Première histoire

Toute histoire commence un jour, quelque part. Dans celle-ci, les participants attendaient avec une grande impatience le départ. Le sas d’attente était loin d’être agréable : l’atmosphère y était lourde, la chaleur humide et l’agitation débordante. L’excitation générale était palpable. Les participants, serrés les uns contre les autres, essayaient tant bien que mal de se faire une place au milieu de la masse, cherchant à apercevoir des indices quant à l’emplacement exact de la sortie. Alors que les plus minces parvenaient aisément à se faufiler à l’avant, les autres, dont je faisais partie, adoptaient la stratégie inverse et préféraient disposer de plus d’espace à l’arrière.
Cette course d’orientation, très réputée, déchaînait les passions autant qu’elle mettait en émoi les sens. Nous étions désormais, non plus les uns avec les autres, mais les uns contre les autres. C’est avec un bruit sourd, provoquant un soulagement général, que les portes s’ouvrirent enfin. Nous fûmes alors violemment projetés à l’extérieur. Ceux qui avaient essayé de prendre de l’avance en se glissant au premier rang, se retrouvèrent à terre, écrasés par la foule qui suivait. Aussi, je me félicitais d’avoir été courtois. C’était donc le début.
Certains mirent du temps à comprendre que le top départ avait sonné. Ils se regardaient éberlués, ayant presque oublié la raison de leur présence ici. L’instinct de compétition prit alors le dessus et nous nous mirent à suivre à toute vitesse ceux qui étaient en tête de cortège. Malheureusement, pour nous, ils étaient déjà loin. Je me rappelais alors les mots d’encouragement prononcés lors de la phase d’entraînement : il ne faut pas s’inquiéter de ne pas être premier, ce n’est pas une course de vitesse mais bien une course d’orientation ! Les participants doivent écouter leur instinct et garder le cap jusqu’à l’arrivée. Ces pensées positives allaient m’aider pendant la première partie de la course, la plus simple.
Si certains ambitieux fonçaient tête baissée, la majorité dont je faisais partie, se déplaçait à une allure plus raisonnable. Nous formions des rangées parallèles, aucun de nous n’osait ni ralentir ni accélérer. Quelques rares discussions avaient lieu, brisant ainsi le silence glacial dans lequel résonnait le bruit visqueux de nos corps avançant à l’unisson. Je savais que ce semblant d’harmonie et de coopération allait sombrer tôt ou tard. Les participants allaient finir par se souvenir qu’il s’agissait tout de même d’une course et qu’il fallait, d’une manière ou d’une autre, se démarquer. Le lieu de la course n’était pas accueillant et le climat qui y régnait peu propice à l’esprit d’initiative individuelle. Je profitais donc de ces quelques instants avec mes pairs, dans la communion d’un effort commun, qui sait si nous aurons l’occasion de nous revoir un jour ?
Peu à peu le chemin sur lequel nous nous trouvions se rétrécit, si bien que les rangées ordonnées d’écoliers finirent par disparaître pour laisser place à une sorte de file indienne. Le terrain se raidit, la chaleur devint étouffante. Quelques participants faiblards tombaient régulièrement à terre, ce qui ne tarda pas à provoquer un sentiment de panique générale. La difficulté physique était telle que nos esprits étaient vides de pensées. Aussi contradictoire que cela puisse paraître, la vitesse générale augmenta, laissant définitivement derrière les moins sportifs. La compétitivité entre les participants faisait rage à nouveau, la file indienne se dispersa. Je me retrouvai alors seul, les silhouettes devant moi devenant peu à peu des ombres. Soudain, je réalisai que j’avais oublié le but de la course. Nous avions pourtant eu un long, riche et motivant discours des organisateurs dans le sas au sujet des objectifs à atteindre, mais il était à ce moment-là impossible de m’en souvenir. Cette pensée me fit ralentir, puis m’arrêter. Plusieurs dizaines de participants me doublèrent sans même m’adresser un regard. Savaient-ils pourquoi ils courraient, eux ? L’instinct de suivre et celui de survivre étaient pourtant les seules forces qui m’animaient, ma raison n’avait aucun pouvoir contre elles, il fallait que je continue. Je repris alors stupidement mon allure initiale, me concentrant sur mon souffle et occultant l’humidité insupportable et l’étroitesse du chemin.
Mon regard était plongé dans mes pensées lorsqu’une chose inattendue entra dans mon champ de vision. Un attroupement de participants apparaissait à l’horizon, immobile. La panique m’envahit. La course est terminée, j’ai perdu. En me rapprochant je constatai que les participants étaient en réalité attroupés au milieu d’un carrefour. L’hésitation était à son comble : fallait-il prendre à gauche ou à droite ? Certains semblaient osciller depuis longtemps puisqu’ils témoignaient : « depuis que nous sommes ici, la majorité prend à gauche, c’est un signe. » Personne n’osait prendre de décision et s’aventurer seul. Là encore, l’esprit de compétition avait disparu. Le carrefour était un lieu plus agréable, comparé au chemin que nous avions parcouru. Aussi nombreux étaient ceux qui faisaient une pause, se reposaient et discutaient, oubliant l’enjeu de la course. Il fallait décider, une chance sur deux, peut-être aussi était-ce un leurre et que les chemins menaient au même endroit. Une ruse qui ralentirait les plus indécis : c’était habile. Sans me laisser ni impressionner ni distraire trop longtemps je choisis instinctivement d’aller à droite ; aucun autre élément que l’instinct ne permettait de choisir : les deux chemins étaient identiques.
La suite de la course fut abominable. La douleur physique était telle que bien souvent je regrettais de ne pas avoir choisi le chemin de gauche, en imaginant qu’il était beaucoup plus facile et plus court. L’idée que je puisse faire fausse route et me perdre était omniprésente, si bien qu’en plus de la douleur physique, je devais continuer d’avancer en subissant une réelle torture mentale. J’avais l’étrange impression de donner ma vie pour cette course, sans en saisir complètement les enjeux. Les autres participants se faisaient de plus en plus rares devant moi, ceux que je croisais étaient souvent arrêtés sur le bord du chemin en piteux état. La nature est cruelle. Personne n’était parti vraiment à égalité et la sélection naturelle fit rapidement sa loi et son tri. Je détournais souvent le regard face aux échecs des autres, essayant de me concentrer uniquement sur mon périple pour ne pas sombrer. Le chemin semblait s’élargir, ce qui me permit d’augmenter mon allure sans aggraver ma sensation de chaleur étouffante. La luminosité se mit à s’éclaircir progressivement, mon champ de vision s’élargit. Au milieu de l’enfer, on apprécie d’autant plus les quelconques améliorations.
Pour la deuxième fois au cours de cette course, mon horizon fut peuplé de participants regroupés et immobiles. Encore un carrefour ? Mes forces étaient si réduites que la simple pensée qu’il s’agissait encore d’une étape me donnait envie d’abandonner définitivement. J’espérais qu’il s’agisse de la ligne d’arrivée et j’acceptais mentalement ma défaite avec un certain soulagement. Au moins toute cette souffrance allait prendre fin. À quoi bon ? Toute cette course n’avait aucun sens après tout. Nous étions depuis le départ aveuglés par un objectif invisible.
C’est en me rapprochant que je constatai les mines déconfites de mes pairs. Que se passait-il ?
Maintenant que j’étais proche d’eux, les plaintes et les pleurs étaient audibles. Tout mon corps se raidit de peur. Je reconnu alors un camarade avec qui j’avais sympathisé dans le sas, et que je n’avais jamais croisé car il était de ceux partis en premier. Il avait le regard vide et se tenait à l’écart de la foule. Je m’approchai doucement et puisai au fond de moi mes dernières forces pour lui demander ce qu’il en était, me préparant au pire.
Il me répondit avec une voix sourde et grave : « c’est ici la fin de la course. Le but est d’entrer dans la maison, mais elle n’accepte qu’un seul élu. Nous sommes tous condamnés à mourir ici. » L’effroi m’envahit. Alors c’était ça. Nous avions été créés pour essayer, souffrir et mourir. La seule perspective de rebrousser chemin pour retourner chez nous semblait impossible. La fatigue, la faim, la soif et la douleur nous envahissaient. Tout instinct de survie m’avait quitté. Le spectacle était effroyable à observer, je ne pouvais le soutenir du regard plus longtemps.
Je me faufilais alors à travers les troupes révoltées et épuisées, pour observer cette fameuse maison. Certains semblaient se jeter de désespoir contre ses murs. Des sons de fracassements résonnaient et me glaçaient le sang. Je pensais avoir connu l’enfer pendant la course, or l’enfer nous attendait ici, à l’arrivée.
Alors je l’ai enfin vue.
Elle était magnifique. Parfaitement circulaire et d’aspect si doux. D’un rose sombre aux matériaux lisses et épais. Elle exerçait une attirance irrésistible, je me sentais comme aimanté. En la regardant, ni la souffrance, ni la douleur ne comptaient, elle justifiait entièrement tout ce qui avait été enduré. S’il avait fallu recommencer, j’aurais recommencé des millions de fois seulement pour avoir le plaisir de l’observer à l’infini.
Elle m’appelait. J’approchai de ses parois. Je les embrassai. Tout le reste avait disparu. Tout avait finalement un sens. Mourir à côté d’elle était la plus belle chose qui pouvait m’arriver.
Mon émerveillement me poussa à me frotter contre elle. Je me promenai tout autour d’elle, collé contre ses si doux murs en oubliant toutes mes angoisses, profitant uniquement de son contact si plaisant. Le bien-être que je ressentais alors est indescriptible, comme si j’avais été façonné pour être contre elle. Comme si j’étais enfin réellement chez moi. Contrairement aux autres, il n’y avait ni rage ni désespoir, juste de l’amour.
Il se produit alors un événement que je ne pourrais décrire avec précision tellement il fut rapide, chaud et naturel. Les parois de la maison se mirent à aspirer tout mon être. Mon champ de vision se brouilla, mes camarades disparurent. Au commencement tout était noir puis la lumière apparut. Une voix chaleureuse et rassurante retentit alors au fond de mon cœur : « Bienvenue dans l’Ovule, tu es l’élu, tu vas créer la Vie ».