Les Ombres

Toute histoire commence un jour, quelque part. Le Soleil taquinait le ciel nuageux, avec une douce brise, sur cette plage. Une zone prisée par les amoureux de la nature et les amoureux tout court. Pourtant, il existait des décors fades dans ce décor lumineux. Trois femmes, d’horizons différents, d’histoires différentes mais de protagoniste commun : elles sont sorties de la bouche d’une société qui les trouvait trop amères pour ses pupilles programmées à saliver sur les mets du paraître. Une société qui, pourtant met sur un piédestal des valeurs sine qua non telles que la virginité, la loyauté, la dignité et l’équité pour juger de l’acceptabilité ou non d’un postulant même si celui-ci est souverain et jouit du droit de sol. Bineta, Annie et Rama étaient assises sur ce sable qui jadis, accueillait leurs pieds d’innocence et leurs confidences gamines. Aujourd’hui, ce sable reçoit leurs larmes et désespoir. Voici leurs histoires :
Partie 1 : Bineta, la chair volée
Bineta était une jeune adulte connue du monde de la nuit, habituée des trottoirs. Elle était serveuse dans un restaurant, le jour, et partenaire sexuelle, le soir. Elle est issue de la banlieue. Les ressacs lui rappelaient ses pleurs dans la chambre de son oncle paternel. Sa mère Fatou, est de ces femmes battantes qui se lèvent au milieu de la nuit pour aller acheter des légumes afin de les revendre, au petit matin. Elle tenait une table au coin de la rue et approvisionnait les femmes du quartier. Son mari avait rendu l’âme après avoir été renversé par un chauffeur qui a par la suite pris la fuite. Elle n’a jamais obtenu justice, alors que Bineta n’avait que quatre ans à cette époque. Elle vivait dans la grande maison familiale et partageait la chambre avec sa fille. Ce jour-là, elle quitta sa chambre aux environs de 05H du matin, laissant seul cet être innocent qui venait de souffler ses neuf bougies. Cet enfant qui jouait avec Morphée, dans son pays des merveilles. Malheureusement, Modou la voyait comme une femme, il avait lu la puberté sur cette page vierge. Vers 05H30, il s’introduisit dans la chambre silencieusement, sur la pointe des pieds. Bineta sursauta quand elle sentit ce corps familier et pourtant étranger se promener dans son intimité. Elle croyait d’abord faire des cauchemars comme il lui arrivait d’en faire, hélas, cette fois-ci c’était une réalité, on venait de lui voler son innocence. L’image de cet homme plus fort qui l’étranglait et lui montrait du mépris, insensible à ses larmes, était la chanson qui tournait en boucle dans son corps. Elle l’avait pourtant supplié avant de faire des prières au fond de son être. Les taches de sang sur ce drap, restèrent une photo accrochée au mur de son esprit. La pire insulte était qu’elle devait vouer un respect à ce traître connu, elle devait l’appeler Tonton. Modou lui intimida l’ordre de ne rien dire, au risque de se faire corriger. Durant la journée, sa mère remarqua sa démarche irrégulière et ses grimaces à chaque fois qu’elle s’asseyait. Après un interrogatoire serré, comme savent le faire les mamans, Bineta raconta à Fatou le forfait de son oncle. Cette dernière vit le sol se dérober sous ses pieds. Elle prit conscience qu’elle ne serait pas de ces mères qui arboreraient un sourire fier le lendemain de la nuit de noce de leur fille. Elle ne ferait pas partie de ces mères qui consoleraient leur fille timide le jour de son mariage. Bineta avait reçu trop tôt l’éducation sexuelle alors qu’elle ne demandait qu’à être un enfant. Fatou prit le couteau de la table et se dirigea vers la maison. Elle était décidée à faire couler le sang de cette racaille qui avait fait couler celui de sa tendre fille, sa raison de vivre, elle n’en avait qu’une. Bineta courait derrière elle, les larmes aux yeux. Les cris alertèrent toute la famille et l’histoire se sût. Une réunion familiale fut convoquée. La décision tomba comme un coup de massue pour ces deux femmes, il fallait étouffer l’affaire maintenant dite familiale. Oui, l’image de la famille pesait plus que leur peine. Oui, c’était la norme sociale. Les personnes censées protéger Bineta sont celles-là mêmes qui l’ont vomie sur l’autel de la perversité. Elle grandissait avec ce souvenir, cette honte, cette injustice. Elle faisait porter à chaque homme qui entrait dans sa vie, le masque du visage de son oncle pour pouvoir se venger et faire taire cette voix qui la réveillait chaque nuit, en sueurs et larmes. Les hommes étaient devenus ses objets sexuels. Elle était la dévergondée du quartier, la fille aux mœurs légères, la femme qui fumait et buvait. Sa mère mourut quelques années plus tard, de chagrin, ne supportant plus le regard de cette société qui l’avait pourtant ignorée alors qu’elle n’était qu’une mère battante qui voulait élever dignement sa fille et honorer la mémoire de son mari, lequel mari lui a tout appris. Sa mort fut le coup de grâce pour Bineta, elle est devenue prostituée. Elle entendait les échos de ses maux étouffés dans chaque homme qu’elle faisait gémir. Elle n’aspirait à aucun avenir, elle n’en a jamais eu. Son passé était son présent et son futur.
Partie 2 : Annie, l’orpheline
Annie était cette amie folle qui faisait rire même les cœurs les plus tristes. Elle débordait de joie de vivre et d’énergie. Elle offrait une belle thérapie à tous ceux qui l’approchaient. À l’école, ses professeurs la surnommaient affectueusement « la diablesse », tellement elle était une fille simple et familière avec tout son entourage. Un jour, à la descente de l’école, elle prit le bus, comme d’habitude, avec ses amies. Elles riaient tellement qu’elles étaient devenues l’attraction des autres passagers. Après les formules de prise de congé qui leur sont propres, Annie prit la direction de sa maison. Elle remarqua quelque chose d’inhabituel, une importante foule devant la porte et des cris. Elle ne comprenait pas et ne voulait pas comprendre d’ailleurs. Sa Tante Alima l’accueillit en la serrant fort dans ses bras et lui dit la phrase qui résonne toujours dans son esprit : « Annie, ton papa est parti aux cieux. » Elle a d’abord ressenti une colère envers Dieu, Lui qui n’est pas enfanté, que fait-Il avec son père à elle qui était enfantée? Les funérailles durèrent huit jours durant lesquels, elle observait ceux qui rivalisaient de beaux habits ou ceux qui étalaient leurs préférences culinaires. Ne voyaient-ils pas qu’elle voulait parler, qu’elle eut des choses à dire? C’est ainsi qu’elle devint introvertie, sa compagnie était devenue lourde car, elle était dans un ailleurs, son monde plein de maux dans des mots qu’elle ne pouvait dire. Elle était considérée comme une marginale trop fière, une snobinarde capricieuse, remplie d’ego. Son entourage était plus occupé à lui prouver qu’ils étaient aussi capables de l’ignorer que d’essayer de comprendre la cause de son changement si radical. Il serait aberrant de supposer qu’une personne puisse passer de sociable à asociale, par le fruit du hasard. Annie sortait chaque nuit pour retrouver un malade mental qui restait dans un jardin sis dans son quartier. Chaque nuit, après que tout le monde se fut endormi, elle partait le retrouver pour lui confier ses peines, sa douleur, sa colère. Ce malade mental était pourtant le seul lucide rempli d’humanité qui l’écoutait même dans son absence de raison. Désormais, le « fou » que tout le monde fuyait, était devenu son interlocuteur nocturne. Elle se résigna dans son introversion, elle ne voulait plus de cette description de la vie en société, elle n’y croyait plus.
Partie 3 : Rama, l’épouse condamnée
Rama était une femme mariée, une épouse dévouée qui s’occupe de tout le monde depuis qu’elle a rejoint le domicile conjugal. Son mari Ibou, est un jeune cadre d’une société de la place et assure les dépenses de la famille. Il n’était pas le plus âgé, mais le plus respecté car, il était le plus fortuné. Ils se sont rencontrés lors d’un mariage et ont décidé de cheminer ensemble pour le meilleur et pour le pire, devant Dieu et les Hommes. Deux ans après leur mariage, ils n’eurent toujours pas d’enfants et l’épouse parfaite commença à devenir la femme infertile. Il se tramait le complot de chercher une autre femme pour Ibou, qui pût lui donner des enfants. Il n’est jamais mentionné dans un contrat de mariage une clause de fertilité mais, dans le contrat social c’est elle qui garantit la légitimité de l’épouse. Sa belle-famille l’isolait de plus en plus et lui demandait indirectement quand elle allait être enceinte donc, quand le spermatozoïde de son mari rencontrerait-il son ovule? Une question des plus intimes pourtant. Quelques mois plus tard, ils décidèrent d’aller voir un spécialiste. Les résultats disaient qu’Ibou ne pouvait pas avoir d’enfants, Rama oui. Arrivés chez eux, dans leur chambre, Rama lui réitéra les mêmes vœux qu’elle lui avait faits le soir de leur union. Un an plus tard, sous la pression familiale, Ibou prit une autre femme tout en se sachant infertile, la chambre des confidences devint l’autel de l’indifférence. Rama qui avait tu son envie d’être mère, elle qui garda ce secret lourd et accepta de porter l’infertilité de son mari, elle qui n’avait que 25 ans, jeune et belle, devenait prisonnière. Elle était désormais une étrangère, la nouvelle femme portant les espoirs de fertilité, la nouvelle parfaite épouse. Son mari ne venait la voir qu’une fois par mois, il avait emménagé avec sa nouvelle conquête dans un appartement luxueux et oublia toutes les promesses qui avaient rempli le cœur de son jadis grand amour. De maîtresse de maison, Rama était passée à figurante chargée des tâches ménagères, l’épouse condamnée. Quand elle se confia à sa mère, celle-ci lui dit qu’une femme divorcée serait mal vue dans leur famille, étant donné qu’il n’y avait jamais eu de divorce. Elle devait donc vivre pour le commun social, le communément correct. Ainsi fut décidée sa vie.
Partie 4 : La rencontre
Ces trois femmes se retrouvèrent seules sur la plage, après que celle-ci fut désertée par les enfants de la société, chacune quittant ses pensées. Il n’y avait plus de rideaux humains entre elles, le hasard les unissait sous cette pleine-lune, sous un drap de fraîcheur. Elles se retrouvèrent et commencèrent à penser à haute voix, d’inconnues elles passèrent à confidentes. Elles étaient une société dans la société, elles ne pouvaient plus être des victimes, elles ne devaient plus être des complices dans leur silence. Ce soir-là, elles décidèrent de porter des robes d’avocates pour lancer le « Procès Social » avec le dossier des « vomis de la société », registre d’expression des oubliés. Désormais, la société devra répondre de ses actes au Tribunal de l’Humanité.