La fille du cabaret

Toute histoire commence un jour, quelque part. La mienne commence aujourd’hui au Heaven. Ce vendredi soir en rentrant je décide de m’arrêter dans ce cabaret qui borde la rue Flatters. C’est à quelques marches de la rédaction où je travaille. Ça fait 30 minutes que je suis assis devant mon verre de scotch et je passe en revue tout ce qui m’est arrivé en semaine et à ce que je vais faire ce weekend. La lumière orange tamisée dans le cabaret tranche avec celle illuminée de la scène. Depuis mon arrivé, les artistes s’enchainent. Aussi talentueux les uns comme les autres. Entre Jazz, Blues, Makossa ils nous offrent un vrai voyage musical. Je reconnais certaines musiques de ma playlist.

Je commande un deuxième verre avec l’impression d’attendre quelque chose ou peut être quelqu’un. Je suis à l’aise dans ma vie de célibataire. Il m’arrive de faire des rencontres mais ça ne va jamais loin. Mais c’est quoi ce sentiment de solitude qui vient s’installer en moi ? Je vide mon verre d’un trait, je me lève et au moment de régler la facture, une voix résonne de la scène. Elle reprend un de mes tubes préféré I wishyou love de Nancy Wilson. Son teint noir bronzé brille dans sa robe rouge qui se fend au niveau de ses cuisses exposant ses jambes de gazelle. Elle fait les 1,60 m. Sa voix transmet tout ce qu’elle a de divin en elle. Mon cœur bat au rythme de ses lèvres. Elle a toute mon attention. C’est un ange sur scène. Nos yeux d’humains ne peuvent juste pas voir ses ailes

Je commande un autre verre en me rasseyant. Le jeune homme en chemise blanche et jaquette noire en quelques gestes m’envoie un verre du même scotch que je bois depuis mon arrivé. Je suis resté au bar de ce cabaret jusqu’à ce que la salle se vide. Assise à l’extrême bout du bar, on vient de lui servir un martini. Que j’aimerai être ce verre qui caresse ses lèvres. Que j’aimerai être ce liquide qui la soulage, ce vent qui caresse sa peau. Mais bon sang, qu’est-ce qui m’arrive ? Je tombe amoureux là !
Qu’y a-t-il de mal à tomber amoureux ? Une voix me parle de l’intérieur. On dirait celle de ma mère.
Allez ! Faut y aller me dit la même voix.
Bonsoir !
Oui bonsoir répond-elle
Au moment où elle se tourne je ne sais plus quoi dire. Son regard est étoilé. Non ! Je crois plutôt que c’est une lune qu’elle a à la place de pupilles.
Vous cherchez quelqu’un ? me demande-t-elle après avoir remarqué mon absence.
Non ! Fin... Oui ! Mon porte bonheur. Je bégaie improvisant une réponse
Et à quoi il ressemble votre bonheur.
Je l’ai trouvé.
Ah !
Oui. C’est vous.
J’ai vu ses yeux briller avant qu’elle ne détourne le regard en souriant.
Et de 4 répond-t-elle.
4 ?
Oui. Retourne-t-elle la voix grave. Son regard étoilé est devenu enflammé.
Vous êtes le quatrième mec ce soir qui après avoir pris quelques verres veux rentrer avec moi pour défouler tout le stress de sa semaine de travail entre mes jambes. S’indigne-t-elle.

J’étais désolé d’avoir heurté cette dame. Me voici qui est pris pour ce que je suis réellement. Sauf que ce soir, je suis sincère. Voilà que ce soir dans les paroles de cette déesse, je me regardais dans un miroir. Désespéré et abattu, je tourne mon dos et je sors de ce cabaret. J’allume une clope que je fume en marchant pour chez moi. C’est le bordel dans ma tête et il faut remettre tout en place. Rien de mieux qu’une bonne marche aspirant quelques bouffés de tabac.

De l’autre côté de la route, je vois un chien qui se défoule sur une chienne, un sdf couché ivre sur des cartons grelotant dans la fraicheur de la nuit. Plus haut, au quatrième niveau d’un immeuble, la lumière de la chambre dévoile derrière le rideau blanc, les silhouettes d’un couple qui consomme son union. Je m’arrête quelques secondes devant cet immeuble le temps de finir ma cigarette, elle au moins partage ma douleur. Je la vois bruler à chacune de mes bouffés comme mon cœur fume depuis que je suis sorti de ce cabaret. J’écrase mon mégot avant d’emprunter la rue qui mène à mon immeuble. Il est au bout de la rue. Mon appartement est au 5e. Personne ne m’y attend. Même pas un chat.

Ça fait 5 ans que j’y vis et je n’ai jamais changé de canapé. Je n’ai jamais songé à balayé sous la moquette. Mes fenêtres sont toujours fermées. A la cuisine je n’ai que trois plats. Ma bouteille de gaz fait des semestres. La plupart du temps je commande à manger. Dans mon frigo, quelques bières trainent accompagnée d’une bouteille d’eau et une part de pizza que j’ai gardé ça fait trois semaines. Ma chambre est tout ce qu’il y a de plus simple. Mon lit et deux guéridons sur lesquels trainent le dernier livre de Guillaume Musso « La Jeune Fille et la nuit » sur l’un et quelques préservatifs sur l’autre.

Le lendemain, je me réveille le moral de revoir la fille du cabaret ragaillardi. Je veux la revoir, je dois la revoir. Comme chaque samedi, le soleil quitte son lit après moi. Dès l’aube je pars courir à Midlle Park. C’est situé à 500 m de chez moi. Comme chaque premier samedi du mois, mes frères et moi nous retrouvons chez nos parents. Maman prend ça très au sérieux, surtout depuis qu’elle est à la retraite. Elle s’ennuie beaucoup. Apres 40 ans de mariage, papa lui a déjà raconté toutes ses histoires et n’arrive plus à la distraire. A table il nous raconte des histoires qu’on connait déjà et tous faisons semblant de rire. Mon grand frère viendra avec sa femme Marine et ses deux enfants. Il parlera politique avec notre père et le mari de ma petite sœur Christiane. Pendant ce temps Marine et Christiane se confieront chez ma mère sur leur couple pour recevoir quelques conseils.

Je serais alors assis au salon avec les hommes en train de vider ma bière les écoutants sans m’intéresser à ce qu’ils racontent. Je préfère regarder un classico Real Madrid – Barcelone. J’ai quitté la réunion plus tôt que prévu. Ma mère a deviné que je devais rencontrer quelqu’un mais j’ai nié. Comment elles font les mamans pour toujours tout deviner !

A 20 hrs je suis au cabaret, assis au même endroit que la veille. J’ai troqué ma veste contre un pantalon jeans bleu et une chemise bordeaux dont j’ai retroussé les manches jusqu’à mon avant-bras. J’ai répété tout ce j’allais lui dire ce soir et rentrer au moins avec son numéro. J’ai aussi piqué quelques blagues de papa. Il m’a toujours dit qu’il faut faire rire une femme quand on le peut parce qu’on passe le temps à les faire de la peine. Toute la soirée, j’ai attendu mais elle ne s’est pas pointée.

Le lendemain encore je suis venu à la même heure et elle n’était toujours pas là. Chaque soir je rentrais avec l’intention de ne plus y aller et de l’oublier. Mais à chaque levé de soleil, je pensais à elle. Je rêve d’elle toute la nuit et pense à elle toute la journée. Lundi soir après le boulot je m’arrête encore au cabaret mais elle n’est toujours pas là. Mardi également, mercredi aussi, même scénario jeudi. Il n’y avait personne pour me renseigner. Je ne connaissais pas son nom et le barman de ce soir-là était à son dernier jour. Il a eu une meilleure offre ailleurs.

Vendredi le boulot m’emporte et je finis plus tard que d’habitude. Ma montre indique 22 heures, l’heure à laquelle elle est montée sur le podium vendredi dernier. Rapidement je fais mes effets. C’est ma dernière chance. Je cours dans la rue. Epoumoné je pousse la porte du cabaret. Le cabaret est aussi rempli que vendredi dernier. Je tourne rapidement mon regard sur le podium. Sur la scène, assis sur une chaise, un homme guitare en main reprend This is a man’s world de James Brown. Pas la peine d’entrer. Je referme la porte derrière moi.

Dehors les nuages hérissent dans le ciel, le vent souffle fort. Une pluie s’annonce. Qu’il pleuve sur moi s’il le faut. Qu’il pleuve et me lave de toute cette douleur que je ressens. Qu’il pleuve et emporte les cendres de mon cœur qui brule. J’en avais marre. Je voulais disparaitre.
Je marche la tête baissé. Je m’arrête une minute pour allumer ma cigarette. « Si j'avais à choisir entre une dernière femme et une dernière cigarette, je choisirais la cigarette: on la jette plus facilement! Jamais cette citation de Serge Gainsbourg n’avait autant de sens pour moi comme à cet instant. Je voulais oublier la fille du cabaret mais à chaque fois que j’essaye de refouler son image de ma tête, je la revois sur scène en train de chanter. Je revois son regard qui me séduit. J’aspire une grande bouffé de ma clope et continue ma marche. Tout à coup derrière moi une voix m’interpelle
Vous avez oublié quelque chose
Je me tourne et elle était là. A quelques mètres devant moi. Dans une robe bleue cette fois.
Je crois que vous avec oublié votre porte bonheur ajoute-t-elle
Je me rapproche d’elle alors que quelques gouttes de pluie s’écrasent sur nos visages souriants. Mes mains tremblantes attrapent les siennes.
Je promets de ne plus me séparer de ce porte bonheur. Lui dis-je alors que nos regards cherchent la profondeur de l’autre. Et puis nos lèvres se rapprochent, se mêlent alors que la pluie commence à tomber pour arroser notre amour.
Six mois plus tard, nous nous sommes mariés dans ce cabaret où on s’est rencontré. Elle a chanté pour moi et je lui ai lu un poème que j’ai écrit.

Un instant qui se fige
Deux regards qui se noient
Deux lèvres qui se croisent
Deux âmes qui s'unissent

Tout le monde était là, mes parents et ceux de Cyndy. Et comme d’habitude, mon père faisait rire tout le monde. Ce soir il ne raconte pas ses aventures de cuisinier de l’armée. Il raconte mes aventures de gosses. Le meilleur moment de mon père c’est quand je suis sorti premier au sprint régional. Ça le rend tellement fier parce que son père était un coureur. Il a même couru aux Jeux Olympiques de 1906 à Athènes. A chaque fois il se vante d’avoir reconnu mon grand-père en moi dès la première seconde qu’il m’a vu à l’hôpital.
Pendant son discours, il n’a pas manqué de faire rire la salle.
-Pourquoi t’es-tu engagé dans l’armée...
-Parce que je suis célibataire et j’aime la guerre...Et toi...
Moi, je suis marié et je voulais la paix !
Raconte-t-il. Tout le monde riait sauf M Cartney, le père de Cyndy. C’est un sénateur. Il a toujours voulu que sa fille fasse des études de Droit à Stanford ou Harvard. Son rêve c’est de faire d’elle la prochaine Michelle Obama. Déjà que la voir devenir chanteuse est difficile à digérer. Voilà que maintenant elle se marie à un journaliste qui ne passe même pas à la télé. Quand il a appris qu’on s’est rencontré dans un cabaret, il a failli s’étouffer par le morceau de viande qu’il avalait. Depuis lors, dès que je fais quelque chose il me demande si je crois être dans un cabaret.

La mère de Cyndy m’aime bien. Un jour alors qu’elle voulait faire une visite surprise à sa fille, c’est moi qu’elle trouve dans son appartement. Ce qui l’a séduit c’est le repas que je lui ai servi Le Jumbo. Une recette spéciale que mon père m’a transmise. Je le tiens de mon père. Lui qui tient aussi de sa grand-mère. C’est là qu’elle me raconte que c’est elle qui initie Cyndy à la musique. M. Cartney n’a jamais digéré ça et ne cesse de lui rappeler.

C’est une semaine après le mariage en me réveillant que je me rends compte combien tout a changé chez moi. En me brossant les dents je vois la bague sur mon doigt qui brille dans le miroir. Je suis obligé de la porter toute ma vie. Ma mère m’a conseillé de ne jamais la retirer. Elle m’a dit que c’est la cause de certains divorces.

Ma chambre a changé. Dans ma penderie mes habits occupent moins d’espace que ceux de Cyndy. Je n’ai jamais compris ce que les femmes font avec autant d’habits. Le bon côté c’est que les draps changent à tout moment. Il m’arrivait de faire 3 mois avec un drap. Au salon de nouveaux rideaux sont arrivés. Les fenêtres s’ouvrent régulièrement et les canapés ont étés remplacés.

Le frigo est maintenant rempli. Je ne mange plus commandé. Chaque soir un nouveau repas tout chaud m’attend à la maison. Ce n’est pas que je ne savais pas cuisiné mais j’ai toujours eu la flemme. La chambre d’à côté s’aménage petit à petit pour accueillir le gosse qui va naitre dans 5 mois. On n’a pas encore décidé de comment l’appeler mais j’aimerai lui donner le nom du père de Cyndy si c’est un garçon.

Chaque soir en rentrant, je passe prendre Cyndy à son studio d’enregistrement. Elle prépare un album qui va s’appeler l’amour retrouvé. La première musique serait le mec du cabaret. Ça raconte comment on s’est rencontré. Elle compte sortir cet album le premier janvier. Le jour de mon anniversaire. Elle et moi on s’entend super bien. On se brouille parfois mais c’est la fille de mes rêves. Nos vies jouent la même mélodie.

Le 11 novembre nous sommes sortis diner. C’est le jour de son anniversaire. Elle est si belle dans sa robe fleurie qui couvre son gros ventre de 8 mois de grossesse. Ça fait 3 mois que je me suis acheté une voiture. Une peugeot 406 toute bleue. Les routes sont vides comme chaque samedi soir. Le feu du carrefour Milner est au vert quand nous arrivons. Je traverse tout sereinement ce carrefour quand tout à coup un camion nous percute à droite. Il avait grillé le feu de la rue adjacente. Deux heures plus tard je me réveille dans un lit d’hôpital. Les secondes qui suivent une infirmière arrive.
Où suis-je ? Je fais quoi là ?
Vous avez de la chance. Vous avez survécu à un accident. Sa réponse débouche une série d’images qui défilent très rapidement dans ma tête.
La voiture qui nous heurte. Les secours qui arrivent. Cyndy...
Où est Cyndy, où est ma femme ? Comment va mon bébé ?
Votre bébé va bien mais votre femme n’a pas survécu.

Je ne l’ai pas cru sur le coup. Je n’arrivais pas à croire qu’elle soit couchée inerte devant moi à la morgue de l’hôpital. Je croyais vivre un cauchemar à son enterrement. Elle était tout pour moi. Mon présent mon futur et voilà qu’elle devient mon passé. Je voulais célébrer son anniversaire ce jour-là et je l’ai plutôt conduit vers sa mort. Le rapport de police indique que le chauffeur du camion qui nous a renversés était ivre. C’est lui qui m’a arraché ma Cyndy.

Cette Cyndy que je revois à chaque fois dans ma fille. Elle a le sourire de sa mère. Ce sourire à la forme de lune. Ce sourire accompagné de fossettes sur ses joues. Aujourd’hui elle est en faculté de droit. Elle a réussi le concours d’entrée à Stanford. Son grand père est heureux de voir sa petite fille devenir avocate. Il ne m’a jamais pardonné de la mort de sa fille. Pour lui c’est moi le fautif.
J’ai arrêté le journalisme et depuis la mort de Cyndy, je me suis lancé dans l’écriture. J’ai déjà publié quatre recueils de poèmes. Dans un mois sortira mon premier livre intitulé « Toute histoire s’arrête un jour, quelque part ».