La championne de son père

Sarah sent les battements de son cœur dans tout son corps. Ses tempes se resserrent comme un étau autour de son crâne à chaque déflagration de ce muscle si précieux. Ses bras, lourds des gants noués à ses poignets, oscillent dans un mouvement de nervosité. Son ventre se serre de plus en plus au rythme de la pression qui monte en elle. Un an qu'elle attend ce moment.

Sarah a enduré tellement de sacrifices cette dernière année pour retrouver le niveau nécessaire qui lui permette de se hisser sur le ring de la finale des championnats de France de boxe française. Sarah a 24 ans, elle ne pensait plus remonter sur un ring depuis bien longtemps. Or, assise, la mâchoire serrée sur son protège dents, elle sent la rage monter le long de ses jambes, jusqu'à ressentir une boule de feu dans la gorge lorsqu'elle voit Emilie rejoindre le coin opposé du ring.

Sarah enfile ses premiers gants à six ans. Elle rêvait pourtant de danse classique à cette époque, une vraie princesse. Cependant, son père ancien boxeur en a voulu autrement. Sa fille serait forte, différente et confiante. Il ne voulait pas engendrer un nouveau stéréotype que la société impose aux femmes depuis toujours. Jean-Michel a connu son heure de gloire dans le monde de la boxe française, en son temps. Il souhaite que sa championne vive, à son tour, toutes les émotions d'un combat : la tension, l'excitation, la rage qui monte, la satisfaction lorsque les coups se suivent comme une chorégraphie parfaitement apprise. Jean-Michel a de grandes ambitions pour sa championne. Sarah se plie alors à ses exigences par adoration pour celui qu'elle voit encore comme sur-humain. De cette époque, il naît, entre eux, une relation fusionnelle et intense. Chacun s'apprend et finit par se connaître sur le bout des gants. Les semaines de Sarah s'enchaînent de plus en plus au rythme des entraînements. Son père n'en manque pas un. "Championne, séance de renforcement aujourd'hui, on m'a dit ! ". Sarah aime leur discussion sur le chemin à pied jusqu'au club, elle raconte ses péripéties de la journée alors que son père raconte toujours les mêmes folles anecdotes du temps où l'on pouvait encore fumer à l'intérieur du club. Ces moments sont réglés comme du papier à musique. Il y a d'abord la clope écrasée à l'entrée du club, les accolades amicales avec les habitués, Sarah observe toujours ces scènes avec fascination. Elle voit son père tel un chef de bande. Il est adulé par tous. Il amuse toujours les copains au passage dans les vestiaires. Elle se souvient de son regard concentré sur chacun de ses coups. Sarah boxe pour qu'il soit fier d'elle, pour mériter son surnom de "championne". Elle aime entendre sa voix rocailleuse, abîmée par la fumée inhalée à longueur de temps, lui indiquer les subtiles parades pour surprendre l'adversaire pendant les combats.

Cependant, les conseils se transforment rapidement en aboiements virulents avec les années : "Tu marches comme un crabe soit plus gracieuse, ton pied tendu jusqu'à la pointe". Chaque critique est une frustration pour Sarah. "C'est lui qui ressemble à un crabe avec le nez cassé et les jambes arquées" pense-t-elle. Cette sensation disparaît au prochain sourire qu'il esquisse après une victoire de sa championne. L'émotion, visible sur le visage de son père, qui est d'habitude si dur, lui fait alors oublier les coups, les blessures, les moqueries de ses camarades. Avec l'âge, les exercices sont de moins en moins ludiques et plus physiques. Les choses sérieuses commencent. Le regard de son père est encore plus soucieux et sérieux. Elle commence à subir les répétitions des mouvements, encore et encore, pendant des heures jusqu'à la perfection au millimètre près. Jean-Michel est là, invariablement, pour veiller à la fluidité de ces mouvements. Il est de plus en plus exigeant, d'autant plus qu'il s'autoproclame comme son entraîneur. Personne n'est à la hauteur des projets qu'il a en tête pour sa championne. Au fur et à mesure, Sarah prend confiance en elle et parvient à remporter quelques prix régionaux. Mais ce n'est jamais suffisant pour Jean-Michel.

Cependant, l'adolescence fait des dégâts. Sarah coupe ce lien sacré et cette routine, brutalement. Elle craque. Les espoirs, que son père a placés en elle, s'évanouissent le jour où elle descend l'escalier à l'heure de l'entraînement en petite robe. "Désolée papa, je vais au cinéma avec Matthieu". Sarah prend la fuite et s'envole pour de nouvelles aventures loin de l'ambition de son père. Sarah dit au revoir à ces entraînements éprouvants et à ce corps carré et musculeux qui se dessine sous les sweats larges qu'elle porte à longueur de journée. Elle veut sa féminité, sa jeunesse et ses désirs.

Or, en ce 21 avril 2019, elle est belle sur le ring. Face à Emilie, championne en titre. Elle garde la tête haute. Elle veut la victoire, elle la lui doit. Le gong retentit. Sarah sautille, s'avance, un pas à gauche, deux pas à droite. Un pas en arrière, elle fait avancer son adversaire, elle déclenche son premier chassé latéral. Surprise, la parade d'Emilie n'est pas efficace et Sarah profite de la baisse de sa garde pour envoyer un direct avant. Sarah est fluide et vive, elle rebondit comme un petit oiseau. Elle remporte ce premier round. Elle reprend son souffle, pose les mains sur les cordes, relève la tête et croise le regard de sa mère confiante. Son souffle est court, les 12 rounds à ce rythme seront longs. Elle tient la cadence, les parades et sa garde sur les 4 premiers rounds. Elle perd en précision et Emilie en profite pour remporter les 3 rounds suivants. La minute de pause permet à Sarah de reprendre ses esprits, de se rappeler pourquoi depuis que le crabe à frapper sa famille elle a promis de remporter ce prix. Pourquoi en un an son corps a subi entorses et déchirures à répétition dûes à une reprise trop brutale. Pourquoi 4 entraînements par semaine lui ont fait oublier toute vie sociale. Pourquoi chaque gramme de son assiette est surveillé afin de rester dans la bonne catégorie de poids. Son parcours est beau déjà, elle le sait, mais ce n'est pas suffisant. Sa mère retrouve le sourire depuis les gradins, celui-ci pourtant évanoui depuis des mois.

Sarah en a fait la promesse. Elle se redresse. Elle va gagner ce dernier combat, elle le lui doit. Le huitième et neuvième round sont attribués à Emilie. Sarah boxe. Sarah ne pense plus. Sa voix cassée, elle l'entend qui résonne dans sa tête, la vision de sa bouche grande ouverte qui dévoile ses dents jaunies, il hurle "double fouetté arrière, chassé frontal, direct arrière". La passion sur son visage l'éblouit. Tout est comme s'il était là, il est en elle. Round 10 : Sarah. Round 11 : Emilie.

Round 12 : Sarah !

Elle l'a fait. Au centre du ring, les larmes coulent déjà le long de ses joues. L'arbitre, entre les deux femmes, regarde solennellement face à lui. Il attrape chaque poignet. Il soulève fièrement le bras de Sarah en l'air. De là-haut, Jean-Michel doit hurler de joie. Un an en arrière, dans cette chambre pâle des soins palliatifs, le visage mouillé de chagrin et de terreur, Sarah a dit adieu au pilier de sa vie. Sarah a vu son père plus vulnérable que jamais. Elle a laissé son père partir d'un cancer du poumon en lui promettant qu'elle réaliserait un de ses rêves. La princesse deviendra une vraie championne de boxe.