Une nuit à Constantine

« Toute histoire commence un jour, quelque part, car le lieu et la date ne sont pas indifférents. En 1960 dans la ville de Blida où j’étais englué en tant que sous-lieutenant dans la guerre d’Algérie, pour celle qui me concerne.
Chaque fois que je le pouvais, je quittais la caserne ; la vie coincée là-bas m’était insupportable ; tous ces gens sacrifiés, dont tellement d’innocents et de familles détruites, plongés dans le malheur. Exaspéré aussi par ma propre personne après mon mauvais choix d’avoir choisi l’armée en pensant bien à tort qu’il n’y aurait plus de guerre après celle de quarante. Je ne croyais plus en rien ; déjà six mois là-bas et les choses s’empiraient. Je n’aimais aucun des camps : ni les colons français, ni les moudjahidines, ni les pauvres petits blancs, à la Albert Camus, ni le gouvernement, actuel ni à venir. Je pris goût à l’alcool, aux femmes de mauvaise vie, qui en marge de tout, me semblaient conserver un fond d’humanité. Et chose plus étonnante, je me pris de passion pour la musique malouf. Blida, la ville des roses, édifiée spécialement pour les Arabes d’Espagne retournés au Maghreb après la reconquête des armées catholiques et la chute de Grenade, en était imprégnée. J’étais devenu accro au point d’avoir écrit les paroles en français d’une trentaine de chansons sur base de la musique, sans même me référer aux textes d’origine. Cette plainte me parlait, s’adressait à mon spleen ; les notes devenaient des mots qui sortaient de ma bouche déjà tout versifiés pour s’adapter au rythme. J’imaginais la voix, voilée, plaintive et triste, du grand Raymond Leyris, gémissant les couplets, entrecoupée de celle, fraiche, limpide et moqueuse d’une jeune scugnizza qui chante les refrains.
La vie continuait, davantage à Blida, moins meurtrie qu’à Alger par tous les attentats commis par le FLN et la traque sans merci de la 10ème DP du Général Massu, qui avec ses méthodes contre les droits de l’homme les a tous arrêtés. Vraiment une sale affaire, qui ne s’est pas arrangée sous l’égide de De Gaulle. L’abandon des Harkis , désarmés par l’armée et trahis par la France, que De Gaulle incarnait, dans les accords d’Évian, m’apparait comme un crime. Il leur avait promis de les ramener en France et de leur accorder la citoyenneté et il ne l’a pas fait, de peur que son village doive se rebaptiser « Colombey les mosquées », au lieu « des deux églises ». Plus de cent mille d’entre eux ont été égorgés au départ des Français. J’en parle d’autant plus fort, même si je heurte certains, que j’avais un ami algérien à l’armée ; le chef mécanicien, responsable des avions sur l’ensemble de la base. Un garçon compétent et ouvert sur le monde qui avait profité de ses bons résultats dans les écoles françaises pour obtenir une bourse. Il s’était éloigné, autant qu’il avait pu, des schémas familiaux dictés par la charia suite au suicide de sa sœur. Un matin, un passant a sonné à la porte qu’il est venu ouvrir. La sœur d’Abdel pendait, accrochée par le cou au balcon de fer forgé. Son père l’a détachée sans même verser une larme. Depuis quand les jeunes-filles refusent l’obéissance qu’elles doivent à leur père. À l’inverse, c’était elle qui projetait la honte sur une famille honnête. Une rigueur de principe qui apparaît bien dure au dépend de l’amour qu’un père doit à sa fille. Abdel avait douze ans et il les détestait, tant sa mère, que son père. La France représentait un niveau supérieur de civilisation, de dignité de l’homme et d’amour de la femme. « Ils ont Dieu à la bouche tout au long de la journée, mais ils sont incapables d’aimer leurs propres enfants », m’avait-il expliqué. Il dirigeait chez nous, à l’âge de trente-deux ans, une équipe de sept hommes. Vraiment un type valable. Sur son propre versant d’indigène algérien, il était tout autant perdu que je l’étais sur mon versant français, par ces crimes réciproques,... auxquels nous prenions part sans l’avoir souhaité. On se croisait en ville aux concerts de malouf, dans les bars ou aux putes et on se saluait en gardant nos distances. Un jour à la caserne, il est venu vers moi, et il m’a demandé si cela m’intéressait, puisque j’aimais le malouf, d’assister au concert du prince de cette musique samedi à Constantine. Cheick Raymond y chantait avec son acolyte, un bon violoniste du nom de Ghrenassia, et son orchestre complet. Il avait le moyen d’obtenir deux billets par un ami d’ami. Abdel était lui-même un excellent luthiste. Nous nous faisions une joie, comme des adolescents, de cette expédition. On y alla en car. Au moment d’y prendre place, il reconnut au fond, à la dernière rangée, une jeune voisine qui faisait le voyage derrière des lunettes noires et un chapeau à bords. Profitant certainement de l’absence de ses parents partis comme chaque année faire le pèlerinage.
— C’est une joueuse de flûte, passionnée tout comme nous d’Arabo-Andalouse, je te fiche mon ticket qu’elle va où nous allons. Et elle prend de grands risques pour assouvir sa soif de chansons sentimentales; comme quoi la passion conduit à s’écarter de la voie du Seigneur ! dit-il avec sarcasme. Son père est un dévot qui a fait sa fortune dans les pompes funèbres. Il a promis sa fille à un caïd local, qui a volé les terres des petits exploitants, en faisant du dumping sur les prix des moissons. Il aura Djamila le jour de ses dix-huit ans, c’est-à-dire prochainement.
Le coup de foudre me frappa, comme une voiture lancée qui vient vous percuter sans qu’on l’ait vue venir. Un visage d’une douceur, que l’on n’imagine pas avec une perversion, esquissée au crayon, qui en souligne l’attrait, d’autant plus vénéneux qu’on n’en a pas conscience. Pas tellement mon genre, que je me rends compte maintenant, tout en la décrivant. Mais les mots ne comptent pas ; elle ne serait pas jolie, que cela ne changerait rien à l’étrange sortilège dont je fus la victime. J’ai envie de l’aimer, de la sortir de son trou et de la dévier de son destin injuste. De lui révéler le monde et toutes ses merveilles, dont elle demeure coupée, pour qu’elle vole de ses ailes.
— Propose-lui notre escorte, intimai-je à Abdel.
La jeune-fille accepta, avec reconnaissance, l’aimable proposition faite par son voisin, et nous l’accompagnâmes à travers les ruelles et sur la grande passerelle jusqu’à ce beau théâtre, qui passe pour un chef-d’œuvre du dix-neuvième siècle. C’était un grand concert, donné par le génie de cette musique envoûtante aux enfants de sa ville des deux communautés qui y étaient sensibles : les Arabes et les Juifs d’origine espagnole, établis tous les deux depuis le seizième siècle. Les chrétiens algériens n’ayant jamais appris plus de dix mots d’arabe. Au plus fort de la soirée, où elle est exaltée, quand la voix de Raymond s’empare des aigus, que le luth virtuose, le violon gémit et la flûte vrille dans l’air au dessus de l’orchestre comme un serpent à plumes au rythme des tambourins, je lui ai pris la main et la lui ai baisée un genou sur le sol. Puis je l’ai emmenée au château de Versailles en face de l’opéra dans la suite royale. J’ai sucé tout son corps, lui ai dit des poèmes et des obscénités ; je lui appartiendrais tant que je serais vivant, elle était ma princesse, ma beauté d’orient, je ferais tout pour elle. Puis j’ai plongé en elle, je suis resté en apnée au bord de l’inconscience dans un temps suspendu jusqu’à ce qu’elle explose et que j’expire ensuite. Puis j’ai ressuscité et j’ai recommencé et suis mort à nouveau. Et quand le lendemain, l’aurore aux doigts de rose est entrée dans la chambre pour caresser son front, j’ai appelé un carrosse et je l’ai regardée, rentrer subrepticement sans que personne ne l’ait vue. J’ai cru à ce moment, en marchant le long de la route, sur le chemin de la caserne que j’avais changé sa vie, qu’on partirait ensemble, qu’elle s’envolerait d’ici, libérée et heureuse. Mais je n’ai rien compris ; elle ne répondait plus. J’ai cru devenir fou et je lui ai écrit: « mais tu vois bien qu’on s’aime, nos corps ne peuvent mentir ! Fuyons d’ici ensemble avant qu’ils ne reviennent ! La réponse me parvint sous la forme d’une lettre, portée par un enfant. Quand je la décachetai, je ne pus pas la lire ; elle était en arabe.
Abdel la lut d’abord avant de me la traduire.
— Elle est criblée de fautes que c’en est pitoyable, dit-il en préambule.
— Vas-y lis Alexis, lui dis-je pour plaisanter, ne pressentant rien de bon.
— Accroche-toi bien mon vieux, répondit mon ami.

Monsieur,
Vous êtes devenu fou, quelles insinuations, on ne se connaît pas, vous avez du rêver. Cessez de m’importuner et de me harceler de vos insanités. Si vous vous adressez à moi encore une fois, j’aviserai mon promis et vous en rendrez gorge.
Salutations
— Gloups, mais c’est incroyable ! Quelle est ton opinion ?
— Vraiment ?
— Mais oui, je te le demande !
— Raisonnons par l’absurde, de manière théorique, si tu en es d’accord.
— ?
— Supposons que la belle se soit laissé enlever. Sous l’effet de l’amour, suite à la nuit magique que tu lui as offerte. Bien que l’on n’accorde pas, dans notre société, une valeur comparable à l’amour que chez vous. On dit que cela vient après, à force de l’habitude, et pas initialement. Je te signale aussi que la nuit magique pour nous, est une nuit religieuse et non une nuit de baise selon notre entendement.
— OK, supposons cela, répondis-je énervé.
— Dès la première minute, tous les ennuis commencent : tu dois la transvaser à Paris tout de suite, mais elle n’a pas de passeport. Tu ne peux quitter la base sans une longue procédure. Et vous risquez en plus de vous faire assassiner par les hommes du caïd. Et si tu y arrives, il te faut l’installer seule le temps que tu la rejoignes. Or elle ne sait rien faire à un point pas possible, que tu n’imagines pas. Est-ce que tu sais seulement qu’elle ne parle pas français, car comme je l’imagine, vous n’avez pas passé la nuit à converser ! Toute son éducation n’a visé à cela, sois belle et désirable, capricieuse si tu veux, car là est ta valeur, mais sois la plus inculte qu’il soit possible de l’être, pour être dépendante de l’homme qui t’acquerra. Donc dans un deuxième temps, tu ne la supporteras plus ; elle ne te donnera rien, elle ne pensera qu’à elle-même et elle te reprochera d’en faire trop peu pour elle, de ne plus la traiter comme la princesse qu’elle est. Et son infantilisme, qui t’a séduit hier soir, te sera insupportable. Cela deviendra l’enfer, tu la détesteras, tu peux me croire mon ami !
Abdel, qui avait l’âge d’être mon frère aîné, et qui me voulait du bien, était très convaincant. Devant mon effarement, il finit l’analyse en entrant maintenant dans le vif du sujet.
— Arrêtons maintenant de raisonner par l’absurde, et revenons au réel ! Voilà ce qui s’est passé concrètement dans ton cas, qui je le reconnais est extraordinaire à cause de circonstances conjuguées inouïes. Une nuit de pleine lune où l’ensemble des étoiles vont t’être favorables; une chance sur un million que cet alignement de planètes propices se produise dans le ciel. La belle transgresse déjà les règles de la soumission, qu’elle se doit de respecter, en venant au concert par passion du malouf. Elle fume un peu de shit (je l’ai senti dans le car), pour se donner le courage de sortir de chez elle en l’absence de ses parents et de son fiancé. Elle monte dans l’autobus, quand même un peu crispée, et tombe sur un voisin en qui elle a confiance, compte tenu de son rapport hostile à l’oppression que subissent les femmes parce qu’elle sait que sa sœur en fut elle-même victime. Elle se sent plus à l’aise d’être en bonne compagnie ; la peur s’éloigne d’elle et c’est l’excitation de braver l’interdit qui vient la remplacer. La nuit lui veut du bien, elle le sent sur sa peau, elle va bien s’amuser. La traversée de la ville sous notre chaperonnage est un enchantement. La lune donne une lumière irréelle et magique aux immeubles des boulevards. Et cette longue passerelle au dessus du précipice qui permet de franchir un obstacle naturel, mis là par le Seigneur pour séparer deux mondes, n’est-ce pas un message ? On dirait le tableau d’un peintre symboliste d’origine germanique. Le concert est grandiose, elle entre presqu’en transe, le shit fait son effet en tant qu’aphrodisiaque, tu es beau comme un dieu, tu te prosternes à ses pieds, comme devant une déesse. Il suffit qu’elle sourie quand tu lui prends la main, au lieu de te repousser et l’impensable se passe ; l’impensable en très bien ! Je la vois qui se touche plusieurs fois l’entrejambe avant de se décider. Elle extrait de sa poche une boulette de hachisch et la chique nerveusement comme un dernier coup de pouce pour vivre l’interdit. Elle se laisse enlever dans le palace d’en face. Elle est déjà en faute, un peu plus un peu moins, qu’est-ce que cela va changer ? Elle est loin de chez elle, dans cette ville étrangère où personne ne la connaît, c’est la nuit ou jamais, elle en a bien conscience. Elle va se laisser aller à la lascivité et elle va transgresser toutes les règles établies une seule fois dans sa vie au profit de son désir. Son mariage est prévu pour la semaine prochaine. Et quand elle rentre chez elle, alanguie de musique, de sexe et de hachisch... et je dirais même d’amour, elle croit à un miracle, car elle s’en est sortie. Elle vient de vivre en une nuit, tout ce qu’une femme libérée ne pourra obtenir en une longue trajectoire, parsemée de problèmes, d’angoisses existentielles et de soucis d’argent. Elle n’a aucune envie d’une vie indépendante, pour laquelle elle sait bien qu’elle n’est pas préparée. Et de toutes les façons, en tant que non musulman, elle n’envisage même pas un avenir avec toi, c’est totalement « haram  », comme on lui a appris depuis qu’elle est petite. Tu n’as été pour elle qu’une passade mon ami ! Tu fus l’enterrement de sa vie de jeune-fille, en ni vu ni connu. Elle peut dès à présent épouser le caïd qui dirigera sa vie sans avoir de regret de ce qu’elle aurait manqué. Mais pour que tout cela marche, il faut absolument que tu ne la pourchasses pas de ton assiduité. D’où la présente lettre : « Comprendo mon ami ? »
Sans me vouloir du mal, Abdel était hilare de ma lourdeur d’esprit et de mon romantisme à la noix de coco. Il conclut par ces mots.
— Si elle parlait français et qu’elle avait quand même utilisé l’arabe pour écrire cette lettre, je lui aurais prêté une grande intelligence. En me la faisant lire pour que je te la traduise... et que je te la commente, comme je viens de le faire, tu gagnes ipso facto, une analyse de texte, ma foi assez brillante, dit-il en faisant mine de se rouler les moustaches à la Hercule Poirot.
— Tu peux me faire confiance, mon ami Jacques Martin, élevé en internat de confession catholique dans le centre de la France, en dépit de cette lettre qui t’envoie sur les roses, elle ne t’oubliera pas, dit-il en souriant, une main sur mon épaule.

Je lui rendis son sourire et sa tape sur l’épaule, un peu plus violente qu’il n’aurait convenu.