La mémoire en miettes

Toute histoire commence un jour, quelque part. La mienne a bien commencé quelque part, un jour, mais c’est ici qu’elle finit ; ici et maintenant. Pendant longtemps, je tuais pour vivre, aujourd’hui, je tuerai pour mourir.

Aujourd’hui, j’ai oublié. C’est la seule chose dont je suis sûr. Depuis un bout de temps, l’oubli est devenu mon compagnon, toujours à mes côtés : ma malédiction, mon tourment, ma confusion, mon incertitude et ma seule certitude. Aujourd’hui, j’ai oublié. J’en suis certain. Ai-je mangé ? Me suis-je lavé ? Suis-je seul ici ? Je suis toujours seul. On m’a peut-être retrouvé. Ai-je tout avoué ? Serai-je enfermé ? On me tuera peut-être...
Il fait déjà nuit, qu’ai-je fait de ma journée ? Ou bien est-ce tôt le matin ? Le ciel est dégagé. Les étoiles sont si brillantes, la lune si captivante. Le ciel est dégagé...

Que disais-je ?

"Qu’attends-tu pour mourir ? Tue une dernière fois et tu mourras. Tue une dernière fois, La Lame te délivrera."

C’est bien mon écriture. « Ah, ma belle ! Tu m’as si bien servi. Mais je crains qu’il ne soit temps que tu me délivres. Toujours aussi luisante. Toujours aussi tranchante. » Maintenant, tu me tueras. Ici, je mourrai. Je m...meurs de faim. Qu’y a-t-il à manger ? J’ai envie d’un bon sandwich, et d’une soupe aussi ? « 05 h 13 », il est tard. Il est tôt. Je me suis peut-être couché tôt. J’ai besoin d’un café.

Il doit faire tard, j’ai besoin d’un bon sommeil.

* * *

Ah ! Bonjour le monde. Il fait beau aujourd’hui. Un beau ciel très brumeux, et surtout une bien mauvaise visibilité. « Pas du tout en faveur des affaires ! ». Heureusement pour moi, cela ne me concerne plus. Ce n’est pas facile de traquer une cible quand on ne se souvient pas de son visage. Et ce n’est surtout pas plaisant d’oublier de réclamer sa paie. « Heureusement qu’on a peur de moi ! ». Heureusement qu’on avait peur de moi. « Ça me ferait du bien de me dégourdir les jambes ». Et puis un bon petit-déjeuner ne me ferait pas de mal. « Ah, 09 h déjà ! Pour une fois, j’ai bien dormi !».

"ATTENTION !
Ne sors pas !
Pour le petit-déjeuner, appelle le 0658245109.
Pour le déjeuner/dîner, appelle le 0600946172.
Bon appétit vieux schnock !"

« C’est ça, moque-toi imbécile ! ».

0658245109.
-« Allô ! Bonjour. »
-« Bonjour Monsieur. La même chose que d’habitude ? »
-« Heu... Oui, oui. Merci ! »
-« Je vous en prie Monsieur. Toujours heureux de vous servir. Votre commande vous sera livrée dans quelques minutes. Bon Appétit. »
-« Merci. »

Et ben ! T’as pensé à tout !

« Qu’as-tu encore écrit là-dessus ? »

"Qu’attends-tu pour mourir ? Tue une dernière fois et tu mourras. Tue une dernière fois, La Lame te délivrera."

« J’avais bien l’impression d’avoir oublié quelque chose ! ». Les trous de mémoire. « Plutôt la mémoire dans un trou. Et bientôt, c’est toi qui finiras dans un trou ! ». Vieil imbécile. « Ah ma belle, tu as toujours été ma préférée. Je laisse les balles aux lâches. J’ai bien dit « lâches » ! Des lâches, c’est ce qu’ils sont ! Et je ne le dirai pas assez. »

« Rien ne vaut le son de boutons qui éclatent, d’une chemise qui se déchire ou du cuir ! Hein ! Un bon blouson en cuir. Certes, ça rend les choses plus difficiles, il faut plus de force. Mais ça prouve qu’on est déterminé. Ça prouve qu’on s’amuse ! »

« Et puis le son que tu fais quand tu traverses la peau, une fois, deux fois, trois fois... Ça me manque. Le son de la peau qui s’arrache à la chaire et de la chaire qui s’arrache à l’os. Le son des viscères qui se déchirent et des fluides qui s’entremêlent. Le son du sang qui s’écoule d’une artère lacérée. Et les cris de douleur étouffés. Une symphonie, une vraie symphonie. La violence d’un crime passionnel contre une personne que je ne connais même pas. On ne se doute jamais que le motif, c’est l’argent, et de l’argent qui n’est même pas le sien.»

« Alors, on le fait comment ? Je veux absolument que ce soit toi qui le fasses. Ça aurait tellement plus de sens ; à la vie, à la mort ! Un bon coup dans le ventre. Pour mon ennemi, oui, mais pas pour moi. Ça fait trop mal. Crois-moi. L’acide gastrique est un cauchemar, il vaut mieux le garder pour son estomac. Pas dans les poumons non plus, je préférerais me noyer... On sonne. »

-« QUI EST-CE ? »
-« VOTRE COMMANDE MONSIEUR. UN CAFÉ, DEUX CROISSANTS AU BEURRE ET DE LA MARMELADE, COMME D’HABITUDE. »
Comme d’habitude ?! Très malin vieux schnock. Au moins tu ne mourras pas de faim. « J’ARRIVE. »
-« Bonjour ! »
-« Bonjour Monsieur, tenez. C’est déjà payé. »
-« Et ben merci jeune homme. »
-« Bonne journée ! »
-« A toi aussi. »

T’as pensé à tout.

* * *

« C’était pas mal ma belle. La marmelade est très bonne, on dirait celle de ma grand-mère. Attends, je range ça et je reviens ».
Un bon dessert à la marmelade, et de la bonne marmelade ! On dirait celle de ma grand-mère. Je ferais bien une petite sieste.

* * *

-« Vous ne prendrez pas La Lame bande d’amateurs. Vous ne savez donc pas qui je suis ? JE VOUS TRANCHERAI LA GORGE ! ».
-« Avec quoi ? Avec ça ? ATTRAPE-LE ! »
-« Lâche...m...moi ! ARRÊTE ! Qu’est-ce que tu fais ?! Ne la mange pas ! PAS LA LAME ! C’est un couteau, ce n’est pas de la marmelade bon sang ! Lâche-moi ! LÂCHE-MOI ! Ne la mange pas ! NE LA M...»

«... ANGE PAS ! Un cauchemar ! Un cauchemar. Ce n’était qu’un cauchemar. La Lame ! Où est-elle ? »

« Te voilà ! Te voilà ! J’ai eu peur. » Une note ?!

"Qu’attends-tu pour mourir ? Tue une dernière fois et tu mourras. Tue une dernière fois, La Lame te délivrera."

J’étais certain d’avoir oublié quelque chose. « Un vieillard comme moi a trop vécu. Trop vu et trop entendu, trop fait aussi. On en a fait des choses, hein ma belle ? Toi et moi. Que de belles choses. Que de belles choses ! Des merveilles ! C’était de l’art ce qu’on faisait ! Pas comme ces amateurs d’aujourd’hui. Ils prennent trop de distance. TROP DE DISTANCE ! Tout ce qu’ils cherchent, c’est l’argent. Ils n’ont aucun respect. AUCUN RESPECT ! Aucun respect et aucune admiration. AUCUNE ADMIRATION ! Aucun respect et aucune admiration pour la beauté de la mort. Dis-leur ! Dis-leur ma belle ! Dis-leur comment, quand tu traverses le cœur, la vie s’arrête alors que le sang coule toujours. Chante ! Chante les larmes des veines et le ruissellement du sang ! Chante le chuchotement des muscles et le cri des os ! Chante ma belle ! Chante la symphonie de la mort. »

« Qu’y a-t-il de plus fascinant que de voir la vie se faufiler sereinement d’une bouche entrouverte scintillant de sang ? Qu’y a-t-il de plus envoûtant que des yeux grands ouverts regardant avec émerveillement cette magnifique ascension vers l’au-delà ? »

« Alors ma belle, on s’y prend comment ? On verra, on verra. Pour l’instant, j’ai surtout envie de manger. Je ne mourrai pas avec l’estomac vide. Alors là pas question ! »
« Je reviens tout de suite, je vais juste chercher quelque chose à manger. »

"ATTENTION !
Ne sors pas !
Pour le petit déjeuner, appelle le 0658245109.
Pour le déjeuner/dîner, appelle le 0600946172.
Bon appétit vieux schnock !"

« Vieux débile ! ». Il est quelle heure ? « 16 h 30 déjà ! Il est un peu tard pour le petit-déjeuner, pour le déjeuner aussi ! Ils appellent ça comment déjà ? Le binge ? Le b... le brunch, c’est ça ! Ah, ça me rajeunit de le dire. »

0600946172.
-« Bonjour ! »
-« Bonjour, je voudrais commander à manger. »
-« Ah ! Bonjour Monsieur, on a commencé à s’inquiéter. Votre déjeuner sera à votre porte dans 20 minutes. »
-« Euh... »
-« Vous voulez changer de commande ? »
-« Non, non. Je prendrai ce que j’ai commandé. Merci. »
-« Je vous en prie Monsieur. Bon appétit ! »

« Chapeau bas ! Pas bête ! Pas bête du tout barbon ! Tu as bien pensé à tout. »
Je prendrais bien une douche en attendant.

* * *

« Je ne sais pas combien de temps ça a duré, mais je me sens bien. Et s’il se trouve que je ne me sentais pas bien avant, cette douche, aussi courte ou longue qu’elle soit, m’a fait du bien ». On sonne à la porte !

-« OUI ? »
-« JE VOUS LIVRE VOTRE COMMANDE. »
-« HEIN ? »
-« LE RAGOÛT DE BŒUF ET LA CRÈME BRÛLÉE, C’EST POUR VOUS ? »
Ragoût de bœuf et crème brûlée ! Si c’est pour moi je ne m’en plains pas.
-« Bonjour ! »
-« Bonjour monsieur. Désolé pour le retard. »
-« Merci, ça sent bon. J’en ai pour combien ? »
-« C’est déjà réglé. Le ragoût est servi avec du pain à l’ail. Les pommes de terre au four, c’est pour nous faire pardonner. Bon Appétit. »
-« Merci. Bonne journée. »
-« A vous aussi. »

* * *

« Et ben ! Ça, c’est du ragoût. Et le retard...je m’en réjouis. Les patates étaient excellentes. Pour être honnête ma belle, je mourrais de faim. J’aurais mangé n’importe quoi. Allez, je débarrasse la table et je reviens. Oh, et la crème brûlée, un DÉLICE ! »

Tiens ! C’est quoi ça ? Mais c’est mon écriture.

"Qu’attends-tu pour mourir ? Tue une dernière fois et tu mourras. Tue une dernière fois, La Lame te délivrera."

« Je le savais ! Je savais que j’avais oublié quelque chose. Je me fais vieux ma belle, je me fais vieux ! Décidément, ma mémoire part en miettes ! Plus de méninges à creuser là-dedans ! Toc toc ! Rien ! Il n’y a que du vide là-dedans ! Je ne suis plus rien qu’un vieux toc-toc ! Un vrai maboul ! »

« Alors, on le fera comment ? »

« Tu sais ma belle, les femmes le font bien. Se tuer. Elles s’y prennent bien. Surtout dans les films. Elles ne se défoncent pas la tête avec une carabine, ne se jettent pas sur des rails ou devant une REMORQUE. Elles le font avec plus de finesse, plus de classe. Noyade, poison... Mais ce qui me tente moi, ce qui me tente, c’est de le faire avec toi. Je tuerai comme je l’ai toujours fait : avec toi. Écoute, écoute ! Voilà comment je l’imagine, c’est presque romantique : je me ferai couler un bain, je m’allongerai dans ma baignoire, je boirai un bon verre, ou plus, certainement plus ! Puis, je m’entaillerai une veine. TU m’entailleras une veine, ou plus - pas celles des poignets, bien sûr que non, j’en connais quelques-unes qui feraient un meilleur boulot - puis je laisserai mon sang couler. Étant Aussi grêle que je suis, je ne pense pas que ça prendrait beaucoup de temps, mais ça fera une belle mélodie. Ma dernière symphonie. L’important, c’est que tu seras à mes côtés. L’important, c’est que je tuerai. »

« Bon, c’est décidé. Je viendrai te chercher quand tout sera prêt. »

Je ferais bien une petite sieste.

* * *

Il est quelle heure ? « 03 h 10, c’est bien trop tôt, même pour un vieillard comme moi ! » Je n’arrive plus à dormir, ça finira par me rendre fou. Elle est où La Lame?

« Je n’arrive pas à me rendormir ma belle, il est 3 heures du matin et je n’arrive pas à fermer les yeux. Si seulement on avait du boulot. Un petit contrat ne me ferait pas de mal ! ».

« Mais... c’est bien mon écriture ça... »

"Qu’attends-tu pour mourir ? Tue une dernière fois et tu mourras. Tue une dernière fois, La Lame te délivrera."

« Tu sais ma belle, toute histoire commence un jour, quelque part. La mienne a bien commencé quelque part, un jour, mais c’est ici qu’elle finit ; ici et maintenant. Pendant longtemps, je tuais pour vivre, aujourd’hui, je tuerai pour mourir. »