La Belle et le Privé

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Nouvelles :
  • Policier & thriller
L'impact des gouttes sur le métal avait fini par le réveiller.
Bing... Bing... Bing...
Un bruit obsédant, inquiétant, sans qu'il puisse dire exactement pourquoi.
Il avait mal au crâne à s'en décoller les cheveux, et son visage devait être empourpré.
Il avait dû trop picoler, comme d'habitude. Détective privé, c'est un métier à risque. Pas celui de finir avec une balle dans la nuque mais plutôt celui de finir avec une bonne vieille cirrhose. Il essayait de rassembler ses esprits, mais rien ne lui revenait d'autre qu'un sourire et des dents d'une blancheur éclatante.
« J'étais au bar hier soir, ça, c'est sûr. Mais avec qui ? »
Ça devait être pour une enquête. Une filature ? La surveillance d'un mari qui rentrait tard le soir et que son épouse suspectait d'infidélité ? Peut-être. Un truc comme ça en tout cas. Il avait débuté dans le métier en imaginant des affaires passionnantes : la reprise d'une « cold case », la recherche d'une personne disparue, ou même une enquête parallèle sur un tueur en série, mais nada. Rien que des histoires de cocus supposés, de cocus humiliés, de cocus ulcérés. Et il n'en vivait même pas bien.
Ah, si seulement il s'était retrouvé à bosser sur les cadavres retrouvés chaque année en février. Ça, c'était une affaire ! Le truc qui aurait pu le faire passer à la postérité. Tous les ans, des morceaux de corps disséminés aux quatre coins de la ville dans des poubelles de particuliers. La police était aux abois, et que dire des médias.
Bing... Bing... Bing...
Si seulement il pouvait arriver à ouvrir les yeux. Mais ces imbéciles refusaient obstinément de lui obéir.
Des dents d'une blancheur éclatante. Les souvenirs revenaient, peu à peu. Elle était belle assise au bar, un sourire triste au coin des lèvres, et semblait se noyer au fond de son verre de cognac. C'était cette tristesse qu'il sentait autour d'elle qui l'avait décidé à lâcher la filature de l'homme d'affaires bedonnant qui batifolait avec une poule de luxe à la table du fond.
— Dure journée ? avait-il entamé en se rapprochant de l'inconnue.
— Dure semaine, dur mois et dure année, avait-elle ajouté.
— Celle-ci ne fait que commencer, tout peut encore s'améliorer. Permettez ?
Sans attendre sa réponse, il s'était installé sur un tabouret à côté d'elle.
— Alors, pourquoi êtes-vous si morose, mademoiselle ?
— Rupture. C'est consternant de banalité, mais je vous jure que ça fait un mal de chien.
— Qui a plaqué l'autre ?
— Si c'était moi, je ne serais pas là en train de boire du mauvais cognac et de parler avec un type que je n'ai jamais vu. Si ça se trouve, vous êtes un dangereux psychopathe.
— Pensez-vous ! Il n'y a pas plus doux que moi dans ce bar. Même les araignées je ne les écrase pas, c'est pour vous dire !
— C'est vrai que vous n'avez pas l'air féroce. Mais certains cachent bien leur jeu. Peut-être qu'une fois par an vous découpez les gens en morceaux. Il paraît que c'est la période où ce taré va recommencer.
— Ouais ! Il y a des flics partout. Ils sont même venus de Paris en renfort. Si vous voulez mon avis, ils ne l'attraperont pas tout de suite. Ce type est bien trop malin. Il ne commet pas d'err...
— Vous l'admirez ? le coupa-t-elle soudain d'une voix un peu plus froide.
— Non, pas du tout. Cet assassin est un monstre, mais ça ne m'empêche pas de reconnaître ses capacités. Croyez-moi, je suis du métier, avait-il ajouté pour se donner de l'importance.
— Vous êtes de la police ?
— Détective privé.
— Et vous êtes privé de quoi ?
Elle se gondolait le nez dans son verre. Il était mi-amusé, mi-vexé.
— Très drôle ça, je la ressortirai.
— Désolée, pas pu m'en empêcher. Allez, je vous paie un truc pour me faire pardonner.
— D'habitude, c'est le type qui offre et la fille qui dit merci.
Elle l'avait regardé droit dans les yeux avec son sourire un peu triste.
— Je ne suis pas comme les autres femmes.
Bing... Bing... Bing...
« Ouvre les yeux. »
Après encore quelques alcools, il lui avait proposé de la raccompagner chez elle.
— Je ne monte pas dans la voiture d'un détective qui a picolé, cher monsieur. Même si vous m'êtes très sympathique, ce n'est pas une raison pour finir dans un platane à la place du mort ! De toute façon, ma maison est à deux kilomètres de là. Un peu de marche me fera le plus grand bien.
— Ce n'est pas très prudent de vous balader seule à pareille heure, avec ce dingue qui court les rues. Je ferais mieux de vous accompagner.
Elle ne s'était pas fait prier longtemps et ils avaient marché en continuant de bavarder de tout et de rien. Effectivement, elle n'était pas pareille que les autres. Pendant quelques secondes, il avait ralenti juste pour avoir le plaisir de la suivre d'un mètre ou deux et pouvoir contempler à loisir sa démarche souple, ondulante, gracieuse. Il la désirait. Elle s'était retournée.
— Vous me matez ?
— Je profite du paysage. Vous êtes belle et j'ai du plaisir à vous regarder.
— Donnez-moi plutôt votre bras.
Ils étaient finalement arrivés devant un grand portail. Au fond, on distinguait une maison bourgeoise style XIXe.
— Merci bien, monsieur le détective.
— Je peux vous accompagner jusqu'au perron. On ne sait jamais. Je ne serai pas tranquille tant que je ne vous saurai pas à l'abri, à l'intérieur.
Elle avait éclaté de rire.
— Croyez-moi, je suis en sécurité ici.
Elle était entrée sans refermer le portail derrière elle et il l'avait suivie. Il avait gagné sa confiance et il en était heureux. Oui, il sentait qu'avec elle, enfin, il allait vivre une histoire. Mais combien de fois s'était-il dit la même chose ? Combien de fois s'était-il réveillé avec la gueule de bois et l'impression que son rêve s'était enfui ? Ils s'étaient embrassés en haut des marches devant la porte. Sa main avait caressé son visage pendant que leurs lèvres se mêlaient. Il était descendu et s'était attardé sur sa gorge. Sa carotide palpitait. Il en avait ressenti une furieuse excitation. Elle souriait à pleines dents quand ils avaient repris leur souffle. Elle avait ouvert la porte, agrippé le bout de sa cravate, et l'avait attiré doucement à l'intérieur.
Bing... Bing... Bing...
« J'ai mal partout, faut que j'ouvre les yeux. T'as fait une bêtise mec. Allez, ouvre les yeux. »
Et tout à coup le voile du souvenir se déchira.
Elle l'emmène par la cravate jusqu'à la chambre. Là, il se débarrasse de sa veste et ils tombent ensemble sur le lit sans desserrer leur étreinte. Très vite, elle le chevauche et déboutonne sa chemise en ondulant du bassin. Il est à moitié fou de désir. Elle se penche à son oreille.
— Finis de te déshabiller, je reviens.
Elle part vers la salle de bain. Il en profite pour tout enlever. Il regarde vers l'entrebâillement de la porte. Une robe passe, puis le soutien-gorge, puis la culotte. Ça semble durer une éternité. Il n'en peut plus et il entre à son tour dans la pièce. Ça se passera sous la douche. Il adore sous la douche. Il est temps d'en finir.
Sa première impression, c'est la stupeur devant la taille de la pièce. Plus grande que la chambre, une vieille baignoire au milieu. La deuxième, c'est la douleur.
Un coup de pied dans les reins le projette vers l'avant et son nez vient s'écraser contre la baignoire. L'agresseur était derrière la porte. Malgré la douleur et la panique, il ne pense qu'à elle : que lui a-t-il fait ? Où est-elle ?
Une poigne puissante le tire par les cheveux et l'oblige à se relever. Il se retourne et une douleur abominable explose dans son bas-ventre et le plie en deux. Un deuxième coup de genou lui fracasse la mâchoire et il se sent poussé dans la baignoire. Puis, les coups pleuvent et il perd connaissance. Sa dernière vision est au-dessus de lui. Une chaîne dans une poulie, un croc de boucher, et ses dents si blanches.
Bing... Bing... Bing...
Il ouvre enfin les yeux. Il est suspendu la tête en bas. Il entend distinctement le bruit de son sang qui coule goutte à goutte sur la baignoire en fonte. Elle est nue, maculée de sang, musclée. Tellement musclée.
Elle tient quelque chose entre ses mains. C'est lourd.
Elle lui sourit.
— Joyeuse Saint-Valentin !
Et elle démarre la tronçonneuse.

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