Quand la faiblesse devient une force

Passionné de création littéraire! Une seconde vie pour une seconde nature!

Toute histoire commence un jour, quelque part. Celui-là marqua un tournant majeur dans la vie de Carla. Elle martelait avec hésitation quelques conseils tels des sermons bibliques, en guise de salutation matinale. Sa robe de mère Teresa et ses lunettes rocambolesques donnaient un ton particulier à sa voix fine et basse, qui tremblait en se mêlant aux chahuts moqueurs des élèves. Ses cheveux étaient ligotés par derrière, sans soins. Son cœur n’y était visiblement pas. Elle se répétait et toussait en abondance. Ses yeux clignaient de rougeur, laissant transparaître un regard fuyant qui s’exilait par à-coups au travers de la fenêtre latérale donnant sur le Jardin du Lycée. Il y avait au centre des fleurs de coquelicot délicatement entourées par un gazon. Et le beau temps qui se posait suavement sur ce bout de paradis accroissait le désir exutoire de la jeune enseignante gênée par les résonances de ses élèves de la terminale littéraire.
Rien ne semblait présager une journée ordinaire. Comme d’habitude, elle allait tout droit à l’échafaud préparé par ses ados insouciants. Mais avait-elle vraiment le choix ? Il fallait s’y résoudre ce jour-là, les jours d’après et les années d’après. Dans sa direction, Raphaël alias “Le Charcutier”, dix-sept ans à peine, roulait sa langue entre les lèvres, le regard dragueur à la façon d’un schizophrène émoussé. Ses yeux pervers se jetaient sur elle, accompagnés d’un sourire de renard aux aguets. Dans ses rêves les plus fous, il exerçait le métier de sa réputation en compagnie de Carla et en son honneur. Il était d’une intempérance rarissime pour un jeune de son âge. Détournant à la va-vite son attention, l’enseignante trentenaire tomba sur Vicky, en pleine crise de rupture. Elle râlait, téléphone au nez, contre son nouvel ex, se fichant complètement d’être à l’école, le temple du savoir. Carla allait bientôt subir les affres de cette humeur déplacée. Et presque tous les autres élèves ne faisaient guère exception, autant déréglés les uns que les autres...
Cependant, au fond de la classe l’attitude d’un des élèves attira l’attention subtile de Carla par son calme et l’expression rigoureuse de sa posture corporelle. Elle ne l’avait point encore vu. Raide comme de l’acier, il se tenait droit sur son banc, inerte. Sa mâchoire serrée s’accordait harmonieusement avec l’écarquillement inlassable de ses yeux. Il jetait un regard froid et infatigable sur sa prof de littérature.
A la fois surprise et inquiétée par cette expression étrange du nouveau, Carla l’interpella:
— Euh... Vous monsieur ! Introduisit-elle d’une voix incertaine. Quel est votre nom, je vous prie ?
Le jeun ‘homme sursauta brusquement et répondit d’un accent britannique fort hésitant:
— Je... m’appelle... Lucas Greenmore. Je... viens de Londres... Anglais ! S’exclama-il, provoquant des éclats de rires autour de lui.
— Du calme ! Enjoignit Carla, la voix moins hésitante. Nous avons parmi nous un nouvel élève venant d’Angleterre. Il serait préférable que vous l’aidiez à s’intégrer parmi nous, au lieu de railler.
N’ayant pas été informée de la venue de ce lycéen qui intégrait la classe six semaines après la rentrée de septembre, l’enseignante suspendit le cours afin de s’enquérir de la situation chez le Proviseur. Lucas arrivait donc tardivement de Londres, d’où sa mère Varklandaise revenait après un divorce difficile de son Anglais de mari. Il prenait depuis ce temps des cours de français en Angleterre, qu’il poursuivait donc sur Varklandville en cours du soir. Et il était nécessaire de faire quelques efforts supplémentaires pour son intégration, lui suggéra poliment monsieur Bernard.
De retour dans la classe, Carla organisa une courte cérémonie de présentation. Elle commença par présenter Lucas au reste de la classe, avant d’inviter chacun des autres futurs bacheliers à faire de même. Les élèves de la rangée de gauche devaient commencer, du banc de tête jusqu’au fond. Idem pour la rangée de droite.
Lucie Vitraux se leva en premier. Elle portait une jupe pourpre et droite qui longeait avec pudeur ses cuisses jusqu’aux genoux. Ses jambes se dissimulaient dans des collants dont la noirceur s’unissait aux ballerines qu’enfilaient ses pieds. Ses cheveux châtains délicatement noués en queue de cheval dégageaient un visage sobre, sans postiches. Elle déclina son identité le regard plongé dans les yeux de Lucas, pétrifié par sa splendeur.
Les introductions se succédèrent sans rompre un seul instant la fixation du jeun ’homme, médusé par le souvenir frais de la diva nature. D’aucuns s’amusèrent à simuler un accent et une gestuelle moyenâgeux à forte coloration britannique, en guise de présentation. Ce fut le cas de Stéphane Lombard qui fondit la classe en rires désinvoltes, au grand dam des injonctions de Carla. Lucas restait cependant stoïque. Le regard continu. Paralysé par la singularité dont faisait montre Miss Vitraux, au contraste du désordre auquel se livraient ses camarades.
Les salutations achevées, Carla entreprit de poursuivre avec le programme du jour. Mais, ayant assisté silencieux à ce vacarme démoniaque, Lucas suspendit l’élan de l’enseignante :
— Sauf votre respect...madame ! Annonça-il lentement en se levant. Le diable est au milieu de nous !
Quelques secondes s’écoulèrent sans que mot ne se fit entendre dans la salle. Enchaînés par l’effarement brillant à leurs faces, la soudaineté de l’incompréhension retint à la gorge leurs souffles tardant à riposter comme à l’accoutumée. Puis Carla, toute aussi stupéfaite, lui demanda :
— A quoi faites-vous allusion, monsieur Greenmoore ? Y a-t-il un problème ?
— Le diable est au milieu de nous ! S’exclama-il de nouveau avant de poursuivre. Vous n’y arrivez pas. Ils vous rendront encore plus triste. Puis-je dire une prière afin qu’ils l’entendent ? Conclut-il l’air peiné.
Troublée par la question du garçon, sa réponse se fit attendre, embourbée quelque part dans l’étourdissement qui l’assaillait inexorablement. Mais au fil des secondes, les rafales d’acharnement des élèves remontèrent à la surface.
Le Charcutier fut le premier à éclater sa bulle de rage :
— Ferme ta gueule, espèce de taré ! On n’en a que faire de ta prière !
Vicky se lança dans la foulée, quittant sa place en direction de l’Anglais :
— Attends un peu que je te mette la main dessus pour voir si ton dieu vient te sauver, bouffon ouais... !
Un déferlement d’injures soutenues par un lynchage tonitruant s’en suivirent. La situation prit des proportions extrêmes, en face d’une pédagogue timorée s’enfonçant dans son traumatisme. Ses mains se mirent à trembler rudement. Son cœur s’accéléra à un rythme inquiétant, lui provoquant une énorme bouffée de chaleur, en à peine une minute. Les symptômes de sa timidité chronique prirent ainsi l’ascendant sur ses moyens qui, du reste, la plaçaient en permanence au bord du gouffre.
Carla se précipita au bureau de monsieur Bernard, qui s’empressa de courir à l’incendie, espérant éteindre les flammes. Lui au moins savait affirmer son autorité, en bon débrouillard de sa plus tendre jeunesse. Il avait perdu père et mère d’un coup de balais à l’âge de treize ans, se retrouvant à forcer la maturité chez une tante mal-aimante qui, à seize ans, le virait sans aucune autre famille, pour une histoire de verre d’eau. Ce fut été pour lui le commencement d’un parcours du combattant à l’épreuve duquel il s’était forgé, bon gré mal gré, un tempérament de fer. Une chose s’en déduisait certaine : Carla pouvait compter sur lui.
Après deux années de collaboration, elle le savait assurément, d’autant plus qu’il avait parrainé ses études à l’École Normale, à l’aide d’un patrimoine héréditaire découvert vingt ans après ce sombre évènement de sa vie. Sa générosité d’enfant avait toujours transcendé la dureté de son ascension, comme si une partie de lui s’était à jamais abandonnée aux tendres souvenirs de ses parents. Malgré les horreurs par lesquelles il avait dû passer du haut de ses quarante-cinq ans, il paraissait, au fond, être resté le même garçon chaleureux de treize ans. Une part de lui fondait de sensibilité, dans une enveloppe sociale qui lui avait offert l’insensibilité.
Carla était sa protégée. A l’ombre de sa rigueur, Il éprouvait pour sa fragilité une affection inouïe. Il aimait souvent, après ses journées chaotiques, l’appeler « Mon œuf ! » d’un ton maîtrisé, pour la réconforter de compliments. Elle connaissait ses codes par cœur et savait lire entre les mots son amour. A son opposé, elle avait connu jusque-là une vie bien heureuse et plutôt rangée. Son bac en poche, elle avait brillamment bravé le concours de son institution formatrice, y voyant, plus qu’une vocation, une thérapie contre l’introversion. Ses parents, malgré toute leur bonne volonté, n’avaient pu financer ses études. Mais pour le bonheur au combien précieux de leur benjamine, Philippe Bernard leur était tombé dessus comme un ange du ciel. Surpris par un héritage qu’il n’avait point espéré, il pensait que le bon Dieu l’utilisait ainsi afin d’exhausser les prières de cette famille croyante, qui s’était trouvée fortuitement sur son chemin le jour même où il recevait le coup de fil miraculeux. Depuis lors, Carla était son porte-bonheur secret. Il ne pouvait donc que se déchaîner sur cette bande d’enfants terribles...
Par la force du caractère, le calme revint dans la salle. Une entrevue avec Carla rassura celle-ci qui regagna définitivement son auditoire, le cœur allégé. Pour une fois, la journée s’acheva sur un équilibre de terreur laissant planer le décor d’un lendemain meilleur. Mais alors...
Elle entra en salle, ce matin d’après, avec un zèle que lui insufflait la présence fantomatique de son héro super terrifiant. Ses sermons pacifiques l’étaient moins et son regard ne fuyait plus. Elle portait, cette fois-ci, un jean serré, les cheveux relâchés. Elle ôta ses lunettes, histoire de savourer, dans les regards boudeurs et les clapets lacérés de ses vermines, le goût de la vengeance. Quels beaux acteurs firent-ils ! Le revers s’annonçait saumâtre pour la pauvre.
Quand elle acheva de marquer son territoire, une nouvelle obscure se fit entendre de la voix de Stéphane:
- Il ne vous sauvera pas! Glissa-il d’une tonalité macabre et prémonitoire.
S’étant tournée face tableau, Carla se retourna brusquement. Il se tenait là. Nez à nez contre elle. Le regard bestial. Les autres se regroupèrent à ses côtés, Lucas comme Lucie solidement retenus par quatre d’entre eux. Le proviseur s’était absenté de la journée pour une urgence clinique. Elle était donc seule, face aux loups. Vicky, dont le chagrin d’amour n’avait pas fini de lui traverser la gorge, prit les devants, serrant de toutes ses veines le cou de sa proie. Cette dernière ne put se débattre, comprimée pieds et poings par les autres fauves en puissance. Prise au piège, Carla se mit à gigoter. Elle gigotait contre le tableau, sous l’emprise d’une étreinte manuelle crépitant telle une corde tirée à l’extrême. Elle gigotait... Encore et encore... Puis encore... Puis elle gémissait...Lentement... plus lentement... Étreinte continue... Langue battue... Puis rien...Plus de douleur... Elle voyait tout d’en haut... En paysage.
Ils se trouvaient tous en dessous d’elle, cristallisés devant l’autre elle gisant par terre. Elle vit dans la profondeur céleste une lumière éclatante qui s’évanouit avec douceur. Puis le noir. L’inconscience de l’esprit retourné à la chair endormie. Carla ouvrit les yeux...Lucas entrain de la réanimer... Lucie au pied de sa tête... Pleurant dans le bourdonnement de ses oreilles qui n’eurent que ses yeux pour s’en apercevoir.
Vicky et les autres restèrent immobilisés, pris par un sentiment soudain de vide intérieur et de vertige. C’était comme si un démon les libérait. Ils semblaient reprendre leurs esprits graduellement. Après que Carla eut été stabilisée par Lucas, Raphaël se précipita sur son portable, appelant les secours d’une voix épeurée. Les mots sortaient de sa bouche d’un souffle exorbitant, les yeux larmoyants et rivés sur celle-là qui n’avait voulu que son bien. Quelques instants plus tard, la classe grouillait de monde...
Son rétablissement fut long, surtout moralement. Mais sa fragilité à toute épreuve avait été l’arme de la guérison de ces enfants malades. Une forte opposition à ceux-ci n’aurait fait que survolter leur possession maléfique. Elle était un peu à l’image de l’agneau immolé qui, pour sauver son peuple, donna sa vie. Il ne se fut écoulé un seul jour de sa convalescence, qu’elle n’eût reçu de ces jeunes une visite chargée de mea-culpa. Vicky lui apportait des fleurs en plus du repas. Raphaël, désormais horrifié par son pseudo, faisait sa vaisselle après les dîners, alors que Stéphane, accompagné des autres, s’investissait dans les courses et diverses tâches. Monsieur Bernard s’en réjouissait, ressassant les piètres souvenirs de sa jeunesse. A une certaine époque, il n’en avait pas été loin lui non plus, confessa-il avec humilité, comme pour plaider le pardon. Après tout, ce n’était rien d’autre que des enfants livrés à eux-mêmes, en exil familial.
Enfin arriva le jour de son retour au lycée. Carla foula le seuil de sa terminale littéraire avec émotion. Ils se tenaient tous debout, ovationnant avec clameur le retour d’une héroïne, celle de leurs vies, celle qui allait devenir pour eux comme une petite maman. Lucas et Lucie, désormais côte à côte au premier banc, entonnèrent un cantique de louange suivi d’une prière dite par Lucas en l’honneur du Seigneur. Quelle ne fut pas sa surprise de les voir tous chanter à l’unisson. Le cœur ragaillardi, La prof introvertie prit un nouveau départ, cette fois-ci avec une énergie débordante...