Un Totem

Toute histoire commence un jour, quelque part comme, il y a longtemps, pas si longtemps, au Sorai, le grand pays des petits-fils de Soni Ali ber et d’Askia Mohamed, ce vaste territoire des rives du Niger où, un interdit, un appétit et la fierté d’une moustache entacha un jour, la quiétude du pays, qui ne connaissait ni sécheresse, ni disette.
Les terres étaient fertiles, les pluies abondantes, le fleuve toujours en crue, les rizières petites mais surabondantes. Le pays luxuriant de verdure, les animaux gros et gras. On travaillait peu, mangeait bien, si bien qu’on trouvait le loisir de dédaigner les haricots, le sorgho, le fonio, le manioc si prisés ailleurs et, qu’on offrait ici aux animaux. La cuisson de tels aliments dans un foyer exposait, ce dernier à la risée du peuple qui rivalisait d’embonpoint.
On se délectait plutôt de lait, de miel, de viande, de riz et de poisson. Oui de la bonne chair de poisson dont regorgeaient les eaux du fleuve généreux. Du poisson on en fumait, en séchait dans les cours, sur des hangars, sur des toits et des tréteaux. Du, poisson on en mangeait de gros, de très gros, de toutes les espèces, oui de toutes les espèces sauf le silure que le peuple reconnaissait pour son totem. Quand on en capturait dans ses filets, on le libérait et le remettait à l’eau.
Non, le silure, ce poisson au corps allongé, à la tête grosse et plate, aux barbillons longs et traînants, personne n’en mangeait au pays Sonrai. Ceux qui s’y hasardaient, tombaient malades de cette maladie qui leur irritait la peau avec ici et là des boutons et de terribles démangeaisons cutanées, au pire une desquamation ponctuée de la peau.
Alors, malgré la douceur et la saveur de sa chair, personne ici n’en mangeait, oui personne jusqu’au jour où, un homme d’un certain esprit, d’une certaine civilité, trouva idiote cette histoire de totem, pure superstition. Ce phénomène d’homme, Halido, était un homme de l’acabit des guerriers sonrai avec une tête dolichocéphale, des yeux gros et clairs, un nez fondant sur une moustache dense et ronde, des épaules carrés, des bras et des pieds de gladiateur. Lui, il osa goûter, adorer la chair de silure et n’accusait nulle irruption de bouton, nulle démangeaison, nul effritement de sa peau.
Avec son mettre quatre-vingt et cinq, Halido se moqua du tabou, se gavait bonnement de chair de silure, cette espèce qui proliférait et emplissait sans cesse les eaux du Niger. Il en mangeait, en mangeait fumé, séché, cuit, en mangeait dans le riz, dans le couscous, dans toutes les sauces. Il n’en mangeait que ça comme poisson. Aussi, il prenait du poids, gardait la peau saine, le ventre bedonnant, cultivait sa moustache qui lui tombait sur ses mâchoires saillantes. Cette moustache, il en était fier, si fier qu’il l’enduisait de beurre de karité, la peignait à longueur de journée.
Elle était d’une rare beauté que les femmes s’en fascinaient et venaient de tous les confins du sonrai pour l’admirer. Les hommes s’en jalousaient. Il se gardait alors de la couper, mangeait de sa gourmandise, polissait ses poils. Il pêchait les matins, se gavait. Entre deux repas, il regagnait la palabre du village d’où, on pouvait voir rentrer des pêcheurs attardés, s’enorgueillir de la valse des rizières battues par la brise du soir.
Un matin alors, où Halido assis sur un bout de sa pirogue, étalait ses filets pour une nouvelle belle prise, une sorte de masse brune jaillit des eaux et s’agrippa à ce qu’il avait de plus beau au visage. De ses gros yeux, il épia l’indélicat visiteur qui mordait ses poils. Il n’eut pas de peine à reconnaître sa pitance qui se débattait là à un bout de sa célèbre moustache. Il libéra la main droite des bouts de ses filets, empoigna le poisson qu’il arracha à sa prise.
Il le leva à hauteur de ses yeux et, de ce regard de sorcier, fixa le jeune silure qui, malgré l’air qui lui manquait, roulait des yeux. Alors, de sa belle colère, il le secoua, ouvrit sa bouche et voulut l’y jeter cru.
_ Arrête pêcheur, j’ai un message pour toi. Lui cria, le jeune petit silure dans son patois.
_ Un petit silure qui parle Sonrai ?
Halido arrêta son geste, nargua le poisson et lui répondit :
_ Imprudente pitance, puisque tu parles notre langue, sais-tu qui suis-je ?
_ Oui. Halido; l’unique mangeur de silure du pays Sonrai.
_ Et, tu as l’audace de venir ainsi, te jeter entre mes dents ?
_ Ecoute bien pêcheur....
_ Orgueilleux petit silure, tu as l’air bien arrogant. Soit, petite bestiole ; quel message as-tu donc pour moi ?
_ Mon peuple offensé a tenu conseil et a décidé de te faire cette mise en garde.
_ Ha ! Ha ! Une mise en garde ? Voulez-vous vous rebeller contre mon appétit?
_ Non ; mon peuple te pardonne de manger de sa chair, mais te somme de raser et de ne plus porter cette moustache propre à notre engeance.
_ Raser ma moustache ? Quelle impertinence ? Vous en êtes donc jaloux ? J’ai pitié de ta tendre et douce chair, minable poisson. Puisque tu sais si bien transmettre les messages, va dire aux tiens, qu’ils feront mieux de se multiplier et de s’engraisser pour mon bien-être, que de se préoccuper de ma moustache. Va grandir aussi et reviens un de ces jours entretenir mon embonpoint.
Comme promis, le pêcheur baissa le bras, ouvrit la main et laissa échapper le messager. Sitôt dans l’eau, le poisson se lança loin, puis revint, battit son nageoire caudal, clignota des yeux, houspilla :
_ Pêcheur; à bon entendeur salut.
Halidou s’esclaffa de ce rire grave et éclatant qui perça les profondeurs des eaux pour tomber dans les branchies du peuple des silures. Il en rit jusqu’au village où il raconta aux curieux son aventure avec le petit silure. On s’en méfia et prédit malheur au pêcheur et aux siens.
Depuis, que lui était-il arrivé ? Rien, ni à lui, ni aux siens. Mieux il mangea davantage de son régal, cultiva sa moustache qui prospérait et tombait comme une perle autour du cou. C’était aussi, ce même mois que Hadjo sa femme, contracta sa septième grossesse qui tardait des années. Point de malheur, la vie lui parut plus rose. Il resta fidèle à son régime alimentaire, attendit impétueux, l’heureux événement que présageait l’état de sa femme.
Mais le temps passait. Le ventre de Hadjo poussait. Les mois se succédaient, bientôt l’année s’écoula. La grossesse perdurait. D’abord, elle étonna, effraya tout le peuple Sonrai. Puis une deuxième année s’acheva. Son bébé, Hadjo le portait toujours, le sentait bien lourd dans son ventre. À la troisième année, le peuple s’en émerveilla. Cela s’était déjà vu ou entendu, pas dans des contes de fée mais anciennement, quelque part dans ce pays. Le plus grand mage du pays s’en intéressa. Il leur assura :
_ Hadjo, dit-il après une longue méditation ; tu seras bientôt la plus heureuse mère de ce pays. De telles naissances, généralement des garçons, s’accompagnent toujours de miracles. Halido, soyez en fiers.
Le couple alors, prit conscience du bonheur qui se profilait. La femme vénéra la providence qui se réalisait en elle. Le mari s’en félicita. Ensemble ils attendirent le jour du destin. Hadjo supportait avec courage sa grossesse. Des grossesses, elle en avait porté six, oui six rondes et belles grossesses. Celle-là, pour sa nature, lui procurait un bonheur immense.
Le mari flatté, devint plus affectif, plus attentionné. Il improvisait ses présents, la gâtait de gourmandises. Dans ses déplacements dans la cour, il lui prenait le bras, l’aidait à feutrer le pas. Le pays tout entier, accorda à la dame cette même marque de considération. Des maisons voisines, elle recevait ici, une tasse de bouillie, là-bas, un met confiné. Aussi, quand pour une petite course, elle traversait le village, les hommes la saluaient avec dévotion, les femmes sortaient envieuses, la regarder. Les plus affectées, l’accompagnaient jusqu’à son domicile où, elles s’asseyaient, lui causaient une bonne heure et s’assuraient de compter parmi ses amies.
Puis, on compta encore quatorze, seize, dix-huit, vingt-quatre, trente-six mois. Alors, le mage revint un matin, trouver le couple en famille. Par respect au futur grand homme qu’elle portait, il renonça à la chaise qu’on lui offrit, pour s’asseoir sur une natte qui traînait à côté. Il croisa les pieds, professa :
_ Madame, priez ; si vous accouchez ces mois-ci, la bénédiction de Dieu en vous est certaine.
Avec des calculs nécromanciens, il ajouta :
_ Trois ans de grossesse pour un septième enfant, n’est pas fortuit. Il médita. Trois et sept font « 10 », « 10 » c’est « 1 », « 1 », le chiffre céleste.
Il soupira, conclut.
_ Il sera un guide, un grand guide.
Sûr de ses révélations, l’homme de culte joignit les deux mains, récita des prières, cria « amen » et prit congé du couple élu.
C’était, cette même période, qu’un jour vint au Sonrai, une mission de toubabs, qui dans leurs œuvres de bienfaisance, soignaient les populations, traitaient des malades. Quand on leur parla de la miraculeuse grossesse, ils optèrent de consulter la dame. Le grand toubab assura aussi:
_ Tu accoucheras ce vendredi matin à dix heures.
Dix heures ? Encore « 10 », toujours « 1 ». Hadjo s’en jubila. La providence se confirmait.
Le vendredi, le docteur monta sa table, introduisit la dame. Le mari patienta à la porte. Il rêvassait. « Quand elle sortira de cette salle, elle sortira, non pas avec un bébé fébrile emmitouflé dans une layette mais, précédée d’un garçon avec ses trente-deux dents, la main puissante sur le pommeau de son sabre, un homme déjà capable de lire tout de suite le Coran, prêcher, s’entourer de guerriers, sauter à cheval, battre les campagnes, mener et gagner des batailles, faire des esclaves, conquérir des terres, régner en roi. La mère, elle, se voyait reine, entourée de servantes.
Le docteur, questionna. L’entre-prête traduisit :
_ Madame, combien de temps dure déjà ta grossesse ?
_ Trois ans.
_ Trois ans ? Aujourd’hui le docteur t’aidera à accoucher.
On apprêta la salle, y introduisit la dame. On la coucha sur la table, l’anesthésia, approcha scalpels et spatules. Puis, à dix heures, on appela le mari. Sur une table, était étalée sa femme le corps à moitié couvert du drap vert. Il écarquilla les yeux, chercha dans la salle « son héros ». Le Docteur parla, l’entre-prête transmit :
_ Bonjour Halido.
_ Bonjour.
_ Tenez, voilà votre enfant. Dit-il avec ironie.
_ Où ?
_ Là, dans la tasse, devant votre femme.
_ Dans la tasse ?
_ Oui dans la tasse.
Il regarda à coté de sa femme qui dormait encore et trouva dans une tasse, une masse charnue en boule à la surface rugueuse qui baignait dans un liquide ensanglanté. Halido baissa le regard d’étonnement et de honte.
_ C’est un Kyste. Lui dit le Docteur.
_ Un « Kiss » ?
_ Un Kyste de sept kilos monsieur. Allez, prenez-le et trouvez un coin de votre cour pour l’enfouir. Votre femme a subi une opération chirurgicale, elle dort encore, mais retrouvera toute à l’heure ses esprits. Elle sera gardée en observation jusqu’au soir.
Halido alla alors prendre le « Kiss » cette mystérieuse créature, une monstruosité qu’il s’en fit « enfouir dans sa cour ». Le soir, ramollie, exténuée, Hadjo regagna son foyer. Elle se sentit petite, toute petite comme un ver cherchant refuge sous des feuilles mortes. Les personnes qu’elle croisa marchaient et devenaient énormes.
À la maison, le mari la laissa se reposer.
_ Un « Kiss » ! du n’importe quoi. Ce foisonnement de chair... ? il va me sentir.
Sitôt en famille, contrairement aux instructions du docteur, il alla exposer au soleil le « kyste » sur un hangar. Il le laissa sécher. Puis, il fit un feu, y posa une terrine avec de l’huile. Quand l’huile bouillonna, il y plongea le « kyste », le tourna, le retourna. La boule fibreuse se rétrécit et devint dure et sèche.
Halido la retira, alla chercher un mortier et un pilon. Il jeta la viande cuite dans le mortier et pila, pila encore, chantonnant des airs de vengeance. Il en obtint vite, une poudre qu’il cueillit dans un mouchoir, noua l’étoffe et se dirigea à la sortie du village. Dans les rizières, il alla à son champ, défit le mouchoir, jeta à la volée la poudre qui alla, curieux compost, fertiliser ses terres. Sa vengeance assurée, il revint au village, oublia les commérages, savoura sa victoire et la nuit dormit en paix.
Le matin, il fit un tour au champ pour aiguiser son orgueil, rire du tour joué au petit silure. Scandale, le riz miraculeusement séchait comme pourléché par des flammes ardentes. Il garda son calme, coupa l’herbe sèche pour son cheptel.
Le phénomène lui sembla curieux. La seconde nuit, il dormit mal. Au réveil il se précipita à la rizière. Le désastre persistait et ravageait son champ. Il coupa encore la paille morte qu’il entreposa dans sa cour. Toute la journée, il se tourmenta. Son champ seul brûlait depuis qu’il y répandit la poudre maudite. Il ne s’avoua pas vaincu.
Il aiguisa son coupe-coupe, monta une nouvelle sagaie et alla, pour surveiller son champ, y passer la nuit. Avec son armada, il était certain de mettre en déroute une armée de baleines, d’hippopotames. Les silures, il en exterminera la race. Tard, très tard, un fumet de cuir l’alarma. Il se leva, retroussa les manches, empoigna son coupe-coupe, saisit sa sagaie.
_ Je vous tiens, minables jaloux, bande de saboteurs.
De son pas de géant, il avança, tendit l’oreille. Un feu invisible, sans chaleur, ni fumée brûlait, ravageait son riz. Il se jeta par ci, par là, fouetta, coupa, harponna l’air, le sol, courut, sauta, injuria, maudit. Le crépitement persistait, la paille séchait. Quand essoufflé, il s’arrêta pour s’éponger la face, rien, sa moustache n’y était plus. Il se prit la tête, le cuir se trouvait à nu, point de chevelure.
_ M’a-t-on rasé ? mes cheveux ont-ils brûlé ?
Avant le petit matin, le champ tout entier avait jauni. Au lever du soleil la sécheresse se propagea, calcina les rizières, évolua, brûla la broussaille, s’étala sur des contrées lointaines.
Le ciel en août, se vida de sa pluie. Les cultures périrent. Le fleuve se retira. Le poisson se raréfia. On épuisa les vivres. Les animaux mourraient et emplissaient la brousse de leurs carcasses chimériques. La disette se proclama et obligea les populations dont, Halido méconnaissable à l’exil.
On mangea du haricot, du sorgho, du fonio, du manioc sauvage, des chenilles, des criquets, des feuilles rares, des fruits amers. On creusa des fourmilières, fouilla la terre, vola aux insectes des miettes de céréales. Le peuple pleura et maudit le frère dont le zèle et la gourmandise, précipitèrent le pays dans le KO.
Un totem est toujours un totem, reconnaissez le vôtre et méfiez-vous en.