Le second souffle

Toute histoire commence un jour, quelque part. Celle de Joël débuta au café du Moulin rouge. Assis au fond de la salle, en train de déguster sa tasse de café. Cinq années se sont déjà écoulées depuis cette après-midi ensanglantée où il a perdu l'usage de son bras droit. Il se trouvait au même endroit, à la même table, mais à cette époque le bistrot se surnommait encore le café du Moulin. Les gens venaient s'amuser entre eux, passer du bon temps, mais les temps ont changé, maintenant ils viennent rapidement pour prendre leur petit-déjeuner et éviter d'y rester longtemps. Personne ne voulait être témoin du même épisode d'il y'a cinq ans . Par contre, Joël aimait venir ici pour épier les gens qui vivaient ou faisaient semblant de vivre. Il se remémorait tous les détails de cette terrible journée. C'était un samedi matin, une légère brise soufflait sous le soleil hivernal . Les gens n'arrêtaient pas d'entrer et sortir en provoquant un gigantesque brouhaha . L'odeur du carmel brulé, ainsi que celle du café flottaient dans toute la salle. Pendant que lui, avait le nez plongé dans son livre, un jeune homme a fait irruption dans la salle et psalmodiait des mots incompréhensibles avec fureur. Il était âgé de pas plus de 25ans, un sac à dos à la main, habillé tout en noir. Il ne se démarquait nullement des autres personnes de son âge, sauf son regard qui est resté ancré chez Joël. Des yeux remplis de haine, de violence, mais surtout de tristesse. Personne ne comprenait ce qui se passait réellement, au début, on avait cru que c'était un aliéné échappé d'un asile de fou, ou bien un dépressif qui cherchait à déferler sa frustration sur autrui, car il n'arrêtait pas de vociférer des mots en langue arabe, tout en dévisageant les clients, puis d'un geste brusque, il jeta son sac à dos sur le bar. Une peur subite s'empara de Joël, il avait rapidement saisi ce qui se passait, cependant, avant même qu'il puisse faire un geste, une détonation se produit. L'explosion emporta tout sur son passage. La pièce était plongée dans une épaisse fumée qui avait pris la place de l'odeur du caramel et du café. Le brouhaha s'est changé en cris perçants qui parvenaient de loin. Il gisait, inerte, sur le sol. Du sang coulait tout au long de son visage et ressentait une douleur atroce au niveau de son bras droit, ensuite plus rien...
 son réveil, Joël se trouvait sur le lit d'un hôpital. Estropié d'un bras, il regardait son moignon avec douleur. Le sang qui coulait sur son visage avait laissé place à des larmes ruisselantes. Tous ses rêves se sont évaporés par le souffle de l'explosion. Il s'est senti trahi par le monde. Par un monde peuplé d'égoïstes et de fanatiques .
Il a vécu, ainsi, dans la douleur et la haine durant cinq années. Sa haine contre l'humain s'accroissait de jour en jour, jusqu'au jour, où il avait fait la rencontre de Sarah. Elle travaillait comme serveuse dans le Moulin rouge. C'était durant la nuit de Noël, Joël était le seul client de la soirée, plongé comme à son habitude dans un livre, quand elle fit intrusion dans sa vie. Elle s'approcha discrètement et lui demanda s'il désirait quelque chose. Il fut happé de son bouquin par le son mélodieux de sa voix. Il la contempla un long moment. Son visage était illuminé par un sourire d'une pureté angélique.
- Désolé, je ne vous ai pas entendu.
- Vous désirez quelque chose ?
- Euh..., une tasse de café, s'il vous plait !
Elle lui apporta sa tasse de café, puis avant de retourner à ses occupations, elle l'observa en silence et déclara enfin << Vous permettez que je vous pose une question ? >>
- Oui, bien sûr !
- Vous ne fêtez pas, ce soir, noël avec votre famille ?
- Non...Ma famille, vit loin d'ici.
- Des amis, alors ?
- Non plus...
Une sensation de malaise s'empara d'elle. Afin d'atténuer l'atmosphère, elle s'intéressa au livre qui était posé à coté de lui.
- Ah ! Vous lisez le royaume du temps de David Faure !
- Vous le connaissez ? dit-il avec intérêt.
- Je l'ai lu, il y'a plusieurs mois. Elle prit le livre et commença à le feuilleter - Regardez ce passage, il est émouvant ! Surtout quand Hélène décide de briser l'horloge du passé pour sauver ses fils...
Ils discutèrent du livre et de bien d'autres choses durant toute la soirée, jusqu'à ce que l'horloge d'en face les fasse sortir de leur cocon d'intimité. Ni l'un ni l'autre n'avaient vu l'heure défiler. Un solide lien s'est créé entre eux, il voulait lui demander son numéro de téléphone, mais les mots lui manquaient.
Leurs discussions se sont multipliées, au point de devenir un rituel pour Joël. chaque soir, il venait prendre sa place et attendait Sarah à la fin de son service pour palabrer de tout et de rien. Au fil des mois, leur relation s'est approfondie. Il commençait à revivre, à avoir de l'espoir . Pour une fois, une personne s'intéressait réellement à lui et voulait passer du temps à ses cotés. Tous ses amis l'ont abandonné, après l'attentat . On l'évitait comme la peste, même Marie son ancienne conjointe avait fini par le quitter. L'idée de vivre avec un infirme lui était insupportable . Tendis que Sarah voyait en lui l'homme qu'il est, et non pas le physique qu'il a.
Aujourd'hui, Joël est décidé à faire le grand pas. Deux semaines se sont écoulées, durant lesquelles, il se débattait sans relâche avec lui même. Il ne savait plus comment exprimer ce sentiment de jadis, mort en lui, après l'attentat. L'aime-t-elle comme il l'aime ? De ce même amour qui emporte avec lui tout, ne laissant qu'espoir et bonheur derrière lui ? Cette question n'a cessé de ronger son esprit.
Il s'impatientait de l'attendre finir son service. L'horloge affichait 22h, mais Sarah travaillait toujours et Joël continuait à siroter son café. 30 minute plus tard, elle vient le rejoindre à sa table toute en sueur, avec une voix essoufflée, elle lui dit :
- Désolée... Il y'avait des cartons à ranger sur les étagères, tu ne t'es pas trop ennuyé ?
- Non, rétorqua Joël. A vrai dire je n'avais nullement vu le temps passer... Cela fait un moment que mon esprit ne tient plus surplace.
-Ah oui ? Et où se trouvait-il ? Quelque chose te préoccupe Joël ? Tu sais que tu peux m'en parler...
- Toi, dit-il d'une voix à peine audible.
Elle le regarda, perplexe, ne comprenant ce qu'il voulait insinuer par ce '' Toi", avant qu'elle puisse lui répondre, il continua sa phrase...
- C'est de toi Sarah que mon esprit est préoccupé... Depuis notre rencontre, j'ai ressenti une sensation qui n'a cessé de s'accroitre pour toi... Je ne sais pas si c'est réciproque, mais je dois te l'avouer, sinon cela finira par me tuer.
Il prit une courte pause, pour mieux trouver ses mots, ainsi que de scruter la réaction de Sarah qui était happée par sa parole. Enfin, il lui serra délicatement les mains et s'élança :
- Sarah... Je t'aime.
Elle se pétrifia, ne savant quoi dire, quoi répondre. C'était trop tôt pour elle, certes elle s'y attendait, mais ne prévoyait pas que cela arrivait aussi rapidement, pas avant d'avoir confesser à Joël le lourd secret qu'elle gardait enfoui en elle.
- Ne t'inquiète pas... Je comprends lui dit-il d'un ton las.
- Non ! Tu ne comprends pas Joël... J'ai un aveux à te faire. Mais promets-moi de m'écouter jusqu'à la fin.
Il opina avec un léger hochement de tête. Elle entama son long récit :
« - Ecoute lui dit-elle, te souviens-tu de notre première rencontre ? Quand tu m'avais demandé de te parler de ma famille ? Je fus brève, sans réellement rentrer dans les détails et je m'en excuse. C'est que je viens d'une famille d'immigrés. On habitait dans une maison insalubre, moi et mes parents, ainsi que mon frère. Mon père travaillait comme mineur, il avait trimé durant toute sa misérable vie pour subvenir à nos besoins, mais une silicose a eu raison de lui. Quant à ma mère, elle essayait, tant bien que mal, de nous élever avec le peu, mon frère et moi...Les choses ont commencé à se durcir pour notre famille, il y'a cinq ans... Ce que je m'apprête à te confesser, Joël, me consume, depuis le premier jour. Donne-moi juste l'occasion de finir ce que j'ai à te dire, ensuite la décision t'appartiendra, mais sache que je l'accepterai, même si elle me tordra de douleur.»
Avant que Joël ne puisse émettre un son, Sarah continua son récit :
« - Il y'a cinq ans, mon frère est revenu du Moyen-Orient... Ce n'était plus le même. Je ne voyais plus en lui cette personne qui sirotait son jus de fraise devant le club Dorothée, ou celui qui s'émerveillait devant les animaux sauvages du zoo, quand notre mère décida de nous y emmener. Il avait changé...ou devrais-je dire, on l'avait changé... Son regard était vide, mais abritait une haine envers tout. Il était tout le temps silencieux, l'esprit ailleurs et soucieux. Et puis, un jour, sans prévenir personne, il quitta la maison, sans plus jamais y revenir, afin de se diriger vers le Moulin...C'était par un samedi...»
Joël la regardait avec un air éberlué, tout s'agençait dans son esprit...Le frère...Le lieu...La journée...
« Oui, un samedi matin, tu étais présent, Joël, sûrement assis à ta table... Mon frère décida que sa vie n'avait plus de valeur et que pour lui en donner une, il fallait emporter d'autres vie avec elle... Cet épisode détruisit notre famille. Quelques semaines plus tard , Ma mère est décédée d'un A.V.C. Quant à moi, j'ai vécu dans la solitude, la haine des autres, mais surtout dans l'anonymat. Un mois après l'attentat de mon frère, j'ai décidé de vendre notre maison et de déménager... Je voulais me creuser un trou, pour que personne ne me reconnaisse... Tout allait pour le mieux, jusqu'au jour de notre rencontre... Joël...Je t'aime...Tu es un être unique avec qui je revis à chaque rencontre. Je ne désir pas vivre loin de toi, mais notre histoire, bien qu'elle soit proche, est semée de haine et de sang...Je n'ai plus rien à ajouter, si ce n'est que j'accepterai toute décision de ta part...»
Sonné par ces confessions inattendues, Joël ne savait plus quoi répondre. La personne qu'il aime était la sœur de celui qu'il haïssait le plus...Avait-il la force d'oublier ces cinq années de tourment, de douleur...L'amour, peut-il vaincre la haine ? Il ne le savait pas. Un gigantesque poids l'écrasait sous le regard morne de Sarah...Il était projeté dans ses souvenirs avec elle...Des moments incessants de palabre...De rire...De bonheur se trouvaient balayés vers l'oubli . Puis, il comprit tout, tout s'est éclairci à ses yeux. La réponse était depuis le début devant lui, elle se tenait là, habillée d'une robe bleu azure, des cheveux emmêlés, tombant sur des épaules fragiles. Un regard qui se noyait dans la tristesse. Il l'aimait et c'était tout pour lui... Il n'a cessé de se demander , depuis ces années passées, pourquoi avait-il été victime de la haine humaine... La réponse était simple, pour qu'il soit témoin de l'amour humain...Son bras perdu fut un gage pour l'amour qu'il a connu plus tard.