Le succès

Toute histoire commence un jour, quelque part.
Joseph était un homme bien connu de tout le village. Il y avait de cela près de trois mois qu’il avait vu son petit nom « JÔ » remplacé par « Tagne » parce qu’il venait d’avoir des jumeaux. En effet, son aventure avec Paulina, une jeune femme muette du village voisin avait été fructueuse; deux jolis bambins à qui Tagne donna les noms François et Françoise. Malgré la misère dans laquelle il vivait, le jeune père de jumeaux avait jugé très important d’envoyer ses enfants à l’école dès leur plus jeune âge, afin de ne plus faire la même erreur que ses propres parents.
Pour le village, cela était inconcevable ; Jô, fils de pauvres, le fameux bourreau des noix de palme, réputé pour ses multiples victoires contre des serpents au haut des palmiers du village, et qui, parmi toutes les belles filles du village, avait choisi pour épouse une pauvre muette dont la timidité et l’effort de produire les paroles laissaient penser à une folle, voulait faire de ses enfants des hautes personnalités du pays! Mais malgré toutes les tentatives de découragement perpétrées par ses amis, Tagne était resté ferme dans son engagement.
C’est alors qu’à l’âge de trois ans, les enfants furent inscrits à l’école catholique, située à une dizaine de kilomètres de la concession familiale. Conscient de l’effort que faisaient les pauvres parents pour envoyer leurs enfants à l’école, le directeur admit François et Françoise à l’internat de son établissement. Tagne était encore plus convaincu qu’un jour, ses enfants deviendraient des hautes personnalités du pays, et qui sait, ils pourraient lui bâtir une belle maison, la plus belle d’ailleurs de tout le village. Certes ses enfants étaient intelligents, mais il lui était souvent rapporté que depuis que François avait réussi au CEP et rejoint l’un de ses oncles à la ville avec sa sœur, le garçon était devenu moins présent au collège. Selon la dernière nouvelle qui lui avait été rapportée, François était devenu le plus fidèle client des boîtes de nuit et des salles de jeux, et pire encore, il avait écopé d’une exclusion temporaire de huit jours pour avoir battu son professeur de langue. Bref, François était l’incarnation même de l’indiscipline, de désordre et de mauvais travail. Pour son père, cette description de François était sans doute une manœuvre de son oncle qui l’hébergeait, car aucun des six enfants de ce dernier n’avait pu obtenir le diplôme de fin d’études primaires. Comment François avait-il changé en si peu de temps ? N’avait-il pas reçu une bonne éducation à l’internat ? Il trouva la réponse à ces questions lorsqu’il apprit, deux ans après, que sa fille avait obtenu son baccalauréat avec une très bonne mention, et que François, après son exclusion définitive du collège, faisait maintenant partie des étourdis qui arrachent les sacs à main des femmes quand elles font des courses dans la ville. Ne pouvant plus contrôler son tourment, Tagne décida de rendre visite à ses enfants.
Le voyage n’était pas aussi pénible que le tourment qui l’empêchait de contempler la ville. A peine était-il sorti du car que Tagne vit une jeune femme s’avancer vers lui en souriant, comme un poussin prodige qui retrouve sa mère.
« Papa! S’écria-t-elle, c’est moi ta fille Françoise ! ». Tagne sourit à son tour et prit sa fille dans ses bras. Comme elle avait changé ! Cette idée amena Tagne à confondre le jeune homme qui accompagnait sa fille à François.
« Papa, lui c’est mon ami Barthélémy ». Avant leur arrivée à la maison, Tagne savait déjà tout sur la vie de sa fille. Il était d’ailleurs très ému lorsqu’il apprit que Françoise avait réussi au prestigieux concours de l’Ecole Nationale d’Administration et de Magistrature. Bien plus, il avait appris que Barthélémy en fait était le fiancé de sa fille, et que leur plus noble aspiration allait devenir réalité dans quelques mois. Tagne n’arrêtait plus de remercier les ancêtres qui avaient béni sa descendance.
Après le repas du soir, Tagne se rendit compte qu’il n’avait pas eu des nouvelles de son fils depuis son arrivée. François était-il vraiment le jeune homme qu’on lui avait décrit? Pourquoi sa sœur était-elle restée si engagée dans ses études? Que dirait le village s’il apprenait tout cela? Tagne était hanté par les idées qui lui venaient en tête à propos de son fils. Le lendemain matin, il vit un homme se diriger vers la maison dans laquelle il se trouvait. L’inconnu était visiblement saoul et laissait échapper de sa bouche des mots malsains. Il portait un pantalon rapetassé qui tombait au niveau de la hanche, des sandalettes ratatinées tirées sans doute d’une de ces poubelles puantes de la ville. Le plus énigmatique des caractères de cet énergumène était sa coiffure: un crâne lisse sur les côtés et présentant à son milieu une forêt de chiendents du front jusqu’à la nuque. Il fallut que Tagne fît appel à sa fille pour qu’il comprît qu’il s’agissait là de son fils. Ce dernier avait adressé à l’endroit de son père des mots à peine audibles et dont l’analyse laissa entendre « Va te faire foutre !» ; son fils ne l’avait pas reconnu.
Après que François eût repris conscience et discuté profondément avec sa famille, il lui présenta ses excuses et regretta de l’avoir déçue. A la demande de Barthélémy, gendre de Tagne, Tagne amena sa femme à la ville afin qu’ils assurèrent ensemble la réinsertion de leur enfant François; celle-ci n’était pas facile à cause des multiples femmes qui reconnaissaient leur fils comme auteur de leurs grossesses. François, après des multiples conseils de son père qu’accompagnaient à chaque fois des hochements de tête de sa mère, fit son méa culpa et décida d’encadrer ses enfants et de leur donner une bonne éducation. Il avoua lui même que le succès, quel que soit le domaine concerné, ne peut se passer que par le travail, la discipline, l’endurance et l’espoir, et résolut de ne plus faillir quelle que fût la raison.