Une vie naissante

Lire et écrire sont les plus beaux plaisirs de la vie... Profitons-en !💥

Image de Jeunes Écritures AUF RFI - 2022
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« Maître ? Vous plaisantez ? Vous pouvez me cogner, comme l'ont fait tous les autres, mais je ne vous appellerai pas maître. Jamais une sottise de telle envergure ne sortira de ma bouche. Je sais que ce titre que vous osez me demander n'a pour but que d'assouvir votre estime personnelle inexistante. Bien entendu, je pourrais le faire. Oui, je pourrais vous appeler maître pour vous aider à booster ce mal-être qui ronge votre petite personne. Mais je ne le ferai pas ! Car même à réfléchir à l'idée d'être votre neveu, je me sens pris d'une grande répugnance quand je vois dans quel genre d'histoire vous vous êtes fourré. Vous souvenez-vous de quand j'étais petit, c'était vous qui m'encouragiez à étudier mes leçons, attestant qu'un jour, je pourrais devenir un homme responsable et utile à la société ? Regardez-moi maintenant ! ».

Je me trouve là, derrière cette fenêtre occultée qui me sert de porte à écouter le discours déchirant de quelqu'un dont on exige la soumission. La curiosité me pousse à me rapprocher de l'orifice situé sur le côté du chambranle. Je monte sur un vieux seau, usant d'une extrême prudence pour ne pas me faire remarquer par les membres de cette assemblée nocturne.
Et là, dans la lumière vacillante des bougies, je discerne mon père, la main portée sur la tête d'un homme agenouillé, dont l'apparence est frêle, la peau sèche et le visage couvert d'une sueur que je devine glaciale.
Quelques vieillards du village entourent le pauvre bougre. Ces anciens sont tous de réputation douteuse. Parmi eux, Alabi, dont on dit qu'il est pédophile et malfaiteur. Je reconnais aussi Savanette ; elle n'est pas la plus calme du groupe. L'octogénaire est supposée être responsable de cas isolés d'infanticides. Cette rumeur lui vaut la méfiance des villageois depuis plusieurs décennies.
La gravité de la situation est palpable en cette nuit où la lune éclaire de sa froideur argentée le monde des humains.

Levant les yeux vers mon père, le supplicié se remet à parler avec beaucoup d'amertume et de douleur.
- Oncle Eddy, vous rappelez-vous du jour où vous m'avez fouetté parce que je ne voulais pas aller à l'école ? C'est maintenant que je réalise que vous l'avez fait, non pour m'encourager, mais pour me détruire, car vous ne désiriez pas ma réussite. Vous êtes mon oncle, que diable ! Qui aurait cru qu'un jour vous seriez en mesure de me faire ça ? Cette mascarade avec ces vieux qui vous accompagnent ? Oh, rien ne m'étonne de ces gens-là. Mais, vous !
Le condamné avale sa salive et continue sur un ton un plus dur.
- N'osez plus me demander de vous appeler maître ! Ingurgitez d'un seul trait cette impertinence ! Je ne suis pas votre esclave. Vous n'êtes qu'un vil malandrin de sombres sentiers. Vos acolytes et vous mangez la chair humaine et buvez la moelle des morts. Le cœur vous a déserté. Vous m'avez fouetté, torturé, blessé, amené ici pour me juger ! Pourquoi ? C'est vous qu'on devrait juger car le seul mal que j'ai fait, c'est d'avoir eu la malchance d'être né dans la même famille que vous !
- Tais toi, zombie stupide ! Répond mon père en lui assénant un coup sur le visage. Tu es né brillant, tu apprends trop bien à l'école tandis que mon fils n'est tout au plus perspicace. Comment devrais-je supporter que toi, l'enfant de ma petite sœur, sois un surdoué alors que mon fils est un idiot ?

Soudainement me monte à l'esprit que c'est aujourd'hui que mon cousin bien-aimé a été inhumé. Il a cessé d'être à cause d'une maladie inexplicable aux dires des médecins. C'est donc lui le zombie. Je ne peux et ne veux le croire. Peter est là, en chair et en os, portant les vêtements des obsèques, séquestré et traité comme un moins que rien. Non ! Ça n'a pas de sens ! Il est plus de minuit et ces gens ne dorment pas encore ? Est-ce un mauvais rêve ? Peut-être ai-je attrapé la fièvre et le délire m'hallucine ? Non, c'est impossible ! Mon père capable d'une telle méchanceté ? De pareille cruauté ? Oh malheur, ce n'est pas le fruit de mon imagination. C'est l'âpre réalité qui me frappe le visage.
Que faire ? Alerter la police ? Mauvais choix car dénoncer mon père pour ses agissements criminels me retomberait dessus. Je serais le paria de la famille et de la communauté. Pas le temps de tergiverser ; Il y a urgence ! Une seule question mérite réponse. Comment aider mon cousin ? Il n'est pas vraiment mort ; quelqu'un l'a zombifié. Il reste vivant et je dois l'aider à s'évader. Le risque qu'il raconte tout cela à ma tante et que ses confidences portent préjudice à mon père est réel. Mais qu'importe, il s'agit d'une vie humaine, de mon sang de surcroît !

Malencontreusement pour moi, le vieux seau sur lequel je suis perché se casse. Je me retrouve trébuché sur le sol ; deux hommes m'attrapent. Ils me conduisent à mon père dont l'air irascible me glace le sang. J'en tremble d'effroi, je me vois déjà mort.
- Que cherches-tu à cette heure ?
- Heu... Père, je n'arrivais pas à dormir, je suis sorti regarder les étoiles.
- Ne t'ai-je pas interdit de mettre les pieds dans la cour la nuit ? As-tu vu quelque chose de particulier ?
- Non, papa, mon pied a buté contre un seau. Le choc l'a cassé et ces personnes m'ont attrapé.
- Ne refais plus jamais ça, sinon tu vas me trouver. Tu as compris ? Retourne dans ta chambre !
Il ne faut pas me le dire deux fois. Je rejoins à grandes enjambées ma crèche. Le seul objectif désormais est de planifier la libération de Peter. Demain, je rendrai visite à « Grann Yaya », ma grand-mère. Elle sait beaucoup de choses sur les zombies. D'après la tradition, lorsqu'un zombie mange de la viande et du sel, il redevient humain. Il faut que j'en aie le cœur net. C'est vital pour mon cousin !

La nuit suivante, je suis aux aguets dans les parages du péristyle de mon père. J'attends le moment opportun pour mettre à exécution mon plan. Il est plus de vingt-trois heures, tout le monde semble endormi. Je passe à l'action.
Après avoir débarrassé Peter de toutes ses entraves, je lui donne à manger la viande et le sel préparés par grand-mère. Ensuite, nous détalons dans l'obscurité. Courir droit devant nous à en perdre haleine pour son salut !

Aux premières lueurs du jour, alors que nous prenons un peu de repos dans une brousse, Peter me raconte ce qui lui est arrivé.
- Mon cher cousin, tu as un bon cœur, tu es un homme courageux, je te remercie ! Ton père et ses complices m'ont beaucoup saccadé, depuis le jour de mon enterrement. Ce jour où l'on m'a enlevé dans le boulevard des allongés était le plus mauvais de ma vie. Mon esprit se mouvait au-dessus de la fosse mortuaire. J'ai vu tous les gens décédés du quartier. Je me réjouissais de revoir Lydia, ma petite amie que j'aimais tant. Mais dans la nuit, oncle Eddy est venu me chercher. C'est lui qui a tendu l'embûche, avec un chapeau noir et une corde en latanier. Se tenant derrière le sépulcre, il a débité un libera, mentionnant mon nom trois fois. Le tonnerre grondait, les éclairs zébraient le ciel. J'ai entendu les cris de différents animaux, la terre s'est mise à trembler, le vent à souffler en fortes rafales. Alors, ton père a récité cette prière : « Oh chien noir, oh baron, Oh maîtresse Brigitte, bonba, baka, gika, je viens récup... ». Je n'ai pas entendu la suite de sa litanie car mon corps remontait du tombeau pour ne plus faire qu'un avec mon esprit. Oncle Eddy m'a ensuite servi trois gifles, m'a ligoté, tabassé, avant que je sois amené chez lui pour sceller mon sort.
- Que c'est triste cousin, je ressens de l'empathie pour toi. Tu es libre maintenant, que comptes-tu faire ?
- Oui, je me sens libre et libéré. Je suis vivant grâce à toi. Mais tout le monde au village sait que je suis mort. Je suis un zombie. Je ne peux pas retourner là-bas, il me faut partir très loin.
- Je t'accompagne cousin, ma place n'est plus au village. Allons chercher ensemble cet endroit sécuritaire où mener une « vie naissante ».

Les deux jeunes gens reprennent la route, le cœur gonflé par ce lien indéfectible qui les unit désormais : la fraternité.