Papa... Le jour où tout a basculé

Toute histoire commence un jour, quelque part ; au moment même où s’en achève une autre quelques fois. J’avais une relation plus que fusionnelle avec Papa. Nous passions nos journées ensemble. Je pouvais rester là des heures à l’écouter chanter ses vieilles chansons, siffler ces airs qui ont rythmé mon enfance, fredonner en les jouant à la flûte ou à la guitare. J’étais un petit être, quelque part son public assidu. Il m’avait fait la promesse de m’apprendre à jouer de la guitare quand je serais plus grande. Je le suivais partout, tout le temps, quand je n’étais pas à l’école à l’image d’une queue et son propriétaire. Même quand ses amis venaient et qu’ils devaient rester « entre grandes personnes » moi je pouvais rester, dans un coin confortable, le plus proche de lui, je restais silencieuse, j’écoutais. Il lui arrivait de débriefer avec moi et j’éprouvais un malin plaisir à feindre une parfaite compréhension ; au point d’avoir déjà rêvé à des solutions aux dilemmes qu’il rencontrait. Il m’a appris à jouer aux dames dès mon plus jeune âge et me laissait jouer contre ses amis à sa place, il était champion nationale. Je cru voir de la fierté dans son regard quand je gagnais ou qu’ils me laissaient gagner plutôt, mystère à résoudre encore aujourd’hui. A l’école je devais toujours être première de ma classe ne serait-ce que pour voir ses yeux briller d’une immense fierté, réelle cette fois-ci. C’était comme un devoir pour moi désormais et la récompense valable à mes yeux était ce regard. Je me rappelle quand je devais lui apporter à boire après sa phrase fétiche : « Tekita, apportes moi une timbale d’eau » et me voilà comme un soldat parti en mission ultime. Ensuite j’étais également sa « secrétaire » ; comme j’insistais pour rester quand il devait travailler il me donnait des feuilles à remplir et je me sentais tellement importante que j’y mettais toute la concentration dont je pouvais être capable. Ah l’enfance ! Quelle douceur bête ou plutôt quelle douce bêtise. Je regardais le journal très tôt avec lui. Il m’a également donné l’amour de la lecture avec sa bibliothèque et sa collection d’encyclopédies en architecture, botanique ou encore aéronautique que je farfouillais à longueur de journée. Le premier livre qu’il m’avait donné c’était « les milles et une nuit » que j’ai dû dévorer au moins trente-six fois. En voyant son comportement avec les gens je savais déjà qui je voulais être plus tard. Ce jeudi était un des plus symboliques de ma vie, en plus de première de ma classe, j’étais première départementale après une évaluation passée par toutes les écoles primaires. On a jamais vu d’histoire d'école un élève plus pressé que moi de rentrer chez lui ce jour-là. J’ai gardé ce papier précieusement en main en veillant à ce que personne ne le froisse, pas même le vent qui soufflait. Après un trajet de retour pénible parce que plus long que d’habitude j’étais enfin arrivée chez nous. Je ne sais pas pourquoi mais les battements de mon cœur se sont subitement accélérés, la devanture de la maison souvent pleine de monde était déserte. A peine la porte franchit, des cris déchirants se sont fait entendre ainsi que des pleurs à tue-tête. Une scène horrible qui restera à jamais gravée s’offrait à moi, une tante qui se roulait par terre en s’arrachant les cheveux, les autres se lamentant à qui mieux mieux ; mes frères qui s’agitaient dans tous les sens et rajoutaient une symphonie à cette ambiance morbide. Par réflexe je me suis mise à le chercher mais il n’était nulle part, ni dans sa chambre, ni au salon, ni au balcon, nulle part. C’est là que j’ai senti mon cœur s’arrêter de battre, ma respiration se couper ; un milliard de pensées fuser dans ma tête. C’est vrai qu’il était malade, juste un peu il m’avait dit, il m’avait demandé d’être sage et forte, d’avoir toujours foi en Dieu, de croire en mes rêves mais il a osé partir avant que je lui montre ce que j’avais accompli et que je lui narre tout ce que je comptais accomplir. Il a osé disparaître avant de finir ce qu’on avait commencé, il m’a jeté dans ce gouffre de solitude et de manque cruel sans m’avoir jamais demandé la permission. Mais comme toute histoire commence un jour quelque part, celle de la graine qu’il avait semée en moi n’a jamais cessé de s’écrire.