Lamentations d'une orpheline

Toute histoire commence un jour, quelque part, même dans les affres des tourments de l’orpheline que je suis. Elle débute au crépuscule de ma maturité. Tout, autour de moi, est nuitée ; ni la lune, ni le soleil ne parvient à m’éclairer. Je m’y suis faite. Je suis née dans les ténèbres. Mais, la joie, la dignité et la vertu donnent vie à mon âme. Je viens d'une grande famille. Nous fûmes jadis, cinq enfants d'une seule Mère. Moi, l'aînée de mes quatre autres frères, passais tout mon temps dans le feu; dans les casseroles noircies par les flammes; me promenant entre deux foyers. Maman, ayant été fortement frappée d'une terrible maladie, son cœur s'était fragilisé; son corps s'échauffait de lui-même. Le féticheur du village avait confié à mon Père qu’elle n’en avait pas pour longtemps, si elle continuait à humer incessamment la fumée des grands bois qui brulaient entre les trois grosses pierres. Sa panse s'était crevée. Maman n'était plus maîtresse d'elle-même. Handicapée, passait-elle ses journées cloitrée au fond de sa chambre. Celles-ci passaient; tombaient et se relevaient sans qu'elle ne s'en rende compte. Elle s'était pour dire, évanouie dans un état végétatif. Alors, la seule fille, mal aimée de son Père, qui ne voulait pas d'une fille comme premier enfant, je m’étais donnée pour devoir de nourrir mes frères. Mon Vieux Père, régnant depuis son état embryonnaire sur le Village, s’exaspérais si souvent à ma vue. Je lisais la honte sur son front ; la colère dans ses yeux ; la méchanceté dans ses gestes. Il confiait à mes jeunes frères de ne point me considérer. Je me morfondais de douleur lorsque ceux-ci aboyaient leurs méchancetés à mon égard. Je n’étais qu’une fille à leurs yeux ; je n’avais pas d’identité, ni de personnalité. Mon intégrité n’était complète que s’ils le voulaient. Leurs ombres, selon eux étaient mon refuge. Ainsi, me plier à leurs caprices était pour moi une obligation. Je me faisais fouailler de jour en jour ; je devins le souffle douleur de mon Vieux Père, qui souvent, rentrait abattu par l’alcool de la vieille Mongo, derrière la grande rivière bleue. Il venait de rentrer ce jour là, sous une nuit noire, grognant comme un porc, bavant tel un chien affamé, dans la maison, silencieuse comme une tombe. On sommeillait tous les cinq au pied du lit de maman. Mon vieux père avançait ses pas jusqu’à trébucher au bord de la petite terrasse, et se perdit dans la boue qui gisait en dessous. Il grelotait de froid ou de colère, nous n’en savions rien ! La pluie l’avait fortement assommé ; il suait de colère. Ma mère, elle, respirait difficilement et étions-nous réunis à son chevet avec la certitude, que son âme s’effilocherait inéluctablement cette nuit-ci. Elle haletait dans son sommeil ; tournoyait sur elle-même telle l’aiguille d’une montre. Ses soupirs se confondaient à ses gémissements. La douleur l’écorchait à la fois dans son corps et dans son âme. Maman gonflait la poitrine comme si elle voulait sortir d’elle-même de ce corps, de cette chaire brulante de douleur. On la croyait se faire battre ou de subir le supplice du forçat. Sur son front, dégoulinait visqueuse, une lourde sueur glissant tout en emportant avec elle les espoirs d’une vie ; les souvenirs d’un passé aigu ; les lueurs d’un avenir déjà mort à l’horizon de l’existence. Elle m’avait tenue la main ; l’avait serrée fortement dans sa paume brulante de sa souffrance. Ses yeux, rougis par la peine et déjà noyés dans des larmes de sa douleur intérieure, me fixaient épouvantés. Maman me murmura à l’oreille : « adieu ». Brusquement, sa voix fut emportée par un souffle chaud qu’elle évacua de ses entrailles peinées par la maladie.
Il s’était rendu, quant à lui dans le crasseux dortoir dans lequel, il l’avait placée depuis que la nature devint verte et le soleil se mit à briller au dessus des consciences. Le souffle du malheur vola ma pauvre mère ; il venait de me l’arracher de mes maigres mains avec une force si inouïe que mes horribles cris n’eurent point d’effet. Elle s’effilochait tout en me promettant de revenir me délivrer. Mon père m’abandonna à mon unique sort. Le feu de sa haine et de sa misogynie me brulait ; calcinait mes entrailles et ombrait ma progéniture. Celle-ci devint la risée de mon immense univers ; sa couleur est rejetée par mes propres frère, ayant trouvé refuge derrière le grand fleuve bleuté par l’abondance et la luxure. Mes propres frères m’isolèrent et me privèrent de ma propre liberté. Mais, que dois-je faire ? Ils sont de ma chaire et de mon sang. Mère, dans son agonie me les avait confiés ; leur sort est le mien, même s’ils ne le perçoivent guère de la sorte. Mes enfants, dont la couleur lugubre de la peau semble les condamner à un sort détestable sont exploités jusqu’aux os ; leur héritage est pillé ; leur paix est guerroyée et assénée par l’envie de leurs propres frères, leurs cousins de l’au delà des atlantiques. Je m’enlaidi pour enjoliver leurs femmes ; je m’affame et affame mes enfants pour nourrir mes neveux. Je suis crispée de honte ; accablée de peine ; souffrante dans mon bien-être. Mais, c’est à moi qu’incombe cette peine ; je suis née pour cela !
Le sable avait rappelé ma mère. Elle s’en était retournée comme elle y était sortie. Je me souviens toujours de son visage verni par son sourire. Le dernier de ces sourires que nous lancent nos morts avant leur grande descente ; avant leur perte au sein de l’immensité terrestre. Ma mère s’en allait sans se retourner ; sans me jeter son tendre regard si apaisant et si rassurant qui me séchait si souvent mes larmes chaudes de mon malheur. Je ne la reverrai plus jamais, ça en était sûr. Mais, resterait-elle toujours dans mon cœur, puisque je ne suis rien d’autre que sa chaire et son sang. Je ne suis rien d’autre que ses sentiments et ses convictions. Rien d’autre que son esprit a forgé. Elle était morte aux yeux de tous. Mais, à mes yeux bouffis de mes larmes douloureuses, accablés par les regards méchants et accusateurs de mon vieux, me fixant sans clignoter, ma pauvre mère couchée dans la fosse n’était pas morte. Nul ne le savait. Moi, je le savais et j’en étais sûre comme je suis certaine que le poisson vit dans les eaux !
De son vivant, la douleur l’avait fait baver. Je la revois toujours aliter sous la couverture continuellement étendue sur son corps endolori par la maladie, et son âme presque étouffée par les tourments du désespoir. Le guérisseur enfumait incessamment sa chambrette d’encens qui finissait assez souvent par l’étreindre dans sa gorge toujours sèche de sa substance vivifiante. Sa voix grinçait comme le fer rouillé du grand moulin qui faisait souffrir le martyr à ses oreilles. Tout lui était devenu fortement sensible. Son corps chaud brulait dans l’ombre de cette case-fournaise dans laquelle, gisait-elle depuis le début. Son front noyé dans la sueur mouillait ma paume à chaque toucher. La petite serviette qui essuyait couramment son corps moite et baignant s’effilochait dans mes mains impuissantes. La pluie avait cessé de tomber sur la case. Elle avait donné ses consignes au soleil qui la ardait sous la paille conique couvrant cette méchante chaire, enveloppant son âme meurtrie. Je le savais. Oui ! Je le savais depuis toujours que cette âme qui donnait vie à cette chaire frêle aspirait au divorce. Elle voulait s’en séparer, car elle n’en pouvait plus de supporter ce corps dont la lourdeur et la balourdise dans ses tentations l’écœurait incessamment. Le divorce était imminent. Le témoin de mariage que j’étais, souffrais à panser la douleur que la belle âme écumait continuellement. Ce corps ne pensait qu’à lui-même ; il ne pensait qu’à ses désirs, à ses pulsions. Il croyait sa compagne complètement conquise. Il la croyait sotte, et sauvagement niaise pour ne pas vouloir aller voir ailleurs. Il la méprisait, tout en la salissant. L’âme est toujours bonne ; toujours belle, mais le corps, sale comme l’écume coulant de la bave du ruminant ; faible comme une membrane, la couvrait de honte. Il la salissait par son hypocrisie. Il la vieillissait par sa cupidité. Il se savait mortel. Mais, son envie de faire perdre sa compagne avec lui, sachant qu’elle était immortelle l’avait aveuglé. Le corps de ma pauvre mère agissait de la sorte. Il s’était alité sur son âme de tout son poids. Et voilà qu’il l’étouffe dans ce maudit lit, où ma grand-mère avait aussi trépassé.
À première vue, on s’attacherait aussitôt à ce lit. Il paraissait si calme et si hospitalier que m’y trouver chaque tomber de soleil était devenu à mes yeux bonifiant. Le creux que ma tendre grand-mère avait fait de son vivant au centre de ce lit me berçait le corps quand je m’y étalais. Les draps me faisaient flotter comme vogue la barque au dessus de l’eau. Les grandes fatigues qui prenaient si souvent d’assaut mon pauvre corps toujours en ignition, toujours brulant à fournir beaucoup plus que davantage, y périssaient. Elles le savaient, ces grandes fatigues, qui m’enveloppaient le corps telles des parasites. Dès que je m’approchais de ce lit, large tels des bras, et calme tel le dos d’une mère, elles détalaient à toute vitesse. Je m’y couchais et mon corps se prélassait pour laisser périr la fatigue journalière qui l’alourdissait. Mais, aujourd’hui, je ne vois plus ce lit comme tel. Il m’écœure. Ma haine s’agrandit quand je le vois aussi calme, serein et si joyeux que mon cœur s’emballe de colère. Comment peut-il être toujours aussi placide pendant que ma mère qui lui eut rendu tout le bonheur du monde avait passé l’arme à gauche ? Il m’horripilait avec cet air d’insensibilité qu’il dégageait constamment à mes yeux. Il s’était tapi dans l’ombre de cette vilaine et maudite case qui passa tout son temps à empoisonner le souffle de ma mère. Ces murs et ces briques m’exacerbaient par leur froideur à ma douleur. Pourquoi ne saignent-ils pas comme je saigne de ma douleur ? Je ne vois pas leurs larmes. Ils étaient si chauds pendant que ma mère cherchait vainement à se rafraîchir. Mais, aujourd’hui, elle n’est plus. Et les murs, et les briques de cette méchante case sont redevenus froids, rafraichissants et vivifiants. Ma mère est absente, le sable me l’a volée. Ce n’est qu’un sale maraudeur ! Pourquoi a-t-on osé retourner à César ce qui était à lui ? On ne devait pas le faire, car, qui part à la chasse perd sa place, dit-on. César s’est fait ravir ce qui lui était le tien. Si on ne l’avait pas rendu, ce méchant sable qui absorbe tout n’allait pas exiger de ma mère de revenir à lui. Je le savais. Tout ça c’est la faute à ces deux là ! Leur niaiserie a conduit à détruire ce qui nous avait été donné en présent par mon grand-père. Ces deux là, avec leur sottise ont conduit notre vie à sa perte. L’homme a cette fâcheuse tendance à ne cerner la valeur de ce qu’il possède, que lorsqu’il l’a perdu. Notre âme et notre corps avait été fusionné, et voués à vivre la béatitude dans la cocagne ; à respirer la bénédiction des nuages blancs volant tels des oiseaux de bels augures ; à qui la provende était offerte en abondance. Ils étaient de ceux-là, dont l’existence allait finir par décider de notre sort. Mais, tels des garnements toujours révoltés, ils se permirent de commettre l’irréparable. Ils nous ont vendus sans remord au mal. Le malheur est un serpent qui rampe et trouve toujours une issue pour semer le chaos dans les consciences. Il ahurit les âmes ; bouleverse les espérances ; tut la persévérance dans l’œuf. Moi, mon bonheur, il l’avait emporté dans son tourbillon qui souffle toujours devant cette ingrate de case. Il m’avait même parue le voir souffler tout autour de la large tombe sous laquelle reposait sereinement ma mère. Le malheur la suivait jusqu’à sa tombe. Mon grand-père qui arguait toujours avoir un œil sur nous, m’avait fait la promesse de veiller scrupuleusement sur notre bonheur. Et voilà que cette joie de jadis est tombée dans une fosse à force de fuir le mal. Tout ça c’est la faute à ces deux là ! Égoïstes, sont-ils de ceux-là, à qui ma destinée leur fut confiée. Ils m’ont trahi. J’en voudrais toujours à Bineta d’avoir trahi mon secret. À jamais, je ne pardonnerais à Mamadou d’avoir ignoré mes sentiments ! Je les maudis tous les deux de ne m’avoir pas inculqué leur savoir ! Ce savoir qui m’aurait assurément permis de sauver ma mère des griffes de sa maladie. Je suis analphabète par leur faute ! Elle est morte par leur faute ! Mais, je le savais pertinemment. Grand-père m’avait laissé entendre que nul ne meurt pour rien. On trépasse pour donner vie à d’autre. Il me l’avait confié dans un sommeil profond, et assez lointain dont l’horizon aurait presque dépassé la frontière de la mort. Nos sommeils de jadis se confondent de nos jours avec cet état végétatif auquel se trouve maintenant ma mère, enfouit tel un objet précieux dans le sable. Sa chaire disparaitrait dans les oublis de ce groupe assis depuis des couchers de soleil, là, devant cette case. Le silence colorait l’atmosphère dans laquelle je me réjouissais de constater que mère allait manquer à certains. Dormait-elle ? Oui ! Je le crois opiniâtrement ! Mais se réveillerait-elle ? Allons le savoir le jour où Grand –père fera sa justice. Il le sait assez pertinemment que ce qui fut n’était pas de notre faute. Il est injuste mon Grand-père ! Il n’a même pas été capable de nous placer dans le meilleur des cotés. Il nous a damnées pour toujours. Ma mère et moi étions devenues les être les plus vils que la terre n’eut connus. Notre savoir était réduit à l’oubli ; notre vie importait peu ; nos richesses n’étaient point les nôtres ; nos droits s’étendaient à tout, sauf à la vie. Grand-père m’avait prévenue. Il me l’avait confié et c’était comme s’il l’avait su depuis toujours. Mais, si c’était le cas, pourquoi n’a-t-il rien fait ? C’est méchant de voir son prochain dans l’erreur et ne point daigner lui tendre la main salvatrice. Or c’est ce que firent Mamadou et Bineta. Il m’a laissé dans l’erreur, dans l’ignorance que mon avenir dépendait des savoirs d’hier. Mais Grand-père l’avait su et s’était borné à se boucher les oreilles pour ne point entendre mes cris, mes pleurs, mes lamentations ; il s’était fermé les yeux pour ne point voir mes douleurs ; il s’était éloigné de moi pour ne guère sentir mes tristesses. Il m’avait abandonnée. C’est de sa faute si ma mère s’est endormie à jamais. Le temps qu’elle se réveille, son corps ne serait plus là. Il divorcerait de son âme et la laisserait aller vers d’autres enveloppes. Mais, s’il eut déjà été merveille dans le monde, il n’irait jamais au–delà de ma mère. C’est une martyre. Elle allait s’endormir pour que d’autres puissent se réveiller. Elle s’éparpillera dans la nature. Grâce à elle, la vie se verdirait autour de nous ; les terres enfanteront paisiblement et fièrement la substance vivifiante nécessaire à l’existence ; l’air donnera le souffle aux cœurs ; l’azur assurera la quiétude. Elle a toujours été celle qui protège le monde. Elle, c’est Sababou, ma destinée...