La passion des 2 Tours

Peut-être qu'une humilité bien pensée consisterait à accepter de ne jamais connaître tout à fait qui que ce soit , y compris soi .

Image de Portez haut les couleurs ! - 2020
"J'entends encore l'écho de la voix de papa ,
c'était en ce temps-là mon seul chanteur de blues..."
Dans les couloirs du stade Ernest Wallon à Toulouse , la chanson de Claude Nougaro trotte dans la tête de François cependant que le cliquetis des crampons de trente colosses résonne dans les couloirs d'accès au terrain . François a besoin de force , penser aux origines lui en donne...
... Son arrière grand-père , pêcheur en barque napolitain devenu français en 1927 ..
... Ses grands-parents , agriculteurs dans un premier temps , mais qui avaient du mal à joindre les deux bouts . Un concours administratif plus tard , les voilà qui se retrouvèrent fonctionnaires à Paris . Rien de très passionnant mais la croûte était mieux assurée . Résidents de banlieue , ils devaient cependant assumer quotidiennement des heures de train et de métro... Jusqu'au point de rupture avec une demande de mutation pour la province et un poste proposé quelques années plus tard . La Rochelle ? Pourquoi pas . Les dés étaient jetés . Ils avaient un fils de huit ans...
... Le père de François fut heureux dans cette ville . Au moindre temps libre , il ne se lassait pas d'en arpenter à vélo les moindres ruelles , étendant souvent son exploration aux quartiers et agglomérations environnants ... Qu'il pleuve ou qu'il vente , cette aventure-là lui suffisait...
Par ailleurs , sa belle tessiture vocale lui valut d'intégrer la chorale de son lycée , il put y nouer un lien précieux avec celle qui allait devenir la femme de sa vie...
Fou de vélo , fou de chansons , il le devint aussi de la bientôt mère de François . Cerise sur le gâteau , il se prit également de passion pour ce sport qu'il découvrait au fil des matchs du Stade Rochelais : le rugby...
... C'est ainsi que tout au long de ses années d'enfance , les histoires de Grand Méchant Loup furent remplacées pour François par celles des héros de plusieurs générations de rugbymen que son père, intarissable , lui livrait par le menu chaque soir pour l'endormir... Il y en avait tant , François emportait souvent un ballon ovale au creux de ses rêves...
...Il grandit vite et bien dans cette ville que l'on disait " Belle et rebelle "...Bon sang ne saurait mentir et devenu adolescent , François n'avait le sentiment d'exister pleinement que lorqu'il pouvait se dépenser physiquement intensément... Il eut la chance d'avoir un professeur d'E.P.S aussi fondu de rugby que l'était son père...Particulièrement solide , François avait tendance à considérer ses camarades comme de simples quilles à renverser sur le chemin de la terre promise...
Souvent , dans les vestiaires , le prof le prenait à part : "François , tu devrais aller signer au Stade , là tu apprendras vraiment à jouer , tu vas voir comme tu vas progresser "...
Un autre élève de la classe , Robert , avait aussi de sérieuses dispositions pour le rugby . Il fut décidé de se retrouver à l'heure dite en bordure du terrain d'entraînement des équipes de minimes , et là Il était convenu qu'ils iraient voir l'entraîneur ensemble... C'était l'automne , l'air était très humide et la nuit était déjà bien tombée mais Robert n'arrivait pas...François a dû attendre ainsi trois bons quarts d'heure , ouvrant de grands yeux sur ces joueurs vêtus de noir qui lui paraissaient tellement impressionnants... Leur silhouette s'estompait maintenant de temps à autre dans la brume qui envahissait doucement le terrain... Seul , il n'a pas osé...
Pendant les semaines qui suivirent , François tâcha d'évacuer sa frustration en multipliant les footings et les grandes virées à vélo , comme par exemple celle qui le conduisait , via le Pont de Ré jusqu'au phare de Baleines .Les jours de grande marée , après avoir dépassé l'écluse à poissons , on pouvait marcher sur l'estran quasiment jusqu'au phare des Baleineaux, avec tout de même quelques passages à gué...Là on pouvait faire parfois de bien jolies cueillettes de crabes : les tourteaux qu'il fallait , souvent à plat-ventre , traquer sous les banches , si difficiles à extirper et menaçants avec leurs énormes pinces ,lorsqu'ils redressaient leur carapace pour la bloquer contre le surplomb rocheux... Les étrilles aussi , avec leur dos comme du velours , leurs yeux rouges et leurs touches de bleu sur les pattes , si nerveuses avec leurs pinces rapides et efficaces...
Par gros coefficient il fallait aussi surveiller sa montre et la mer , car elle remontait vite , s'infiltrant à gros bouillons dans les couloirs rocheux ou sableux . Il fallait faire la course avec le flot , c'était tellement physique cela aussi...
...Et au retour , les sacoches pleines de crabes vivants , le pont de Ré n'était parfois pas si si simple à franchir dans sa première moitié . Lorsque le vent soufflait fort de face ,il fallait même franchement appuyer sur les pédales dans sa partie descendante...
D'autres fois François s'armait d'un haveneau, toujours sanglé sur son cheval de fer ,et filait à Lauzières , près de L'Houmeau , pour arpenter les couloirs des parcs à huîtres , de l'eau à mi-poitrine , et y remplir son panier de kilos de belles crevettes...Cette pêche-là aussi durait des heures , demandait beaucoup d'énergie et il faisait très faim à la fin .
...Mais pendant ce temps , le prof de gym veillait...Il avait lui-même contacté les entraîneurs des équipes de jeunes du Stade Rochelais pour leur parler de son élève . Du coup , François était attendu pour le prochain entraînement . Cette fois , pas question de reculer , Merci Professeur...
...Et aujourd'hui il fait très beau à Toulouse . Les deux colonnes de joueurs se sont maintenant immobilisées derrière leur capitaine à quelques mètres du terrain... Les joueurs charentais regardent droit devant . Ils ne connaissent que trop les joueurs de Toulouse et tout leur talent...Les grandes équipes ne meurent jamais...
...Mais les rochelais n'ont jamais été champions , pour eux il s'agit juste de naître...
...Ils ont encore en travers de la gorge cette incroyable année 2017 où ils ont marché sur l'eau jusqu'au terme de la saison régulière pour terminer largement devant tout le monde...Oui mais au rugby , il faut encore avoir le panache de tout remettre en jeu sur d'ultimes matchs éliminatoires...Une partie étouffante contre Toulon et puis au revoir , revenez quand vous voulez , quand vous pourrez surtout...
Mais c'est pour cette année... Par ce temps radieux , le stade est plein comme un oeuf et l'ambiance est volcanique... . C'est une première sélection pour François dans l'équipe phare . Il va jouer sur une aile de la troisième ligne et épauler Grégory Aldritt , désormais numéro 8 du XV de France . Sur l'autre aile se tiendra Victor Vito le néo-zélandais au toucher de balle diabolique , excusez du peu...L'enjeu pour les rochelais est de se qualifier pour les phases finales mais pour cela il leur faut accrocher au moins le bonus défensif....contre Toulouse , champion de France en titre...
...François est prêt maintenant . Chaque minute de la semaine qui vient de s'écouler lui a procuré cette concentration , mais aussi ce relâchement et désormais cette force qu'il sent monter en lui , elle arrive de si loin...
Dans les travées , quelques supporters rochelais scandent un "...Ici, ici , c'est La Rochelle..." Il faut du culot pour articuler une phrase comme celle-là dans l'antre du Stade Toulousain , il faut oser... Mais le temps n'est plus de ne pas oser...
... Le coup d'envoi vient d'être tapé et le ballon n'en finit pas de monter en plein ciel... En plein soleil ..
... Quinze démons vêtus de jaune et de noir se sont déjà élancés comme un seul homme .