter le souffle de vie ? Non, aussi grande fut-ce sa colère, elle n’en serait pas capable. Lui ôter la vie ? Mais comment ? Il lui a bien ôté la sienne sans la tuer. Elle en ferait de même. Elle s’assurerait que plus jamais il ne l’étreigne. Oui, elle l’émasculerait. Ainsi, ils resteraient une famille, leur enfant auraient des parents qui l’aiment. Seulement, ni Dominique, ni Grâce n’aurait de vie. N’est-ce pas une solution juste ? Il le ressassera et l’apprendra autant qu’elle l’a appris : toute histoire commence un jour, quelque part. Pour ainsi dire, un temps et un espace suffisent-ils à circonscrire en l’appréhendant le début d’une histoire, le tournant d’une vie, le point de rupture, l’instant où tout bascule.