Le petit, le tout petit

Toute histoire commence un jour, quelque part, sur la terre, mais sur terre, tout n'est pas soleil et lumière pour les pauvres gens, comme disait la reine du music-hall, Mistinguett. Il est des histoires qui confinent à l'absurde, des comédies humaines qui échappent aux règles de la raison. En dehors de son pays natal, on grandit vite, à sept ans, on est déjà des marchands à la sauvette, des SDF, voire des mendiants qui gagnent leur pain avec assez de peine. Au revoir les bulles à savon, la marelle, les billes, les jeux de cartes, ça donne pas à manger. Nous voici au coeur de l'hiver, un blizzard souffle sans discontinuer sous le ciel gris de Constantine. Dernière station, tous les voyageurs s'apprêtèrent à quitter le tramway pour rejoindre leurs maisons illico presto. Une fois les portes se sont ouvertes, tout le monde fut perclus en entendant un bruit derrière les rails, c'était une famille syrienne de trois membres, une femme mise en djellaba noire et un voile blanc bien noué, debout près de son mari qui penchait sa tête avec une sorte d'anxiété pudique à croire un pauvre hère macrobien et aboulique, les deux derrière un enfant tout petit, de sept à dix ans, le plus gracile, le plus fragile, qui, dans une désinvolture innocente,criait à haute voix:
-Qu' Allah vous préserve, une famille syrienne ayant besoin de votre aide.
Émus par l'accent suave de cette charmante créature et poussés par la générosité des pauvres gens dont les cœurs s'entendent bien, les voyageurs se précipitèrent pour lui donner de l'argent. En fait, c'était la première fois que j'aie entendu l'accent d'Alep, accent si prolixe, et si prodigue d'expressions tendres qui révèlent une masse de souffrances bien cruelles, la femme se cacha le visage dans ses mains pour s'offusquer des regards qui l'entouraient et s'essuya les yeux. L'enfant, content de recevoir davantage d'aumônes, s'est retourné vers ses parents, donna l'argent à son père comme pour s'acquitter d'une dette, et reçut sur son front un baiser plein d'onction savoureuse, c'était vraiment un spectacle funeste dans lequel se résume toute la crise syrienne. Seigneur! y a-t-il un autre endroit pour se cacher de ce monde qui manque de justice et de justesse? à voir un enfant qui marche au bord de ses rêves et refoule une à une ses douleurs urticantes, un enfant perclus devant un fatras d'absurdités, tel un ramier pris au piège dès son premier vol, quelle détresse ne pourrait corroder son coeur? quel chagrin ne pourrait tarauder son esprit. Petit, tout petit, les pommettes et le nez pourpres de froid, les lèvres gercées, il continua de crier d'une voix qui déchire les rocks de granite. Dieu qu'il est petit, pauvre petit devant un mode sans pitié. Ça me rappelle une enfance déchue, à Tizi-Ouzou, dont les souvenirs m'assoment encore.
La communauté protestante célébrait Noël au sein d'un hiver affreux, les flocons de neige ne cessaient pas de combler davantage les ruelles de Tizi-Ouzou. C'était un jour de ce janvier 196..plein de gèle et de blizzard. A ma souvenance, j'étais encore élève au collège quand mademoiselle Theziri, une jeune chrétienne qui avait un charisme exceptionnel mêlé avec je ne sais quel altruisme sonctueux qui fait éclore dans l'âme mille joies indéfinissables dès qu'elle ouvre sa bouche. Ce jour, elle était tirée à quatre épingle, heureuse de ce nouvel an. Elle nous demanda, nous les petits, les pauvres petits, si nous avions reçu des cadeaux, si nous en avions offert à nos parents, les réponses basculèrent alternativement entre oui et non, dans l'immense heureuseté elle nous a raconté la légende de ce généreux évêque à barbe blanche qui volait au-dessus des maisons sur un cheval blanc et jetait des cadeaux
par la cheminée. Il n'y a rien de plus précieux qu'un cadeau qui vient de la part d'un être cher, il faut apprendre à offrir, à donner, les amours ne s'ajournent pas, la vie est courte, c'est un sot celui qui n'en profite pas, les meilleurs dons sont, les sourires, surtout, disait-elle. Quoique toute la classe, la pauvre classe savait qu'elle racontait des bourdes, tout le monde l'écoutait avec intérêt. Même si c'était vrai, peut me chaut, je n'ai jamais reçu un cadeau, et je ne me rappelle pas en avoir offert, les sourires, j'en ai à gogo, mais je ne souris que pour moi même. Toute histoire commence un jour quelque part, la mienne a commencé in medias res. A la maison, j'étais le benjamin de la fratrie, depuis que je suis né, la vie a tourné le dos à mes parents, mon père, qui était garde champêtre, a été blessé lors d'un ratissage dans la forêt de Yakouren le jour de ma naissance, en recevant cette nouvelle maudite, sans crier gare, maman fut attaquée par un diabète. Maîtresse Theziri m'appelait toujours ''Arroumi'' pourtant je m'appelle Rami, j'avais une haine inextinguble pour les deux appellations, le jour où j'ai conçu que c'était l'infirmière qui m'a prénommé ainsi, avec la bénédiction de maman, pour rendre hommage à son frère. J'avais le sentiment que j'ai été écarté de toute douceur depuis mon premier jour, je me rappelle pas que mon père m'a embrassé tout au long de sa vie, en parallèle, je ne me souviens point d'avoir dit'' je t'aime papa''. Cette exclusion a semé en moi une aversion immortelle qui a germé puis devenue une peur, une auto-accusation, j'avais toujours une mauvaise image sur moi-même. J'étais toujours le petit, le tout petit, lorsque mes amis s'amusaient, jouaient au football, à la marelle, au billes, ou regardaient des dessins animés, moi je faisais autre chose, j'étais figure de proue dans tout ce qui est chapardage et raillerie. On m'invitait parfois à regarder un film, à faire un match de football, on m'incitait de temps à autre à jouer au jeu d'échec, j'ai beau essayer, je lâchais prise au bout des premières minutes. Les films me font dormir plus que les somnifères, et je ne trouve pas d'explication à ces gens qui vont et viennent, courent à perdre haleine, se disputent un putain de ballon au sein d'un stade, bizarre! Encore pire lorsqu'on s'assoit autour d'un échiquier plus d'une heure pour qu'enfin un joueur inflige le mat et se déclare vainqueur. À bas le sport, au diable les films, à mort les échiquiers et tutti quanti, ça ressemble un peu aux coquecigrues de mademoiselle Theziri. J'ai perdu mon père à douze ans, la santé de ma mère partait en vrille jour après jour. Mes frères et moi allions mendier, sans que mamounette le sache, sur les quais des gares routières. Nous les petits, les pauvres petits qui avions notre guerre à nous, une guerre sans merci qui s'appelle la faim, la mendicité en était l'ultime solution. L' enfant syrien se moquait de l'air qui se fait de plus en plus froid. Je me suis approché de lui, j'ai pincé ses joues pourpres, une douce mélancolie se lança de ses yeux verts ternis de tristesse, j'ai cueilli un baiser frêle de son front nacré puis, en cachette, j'ai fait glisser un billet dans sa poche. Lorsque j'ai quitté la station, j'ai entendu un grognement furieux, je me suis retourné pour voir ce qui se passait, un jeune homme passa furtivement près de la famille syrienne, tel un éclair, piqua violemment l'argent de la main du pauvre hère puis se disparut dans la foule, l'espace d'une seconde. C'était un voleur qui guettait savamment sa proie, et cette famille était petite, pauvre petite qui ne savait quoi faire sur cette terre.