Milla dans la poubelle

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Plus elle se lève tôt, plus elle est en retard. C'est une sorte de loi naturelle. La vie de Milla est d'une étonnante complexité, parce qu'enfin, elle est jeune, elle est célibataire, elle a un travail qui lui plaît dans une jolie petite ville où, d'après les magazines spécialisés, il « fait bon vivre ». Qu'est-ce qui est si compliqué ?

Donc ce matin-là, Milla se lève tôt, ce qui la met en retard. Elle se dépêche, elle renverse son thé, elle grogne, elle perd du temps, elle prend sa douche, rêvasse, se maquille, s'habille avec la sensation désagréable qu'elle aura trop froid ou trop chaud toute la journée, elle consulte ses messages, et évidemment IL n'a pas répondu.

Milla ferme sa porte, se demande si elle a son téléphone, vérifie, c'est bon, elle dévale l'escalier avec son déjeuner, son ordinateur, la poubelle, ses clés, et son téléphone, qu'elle garde à la main, sait-on jamais, IL va peut-être appeler. Elle cherche sa carte de bus, qui est dans sa poche, claque la porte de l'immeuble, se dirige vers les grands containers pour y jeter sa poubelle, hop, voilà.

C'est arrivé. Elle a jeté ses clés avec son sac poubelle, dans le container.

Milla, ce genre de plan, ça fait partie intégrante de sa vie compliquée, donc ni une ni deux, elle se hisse à la force des poignets et hop, la tête la première dans le container, il est presque vide, le fond est trop bas, il fait trop sombre, pas le choix, deuxième hop, Milla atterrit dans le bac, et retrouve ses clés.

Voilà Milla dans la poubelle, une jeune femme plutôt jolie, sportive – il le faut pour pouvoir entrer gracieusement dans les containers. Une jeune femme célibataire, qui vient de commencer à travailler, ce n'est pas hyper drôle le droit fiscal, mais elle, elle aime bien. Donc tout va bien, à part qu'IL n'a pas répondu à ses messages, mais on a tous un IL ou une ELLE qui ne nous répond pas, et nous parvenons à y survivre.

Pourtant, Milla ne ressort pas du container. Ce n'est pas compliqué, physiquement, elle refait ce qu'elle vient de faire, et hop, elle est dehors et elle va prendre son bus, mais non. Elle referme le grand couvercle et elle s'assied sagement dans un coin, sur son propre sac poubelle, c'est une jeune personne bien élevée. Elle regarde son téléphone, et IL n'a toujours pas répondu.

Alors Milla ferme les yeux et pense à sa vie compliquée. Elle travaille. Ce qui veut dire qu'elle a un appartement, qu'elle paye son loyer et sa facture de téléphone, qu'elle doit décider de quand changer son lit et appeler elle-même le médecin quand elle est malade, et que personne d'autre qu'elle ne pensera à acheter du papier toilette. Cela signifie qu'elle est adulte. Sauf qu'elle ne s'attendait pas à cela. Quand elle était petite, être adulte signifiait : être physiquement assez grande pour pouvoir tenir un sac en plastique en main, et que le sac ne touche pas le sol. Être adulte, c'était avoir le privilège de faire ce geste : nettoyer, d'un coup de torchon, la table du petit déjeuner, et faire tomber les miettes dans sa main. Elle n'avait pas pensé que cela allait de pair avec autant de solitude. C'est ne plus compter sur personne, songe-t-elle, assise sur le sac poubelle, et c'est ne plus compter pour personne. D'ailleurs, personne ne s'inquiète. Cela fait un bon moment qu'elle est dans la poubelle, et le téléphone ne sonne pas. Ses parents sont partis en croisière en Grèce, comme toujours à cette époque de l'année. À son travail, apparemment, personne n'a remarqué son absence. Ses amis sont à leur propre travail, ou peut-être, allez savoir, dans leurs propres containers pour certains d'entre eux. Difficile de partager ce genre d'expériences, a posteriori. Comment savoir si les autres vivent la même chose que vous ? En tant qu'adultes, on se tait, et on continue d'avancer, comme si de rien n'était.

IL n'appelle pas, non plus, évidemment. Les adultes ont des relations claires et équilibrées. Voilà. Ils sont en couple, et font des choses comme se promener le dimanche, parler d'avoir un chien, ou s'engueuler sur la famille de l'autre qui ne les aime pas. Milla soupire. IL pourrait au moins faire un message, non ? En fait, IL n'a pas le temps. Peut-être qu'IL est adulte, et que c'est pour ça ? Peut-être qu'elle, elle a loupé quelque chose, une étape, un rite de passage, et IL ne veut pas d'elle dans sa vie car il lui manque ça, un passeport de maturité quelconque, oui, c'est ça, une aptitude à accepter d'être déçue en permanence.

Milla est devenue transparente. Ses parents ont cessé de parler d'elle à leurs amis, et les amis ont cessé de répondre : « Oh, déjà ? Mon Dieu, à son âge ? Le temps passe vite ! » Les amis ne demandent plus l'âge qu'elle a, d'ailleurs, elle est adulte, et entre adultes, on ne se demande pas l'âge, ce sont les enfants qui font ça, comme les chiens qui se reniflent le postérieur. Milla doit se trouver d'autres définitions, comme par exemple son métier, ça c'est fait, une case de validée, et puis son envie de procréer, indispensable mais inexistante, et, avant tout, un IL, préalable. Un IL obligatoire.

Milla est très bien dans le container. C'est calme, très doux, la lumière est apaisante. Il ne fait ni chaud ni froid. Elle n'est pas obligée de faire quelque chose. Elle est de moins en moins sûre de vouloir sortir. Le monde se passe si bien d'elle, ça ne donne pas envie d'y replonger.

Milla a toujours été une gentille petite fille. Elle travaillait bien en classe et a eu le bon goût de naître avec des dents bien alignées. À l'adolescence, elle a fumé deux ou trois cigarettes en cachette, lu en soupirant Madame Bovary, embrassé un ou deux garçons qu'elle ne connaissait pas, critiqué ses parents devant ses copines, tout en se sentant déloyale et mauvaise, et vécu des relations amicales très compliquées, les relations humaines, ce n'est pas son fort, à Milla, c'est elle, ou c'est vraiment très complexe ? Elle voudrait le demander, mais elle n'ose pas, les réponses doivent bien être quelque part, pourquoi pas dans ce container, il se peut que quelqu'un les ait jetées, quelqu'un qui n'en avait plus besoin, qui était devenu adulte.

IL n'a toujours pas répondu. Milla soupire bruyamment. Quel drôle de jeu que la vie. Les règles changent tout le temps. Et les joueurs vont et viennent, ils s'asseyent devant vous, ils jouent un moment, ils se lèvent et repartent. C'est un peu fatigant. Les enjeux changent aussi. On ne sait pas très bien ce qu'on doit faire pour gagner, ni à quel moment on doit considérer qu'on a gagné. Ou perdu. Que fait-on des joueurs éliminés ? Peut-être qu'ils se jettent d'eux-mêmes dans la poubelle ?

Bien travailler à l'école, réussir ses études, et même trouver un travail, c'était facile. Du moins, c'était dans les cordes de Milla. Sauf que maintenant, on attend d'elle des choses qui ne dépendent plus d'elle. Qu'elle rencontre quelqu'un. IL pourrait faire l'affaire, il est gentil, mignon, il la fait rire, elle s'imagine bien se réveiller dans ses bras, et discuter avec lui de « pourquoi ta famille ne m'aime pas ». Mais il faudrait qu'IL réponde et IL ne répond pas.

Milla se sent déçue et décevante. Tant pis. Elle s'étire, elle bâille, et elle ramasse ses affaires. Elle pousse le couvercle en soupirant, se hisse sur le bord, et sort du container. C'est presque le soir maintenant, il n'y a presque personne dans la rue. Sa sortie de la poubelle ne change rien, c'est très important pour elle, évidemment, mais le reste du monde continue de tourner avec nonchalance. Milla est très fatiguée de toute cette indifférence.

IL est devant chez elle. Il fait les cent pas sur le trottoir, il regarde vers sa fenêtre, il a son téléphone à la main, et quand il la voit, il lui dit : « bah, où tu étais passée, ça fait des heures que j'essaye de te joindre... » Dans la poche de Milla, le téléphone vibre sans arrêt. Apparemment, dans les poubelles, il n'y a pas de réseau. C'est une chose importante à savoir sur la vie. Une chose qui la rend un tout petit peu moins compliquée.

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