Troisième essai

Toute histoire commence un jour, quelque part.

J’arrête mon crayon, et laisse la pointe tangente au papier. Je laisse mes idées et cette nouvelle atmosphère m’envahir. Premier essai.

*

« Le vent épais faisait onduler son corps. Elle s’accrochait aux gardes corps du bateau, en acier blanc gelé, glissant; et ses mains rougies se glaçaient davantage. Le froid pénétrait en elle comme une lame dans un corps : on ne sentait d’abord pas la blessure, puis la douleur se dispersait partout, raidissant le corps, et vous faisant gémir et écarquiller grand les yeux vides.
La peur de la mer la tenaillait encore plus que le froid qui lui frappait le visage. Les vagues qui grondent, qui cachent des mystères, des créatures, des mauvais rêves; l’horizon infini qui n’indique que des mirages et efface les échelles; le vent indomptable qui chavire et renverse.
Mais cette expédition animait en elle, cependant, une lueur imprécise d’excitation. Les îles de la désolation, de leur nom et de leur latitude, incarnent l’oubli et l’isolement - tout ce qui l’attirait.

Recroquevillée à l’avant du bateau, les mains tremblantes autour de son appareil photo - glacés - elle n’osait pas se lever et affronter l’entité marine. Son agitation intérieure n’était rien comparée à la fureur de la mer, ce soir, et sa colère tempétueuse. Elle était déchirée entre le désir de retranscrire ce monstre en photo, et celui de le fuir. Et cet élan d’excitation timide la fit tout de même se lever, lentement, la fit coller son oeil au viseur embué, et fit un peu moins trembler son index, le faisant appuyer sur le déclencheur, lentement.

Elle claquait la porte derrière elle - où était-ce le vent? - et fut prise d’un étourdissement tel qu’elle tomba en arrière : la chaleur l’avait assommée, et son corps ne dut pas comprendre.



Allongé, son corps déséquilibré s’éveillait. Sa tête tiède retrouvait ses esprits. Elle se parlait désormais à elle même, seule dans sa cabine minuscule.
« Tout ça pour des photos, c’est toujours pour des photos, des petits bouts d’images... Ces petits bouts d’images qui fixent tout, et qui font oublier. Ces images, - et elle jeta son appareil sur le lit encore chaud - je ne sais même plus ce qu’elles valent. Encore une mauvaise idée. »
Elle tournait en rond dans ce tout petit morceau de bateau, ne regardant pas la mer immense agitée qui dansait devant elle, par la fenêtre ronde. Elle ne faisait plus attention à ses pas qui tanguaient en même temps que le bateau, et sa tête lui faisait mal. Elle ne réfléchissait plus que par à coups, que par des idées superposées, entremêlées, qui la rendaient furieuse : elle voulait croire qu’une photo n’était pas qu’une image, qu’elle était un récit, un cumulé de souvenirs, denses, danse, et qu’ils pouvaient éveiller en n’importe qui une flamme de saisissement; qu’elles étaient un morceau de réalité.
Elle restait la nuit entière les yeux semi ouverts, chavirée entre les rêves agités et l’éveil fiévreux. Au petit matin, l’équipage entier débarquerait sur ces îles convoitées, et elle toucherait terre, et elle toucherait d’autres images.


Terre, ciel, montagne, roches, sable: l’accumulation de nouveautés l’effrayait. Mais elle connaissait cependant ces éléments; ils étaient interprétés autrement. Et cette fausse nouveauté faisait renaitre en elle ce sentiment de curiosité esthétique, de recherche de l’invisible.

Tout semblait irréel.

Et elle en oubliait la mer qui l’avait meurtrie, elle en oubliait le vent qui défaisait ses cheveux et abimait sa gorge, elle oubliait les doutes et incertitudes assassines. La nature n’était pas un spectacle; elle respirait bruyamment, là, devant elle, et ondulait de bien-être. Tout semblait être à sa place. Osmose, légèreté, silence. Elle se laissait bercer par des sons qu’elle ne connaissaient pas, et qui ne semblaient pas exister. Elle s’abandonnait à ce tableau infini. Elle n’avait pas assez de ses yeux pour tout voir, pas assez de mémoire pour tout se rappeler. Et dans cet élan de justesse des éléments et de symbiose des corps, elle se mit à créer des images. »

*

Je m’écarte de ses lignes; mon corps bascule et oscille. Quelque chose n’allait pas, le contexte, les détails, les gens - je ne mettais jamais de gens dans mes histoires, c’était comme s’ils n’existaient pas, comme si je ne voulais pas les faire exister, et laisser mon personnage (je n’en avais qu’un) seul, tout seul, sans interférences extérieures, alors qu’elles sont pourtant essentielles. Je n’arrivais pas à créer de rencontres justes et réelles. A t-on besoin d’autrui pour exister soi-même ?
Je me rapproche de ses lignes, les éloigne, et ouvre une large page vide devant moi. La pluie gronde et le ciel noir épais s’étend devant moi comme un pan de manteau de que l’on ouvre, et qui nous enferme dans son doux tissu. Mes doigts pianotent. Deuxième essai.

*

«  Toute histoire commence un jour quelque part.

Le bateau tangue, ton corps chavire. Emmêlés dans nos draps, nos souffles saccadés nous basculent sur le dos. Nos poitrines se soulèvent, nos coeurs griffés s’accrochent à la pénombre, nos yeux brillants scintillent. L’instant dure longtemps, et ces corps confus se collent et se décollent, au rythme des vagues.
Et mes yeux ne se ferment pas, ils cherchent l’océan des tiens, leur profondeur hypnotique et leur douceur marine. Ta main glisse sur mon ventre humide, mon visage s’emmêle dans les algues de tes cheveux. Le sommeil s’en va loin, déjà, sur l’autre rive, on ne l’aperçoit plus. Seuls restent imprimés en nous les battements de coeurs, les chants des sirènes, l’ondulation de la mer, qui fait danser nos corps, ensemble, dans un flot frénétique et incontrôlée.

Au loin, là-bas, on pouvait sentir la mer gronder. Ton souffle devenait plus grave. Les vagues martelaient le sable sous marin, et ces contractions maritimes venaient mourir en surface. Tes hanches griffaient mon ventre contracté, et nos jambes confondues tremblaient à l’unisson. Elles libéraient leur écume dorée qui scintillaient au soleil. Elles parcouraient toute l’échine, et venaient perler sur nos corps rougis. Les oiseaux caressaient le dos de la mer de leurs longues ailes souples; elle leur rendait cette caresse d’un bond d’éclaboussures délicat. Mes bras soutenaient tes épaules, et mes doigts écartés sentaient les battements de ton corps; tu me rendait cette proximité d’un petit bond vif, délicat.

Et la mer accompagnait ses corps gonflés de désirs, les désirs se noyaient dans une mer envoûtante et délicieuse.


Au petit matin, engourdie d’une sensation nouvelle, tu te lèves lentement. Tes pas fragiles tanguent mais le rythme de la mer les soutient. Tu marches aveuglément, les yeux encore flous et les sens qui collent entre eux, vers le pont principal; vide. Perdue dans cet horizon infini, cette première sensation qui grandissait de plus en plus prend une ampleur démesurée ici. La mer calme danse sous les rayons du soleil, qui lui donnent de beaux reflets roses et argentés - ceux du matin - et offre une douce odeur lointaine, iodée. Perdue dans cette immensité, tu retrouves pourtant son souffle long et profond, les couleurs de son corps et la chaleur de son âme; et s’étend devant toi une nouvelle réalité. »

*

J’agite mes doigts sur la tasse de café tiède, et mon regard reste planté dans le vide du dehors - je ne pouvais pas distinguer les gouttes de pluie, ni le vent - mais je me laissais en être imprégnés. A quel point les éléments de mon contexte extérieur peuvent décider ce que sera ce récit, intérieur? Je me lève et m’interroge - je marche. Où se place ma conscience à ce stade du récit? Quels sont mes choix d’écriture? J’étais très frustré de ne pas pouvoir me répondre.

Perdu dans ces pensées obscures, je n’entends pas la porte qui s’ouvre, et les pas qui se rapprochent. Des mains m’enserrent, un baiser sec se niche sur ma tempe, et sortant de ma torpeur dérangeante, je m’aperçois de l’instant présent.
« Quelle caricature de l’écrivain fais-tu », me dit-il, dégageant ses épaules de son long manteau d’hiver. « Introspectif, dérangé, torturé, ne mangeant rien et devenant insensible à la réalité ». Il marque un temps, fais sonner ses pas sur le parquet en allant jusqu’à la chambre, et d’une voix étouffée par la distance, ajoute :  « qui pourtant le nourri et qui devient élément premier de ses récits. » Il revient vers moi, immobile entre le bureau invisible sous mon désordre, et le salon vide de vie. « Tu veux vraiment me dire que tu ne m’as pas entendu entrer ? » Il s’approche de moi, tout doucement, enjambe les livres ouverts, qui habillent le sol, et pose ses mains sur mes cotes, appuyant, me faisant mal presque, mais faisant sonner mon coeur et qui résonne dans le reste de ce corps oublié; il continue, me forçant à écouter :  « que tu ne sais pas quel jour nous sommes » ses mains pressent encore et son haleine se rapproche : « et que tu ne bois que du café depuis deux jours? ». D’un coup il relâche toute cette tension délicieuse, et il termine, les pupilles complètement dilatées : « c’est presque pathétique. »

Je ne peux nier que trois tasses trônaient entre mon ordinateur et mes carnets d’écriture, et que je ne savais pas avoir passé deux jours entiers seul, dans cet appartement, fermé, enfermé. Mais que la réalité me nourrissait ? Etait-ce exact ? Etait-ce le cas ? Ce degré de frustration me dérangeait vraiment : mais impossible de savoir si je l’étais à cause de la vérité de cet axiome ou de mon incapacité à ne pas savoir pourquoi il était faux.


La nuit. Son corps étendu près de moi anime le silence de la nuit. Je me redresse doucement, me cogne contre lui, doucement, et encore enfouis dans mes rêves, je ne sais pas quelle réalité est la mienne. Perdu dans des nimbes douces, je flotte dans cet entre deux, équilibriste. Les sons me parviennent trop violemment, ma peau parait brûlante, et mes yeux distinguent vaguement les lumières de la rue, là-bas : dehors.
Je me lève pourtant, au chaud dans cet état de rêve éveillé, d’éveil embué, et marche jusqu’à me tenir complètement devant la grande fenêtre. Je domine la rue. Il n’y a personne - personne qui puisse m’influencer, ni mes pensées. Un sourire se dessine sur mon visage : serais-je le maitre à penser de mon esprit ? Le noir est profond, la nuit me parle. Dans cet instant si éphémère et délectable, et qui m’a parut infini, j’eu l’impression de tanguer sur une mer de détails : tout s’animait. La rue courait comme le fleuve dévale la colline, les lumières tintent les flots d’éclats orangés. Les façades des immeubles éblouissent, les fenêtres scintillent. Les bruits deviennent des mélodies qui résonnent et se répondent. Est-ce le vent iodé que je sens sur mon visage ? Les lignes verticales deviennent l’horizon, qui se prolonge, encore, encore, et tout ce noir qui se mêle aux flots danse sous mes yeux. Et mon corps bascule au rythme des vagues et mes pensées voguent sur des eaux presque inconscientes. Je ferme les yeux et tout s’amplifie. Maitre de mon bateau, je navigue dans ma fausse réalité; et la rue se refermant sur moi, je m’éveille dans mon rêve - cette autre rue.