Présence indéterminée

L'écriture est ma respiration ! Traduire mes sensations en mots pour leur donner corps, pour leur offrir une existence qui ressurgira à chaque lecture.

Toute histoire commence un jour, quelque part. Ce fut ce matin-là, dans mon lit. 8 h 30 – 20/03/2018. Je me suis réveillée et j’ai regardé par la fente du volet, un ciel bleu, un rayon de lumière dans l’œil. Je me suis levée, je n’ai pas tout de suite compris. Je n’avais pas faim, je n’avais pas sommeil, je n’avais pas froid. On allait pourtant tout juste sortir de l’hiver et j’avais veillé tard. Je suis tombée à la renverse quand je me suis vue. Pas dans le miroir, non. Mais debout dans la cuisine, faisant chauffer l’eau dans la théière. Les cheveux ébouriffés, les yeux mi-clos, un gilet de laine que mes mains resserraient autour de ma taille. Qui est-ce ?

Je me suis observée toute la matinée. Travaillant, grignotant, souriant, conduisant, baillant, écrivant. Je faisais tout ce qu’il y a de plus habituel. Mon moi n’avait plus besoin de moi. J’étais peut-être enfin en paix avec cette autre partie de moi-même dont mon corps venait de se détacher. Je n’avais plus qu’à regarder. Le propre film de ma vie. Est-ce réel ?

J’ai attendu de me réveiller encore une fois. Pour en finir avec ce drôle de rêve qui tourne au cauchemar. Des jours, des semaines. Quel ennui ! Attendre la journée d’après pour peut-être venir à bout de cette attente. Quoique parfois, j’y trouvais un peu de suspense. Serait-ce pour aujourd’hui ? Quelque part, je trouvais intéressant de me regarder. C’est donc ainsi que je suis... Entre fascination et dégoût, je m’auscultais sans cesse. Entre frustration et incompréhension j’oscillais de ne pouvoir intervenir. Mon autre s’éloignait de moi. Mon identité se dissolvait dans une monotonie résignée, presque choisie. Au fond de moi, je savais. Je savais qu’il m’était impossible de faire autrement. Pourtant, plus le temps passait, et plus j’avais envie de me voir réagir. Bouge !

Et puis à force, je me suis détournée de moi-même. Je n’en pouvais plus de n’être que la simple spectatrice de mes faits et gestes. Quel intérêt ? J’ai pris peu à peu l’habitude de sortir dans le jardin. Fixer les feuilles des chênes qui s’animent. Observer l’insecte qui s’active. Plonger éperdument le regard dans le ciel et m’y enfoncer jusqu’à oublier mon existence. Devenir ce que l’on voit. S’extraire de soi. Mais soudain, j’avais peur que mon double ne se trouve affecté par mon absence. Pas du tout. Dès que je revenais vers lui, je constatais que rien, absolument rien, n’avait changé pour lui. Il continuait son train-train quotidien sans moi, comme si de rien n’était. C’en était même vexant. J’étais devenue si inutile...

Alors un jour, je suis définitivement partie. Je me suis abandonnée. J’ai conduit jusqu’à la gare et j’ai pris le train. J’ai voyagé jusqu’à l’aéroport et j’ai pris l’avion. C’était simple, facile. Il suffisait de l’imaginer pour le faire. J’ai cherché un chamane. Je l’ai trouvé bien au nord, mes pas s’enfonçaient dans la neige tandis que je me rapprochais de sa tente en peaux. Il devait savoir que je venais, il avait allumé un feu et chantait au son d’un tambour dans une langue que je ne comprenais pas mais qui m’a noué la gorge. Il m’a regardé dans les yeux, c’était le premier être depuis longtemps à sentir ma présence. Son regard demandait : « que veux-tu ? » Et mes mains en prière répondaient : « vivre ! » Il m’a tendu une plume, grande et brune. Je l’ai saisie lentement, comme un précieux diamant car elle signifiait quelque chose. La plume est tombée dans le feu, et j’ai soudain senti sa chaleur et l’odeur du bois brûlé et le parfum du cuir et la senteur des herbes séchées et mon cœur qui bat... Le feu a absorbé mon dernier soupir et je déploie à présent mes ailes au-dessus des arbres assombris par la nuit. Je plonge encore et encore pour me nourrir et je n’en finis plus de traverser les cieux. Il me semble que j’oublie quelque chose. Que je n’étais pas venue ici par hasard. Les mots m’échappent. Le temps s’écoule et je ne parviens plus à compter les jours. Le sens s’échappe. Le jour naît et meurt. La nuit brandit ses étoiles et disparait. L’aube et le crépuscule confondent leurs lumières. Qui suis-je ?

J’ai même traversé la mer ou l’océan. A bout de force, je me suis perchée en haut d’un pin et de nouveau, j’ai observé le champ, à l’affût d’une proie téméraire. De l’autre côté d’une rivière grise et dure, je l’ai vue. J’ai plongé à toute vitesse. Trop vite ?

Le milan m’a regardée, surpris de ma présence sur cette route déserte. Il était si déterminé. Il n’a pas évité le pare-brise. J’ai freiné si fort que ma voiture a fait une embardée. Lorsque j’ouvre les yeux, une plume dans ma main me rappelle l’oiseau que j’habitais. Et maintenant que l’agonie frappe à pouls battant, je ressens enfin la vie qui est en moi.

Toute histoire finit un jour, quelque part.

Ce fut ce soir-là, dans ma voiture. J’avais réintégré mon corps. Je pouvais à nouveau ressentir le froid, la douleur, la peur. Et surtout, je pouvais décider de ce que j’allais faire ! La situation n’était pas à mon avantage, mais j’avais le choix d’agir. Les secondes m’étaient comptées. Ma respiration était très forte et un goût de sang sur ma langue augmentait mon angoisse de mourir pour de bon. Est-ce que quelqu’un savait que j’étais ici ? Ça faisait si longtemps que j’avais délaissé mon double automate. Où allais-je donc ? Quel jour étions-nous ? J’ai perdu le fil, tout s’emmêle. Je gratte dans mon sac à l’aveugle et ma main touche mon téléphone. 20 h 30 – 20/03/2018. Impossible ! Où était passé le temps ? Se peut-il que nous mourions en rêvant ?

Le chamane m’attendait de l’autre côté de la route, posté les bras croisés derrière la rambarde. Je me suis contorsionnée, j’ai rampé par la vitre brisée. Je suis arrivée à ses pieds, les yeux rivés aux siens. Son regard demandait : « que veux-tu ? » Et mes mains en prière répondaient : « vivre ! » Il a tourné la tête vers le milan silencieux. J’ai crié : « réveille-toi ! »

J’ai sursauté et j’ai ouvert les yeux. 8 h 30 – 20/03/2018. Je n’ai pas tout de suite compris. Ou plutôt, j’ai compris lorsque je me suis vue. Pas dans le miroir, non. Mais debout dans la cuisine, faisant chauffer l’eau dans la théière. Les cheveux ébouriffés, les yeux mi-clos, un gilet de laine que mes mains resserraient autour de ma taille. Encore ?

J’ai observé mon double, pour la seconde fois. Ou pour la centième fois ? Impossible de savoir. La vie, la mort, un seul cycle. Le même ennui, la même monotonie résignée. Réveille-toi ! J’avais beau hurler de toutes mes forces, je ne me réveillais pas. Jamais. Je m’étais égarée. J’errais dans la lassitude la plus totale. Ce fantôme de moi-même menait ma vie, celle que je ne choisissais plus.

Alors je me suis abandonnée. Encore une fois. J’ai conduit jusqu’à la gare et j’ai pris le train. J’ai voyagé jusqu’à l’aéroport et j’ai pris l’avion. J’ai marché jusqu’au chamane. Il savait que je viendrai. Il sait toujours. Dans son abri, un feu crépitait au son de sa voix. Son regard demandait : « que veux-tu ? » Mes mains en prière ont répondu : « mourir ! » Il m’a tendu un couteau au manche en bois gravé. La lame était froide. Je l’ai pointée sur mon cœur. Le chamane a alors tendu un fil devant lui. J’ai coupé le fil.

Mes yeux regardaient l’oiseau étendu sur la route. Il ne bougeait pas. Et moi, la tête à l’envers dans cette voiture cent fois renversée déjà, j’ai dit adieu au milan. Vole pour moi et ne reviens jamais.

8 h 30 – 21/03/2018. J’ai ouvert les yeux dans cette chambre d’hôpital. Les idées confuses et une pensée pourtant tenace qui palpite en moi. Se peut-il qu’une nouvelle histoire commence ici et maintenant ?