Ptit Chiffon et Serviette

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Je ne crois pas qu'être publié fasse de moi un écrivain mais je suis persuadé que c'est en laissant ses textes au fond d'un tiroir ou d'un dossier sans jamais les partager qu'on crée l'écrit vain.

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Dans la petite ville de Monlinge, deux maisons se vouaient une inimitié terrible. D'une violente querelle était née une rancœur et de cette rancœur était né le plus profond mépris. Si bien que la famille Chiffon et la famille De Serviette se détestaient au plus haut point.

Quand on était Chiffon né, on risquait d'essuyer de gros ennuis à se frotter à une Serviette... et inversement.

La géographie de la ville reflétait cette antique querelle : les Serviette vivaient dans le tiroir d'une commode Louis XVI, repliés sur eux-mêmes, tandis que les Chiffons logeaient dans les bas-fonds de tiroir et ne craignaient pas de filouter avec les pires saletés.

« Pour vivre heureux, vivons cachetés », telle était la devise des Serviette, et c'est vrai que chacun d'entre eux, des fils à leur fille unique, portait ses initiales brodées dans un coin.

« Pour vivre heureux, vivons froissés », telle était la devise des Chiffon qui frayaient avec la population la moins nette de la ville.

Si, quand elles étaient de sortie, les Serviette se tenaient à carreaux, les Chiffon, plus ouverts, s'amusaient à frotti-frotta avec tout ce qui leur passait sous la main.

Bref, on ne pouvait imaginer deux maisons plus opposées et on craignait dans la ville qu'une dispute éclatât entre les deux bandes rivales, car il eut été bien difficile de démêler les fils des Serviette qui se seraient accrochés avec les fils des Chiffon. Tant et si bien que les fils des uns ne croisaient jamais les fils des autres et qu'on ne mélangeait jamais les Chiffon et les Serviette.

Pourtant un soir de fête, l'impensable se produisit.

On donnait une réception dans la salle à manger municipale. Les Chiffon n'étaient pas de la fête évidemment, car seules les grandes familles avaient le droit d'y participer : les Serviette partageaient la table avec les Flute, de Champagne, les Porcelaine, de Limoges, et les Vin, d'Italie. Seul Ptit Chiffon, le cadet de la famille que, dans la hâte des préparatifs, on avait laissé dans un coin alors qu'il astiquait une Tymbalte, assistait de loin à la soirée.

Parmi les Serviette, il y avait la plus jeune dont c'était l'une des premières sorties et qui n'osait pas bouger d'un fil. Elle avait pour nom J-C, comme l'indiquait ses initiales brodées à sa naissance.

Le destin voulut qu'elle fut placé à côté du plus vieux des Vin qui, de fatigue, s'affala au beau milieu de la table. Très vite, alors qu'on entendait l'orage gronder au-dessus de ce beau monde et que le vieux Vin se répandait de tout son long, une main se saisit de la jeune Serviette pendant qu'une autre attrapait Ptit Chiffon. Ils se retrouvèrent l'un en face de l'autre, tenus à distance sur le liquide rougeâtre et se laissant porter par les va-et-vient d'une force qui les dépassait. Ils se mirent aussitôt à rougir et, d'un seul regard, ils surent qu'ils allaient parcourir ensemble un bout de chemin de table. Leur rencontre ne manquait pas de sel puisque dans le sillage du vin, une pluie saline finit par tomber. Le problème du vin fut finalement réglé par le prétentieux Monsieur Jessuie-tout qui déroula tout son savoir.

Leur teint toujours rougi par cette rencontre inopinée, Ptit Chiffon et la jeune Serviette se retrouvèrent avec d'autres dans une grande cuve remplie d'eau. Ils n'en avaient pas l'habitude, car chez eux il était de tradition de se laver en famille et non devant des inconnus. Très vite, leurs corps se mirent à bouger au rythme d'abord lent du tambour. Ils se touchèrent, d'abord par accident puis par désir ardent ; la foule avançait par vagues, si bien que le tumulte qui les séparait les faisait ensuite se retrouver. Ils moussèrent leurs corps au cours de danses lessives. Le programme de la soirée avait tout pour leur plaire. Trempés jusqu'au plus petit de leur fil, leurs corps étaient pourtant de plus en plus brûlants. La température monta, jusqu'à 60 degrés. Pris dans le tourbillon d'une danse collée-serrée et au rythme des percussions, ils allèrent même jusqu'à faire mille tours minutes. Quand les deniers « boum-boum » se firent entendre, ils surent que pour eux c'était la fin d'un cycle, ils étaient entrés de plein fouet dans l'âge de l'amour. Ils se laissèrent porter, lessivés et usés, jusqu'à la corde où ils séchèrent leurs larmes versées à l'idée que leurs familles s'opposeraient à leur idylle. C'était cousu d'avance.

De retour dans leur tiroir respectif, les amants ne cessaient de penser l'un à l'autre et sentaient tous leurs fils se tordre. Il leur aurait été aisé de passer un coup de fil mais Ptit Chiffon voulut la revoir au plus vite. Il fila vers la commode Louis XVI et trouva J-C qui prenait l'air au tiroir laissé ouvert. On aurait dit une jeune femme à son balcon.

« Ô Ptit Chiffon ! Ptit Chiffon ! Pourquoi es-tu Ptit Chiffon ? Renie ton père et abdique ton nom. »

Dans sa famille, elle savait qu'on raillerait son amour et que ses parents ne capituleraient pas. De son côté, Ptit Chiffon savait qu'au simple nom de Serviette on monterait dans les aigus.

Mais Ptit Chiffon, avec la fougue de sa jeunesse, n'était pas prêt de se défiler et la jeune Serviette était prête à couper définitivement le cordon avec sa famille. Ils gravirent la distance qui les séparait de l'étagère où Ptit Chiffon avait l'habitude de se rendre pour le travail. Il y avait fait la connaissance de frère Laurent, qui y vivait en reclus. Il était l'abbé des Ménages et plaidait toujours l'harmonie des couples et des familles.

Ils trouvèrent sa porte ouverte aussi bien que son cœur. Devant l'évidence d'un amour qui plaid en leur faveur, il décida de les unir par les liens sacrés du tissage. Devant le fait accompli, les familles verraient leur rivalité battue à plate couture et ne pourraient que leur présenter leurs meilleurs nœuds.

Mais de cela, les deux fil-amants s'en fichaient : dès la première nuit, ils se pelotèrent sans s'arrêter. Très vite, elle tomba enceinte. Ptit Chiffon était heureux de caresser le ventre rond de Serviette et elle se hâtait de voir leurs petits bouts.

Et si vous ne croyez pas que l'histoire se termine ainsi, si vous pensez que dans la vraie histoire tout se finit mal, dans la mort et le sang, si vous pensez que cet amour aurait dû passer au fil de l'épée, si vous croyez que tout cela est cousu de fil blanc, vous n'avez qu'à voir, dans l'histoire de Ptit Chiffon et Serviette, un tissu de mensonges.

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