L’homme qui ordonnait aux mots

Toute histoire commence un jour, quelque part. Certaines d’entre elles survivent aux siècles et aux changements qui s’opèrent, tandis que d’autres, sombres et abominables demeurent à jamais perdues dans la mémoire du temps. L’histoire de Maurice Brocart fait partie de ces histoires macabres et épouvantables qui terrifièrent tant les hommes de son époque qu’ils la jetèrent dans l’oubli et décidèrent d’un commun accord qu’elle n’avait jamais eu lieu.
Maurice Brocart devint une légende à l’aube de sa mort, entre les murs froids et sinistres de sa cellule de prison qui ne faisait pas plus de trente centimètres de côté, au milieu de la puanteur de sa pisse et de ses fèces, dans l’isolement et l’obscurité totale. Il n’était presque plus un homme. Son corps s’était rabougri, ses cheveux étaient couverts de crasse et de sang, de son dos fouetté s’arrachaient des morceaux de sa chair, les rats lui dévoraient les orteils, et les asticots s’infiltraient dans ses plaies béantes.
« Assassin ! », « A mort ! », «  Pendez-le ! ».
Dehors la foule criait, injuriait. A leurs yeux, Maurice était une abomination, un être contre-nature, un criminel de la pire espèce, jugé et condamné pour les meurtres de dix-huit femmes, dont sa fiancée. Jusqu’à sa dernière heure pourtant il clama son innocence malgré le fait qu’on trouva dans son journal un ensemble de lettres dans lesquelles il raconta la mort des victimes avec une réalité si parfaite et profonde que tous ceux qui le lu eurent l’impression que l’espace et le temps furent capturés entre ses lignes afin de faire revivre au lecteur le moment des crimes. Ses complaintes moururent entre les murs sourds de sa cellule, étouffées par les coups de fouet qui martelèrent pendant des heures interminables son corps endolori, et malgré toutes les tortures, les douleurs indicibles qu’il endura, il n’avoua rien.
Quel que fut les crimes dont on l’accusait, tout criminel avait droit à une dernière volonté. Maurice Brocart aurait pu avoir un dernier repas, du pain et du fromage autre que le rassis infects et la soupe que les geôliers mélangeaient à leur pisse qu’il recevait une fois par jour, mais il demanda une plume et du papier.
Du fond de sa cellule le temps lui manquait. Il se rapprochait à grand pas de la mort, et espérait achever l’écriture de sa lettre avec ses phalanges qu’ils avaient brisées. « Quels idiots ! », Pensa-il. Ils ne comprenaient rien à l’écriture. Il n’écrivait pas avec la main. Il écrivait avec l’âme, le maître coordonnateur de la machine.

Qui était réellement Maurice Brocart ? Un homme ? Un demi-dieu ? Nul ne put le dire avec exactitude, mais ce qui paraissait être une évidence est qu’il n’était pas un homme ordinaire. Il était un génie doté d’une intelligence naturelle, supérieure qui lui donnait accès à la sagesse du monde enfouie dans la mémoire du temps.
Maurice naquit dans une famille ordinaire, classique. Son père était concasseur de pierres qui servaient à la construction du nouveau monde, et sa mère repasseuse dans une laverie. Des pauvres gens qui menèrent une existence misérable, travaillèrent seize heures par jour pour offrir le couvert à ce fils au visage froid et inexpressif qui ne laissait jamais transparaître aucune émotion, et regardait le monde qui l’entourait avec curiosité et étonnement.
Jusqu’à l’âge de cinq ans, Maurice ne prononça pas le moindre mot bien qu’il fût capable de parler correctement. Il entendait des voix qui lui murmuraient que les mots étaient sacrés, qu’ils contenaient le monde, perpétuaient l’œuvre de la création, et que personne ne devait les prononcer impunément. De toute la journée il restait assis sur l’unique chaise que comportait la grange où ses parents habitaient, jusqu’à ce qu’à son retour de la carrière, son père le retrouva dans la même position et grommelle en lui donnant à manger, car la mère refusait de s’occuper de l’enfant. Elle lui trouvait un air démoniaque. Son accouchement avait duré sept jours et sept nuits de travail. Elle en était sortie à moitié folle, avec les trompes bouchées. Elle le regardait avec des yeux inquisiteurs, le scrutait avec curiosité comme si elle le découvrait pour la première fois, et dans ses yeux se lisaient une panoplie de questions sur le garçon étrange qu’il était, des questions sans réponses qui la conduisit à l’asile de fous quand il eut six ans. Elle mourut un an plus tard dans ce lieu angoissant, dans l’isolement total, l’esprit broyé par les traitements expérimentaux que les médecins lui administrèrent.
Lorsqu’il atteint l’âge de la puberté, Maurice ne comprenait toujours pas ce que les voix lui disaient. Comment un mot pouvait contenir le monde, renfermer la mémoire du temps, contribuer à l’expansion de la création ? Ce fut par un soir où son père rentra harassé de la mine avec l’un des manifestes de propagandes que leurs distribuaient les syndicalistes pour avoir leur soutien dans leur combat de lutte des classes, que Maurice découvrit l’écriture et le pouvoir gigantesque qu’elle contenait. Conduit par les murmures qui lui parlaient tandis qu’il approchait de la feuille de papier, il la saisit et lut distinctement un mot : persévérance.
Il fit un saut dans le temps, ressentit la souffrance de tant d’hommes et de femmes qui des décennies durant avaient courbé l’échine sous le joug du capitalisme. Ce mot renfermait la douleur du monde. Cela éveilla sa conscience, et il ressentit une envie soudaine d’écrire, d’encapsuler la voix de son âme.
Il écrivit « Papa ». Son père qui lui apportait le diner du soir, du pain sec et des pommes de terre bouillies le lu. Il resta figé de longues minutes, perdu dans ses souvenirs qui lui firent revivre tous ces moments où derrière son visage inexpressif Maurice lui exprimait tout l’amour qu’il avait pour lui. Son père le serra dans ses bras, puis s’isola dans un endroit sombre de la grange. Des heures durant, ses pleurs se firent entendre, semblables à des murmures d’outre-tombe. Maurice apprit à lire et écrire ce soir-là sans aucun apprentissage. Son Léviathan, l’être primitif et éternel qui sommeille en tout homme s’éveilla et son génie créatif naquit.
Maurice passa désormais toutes ses journées chez un bouquiniste qui se prit de sympathie pour cet adolescent qui lisait avec une vitesse prodigieuse. Sa soif de nouveaux mots était insatiable. Il dévorait les encyclopédies en à peine une journée. Il trouvait cela prodigieux. Les mots avaient leur voix propre, ils représentaient l’essence même de la création et la perpétuaient. Au commencement était le mot, et le mot créa la vie, et le mot était la vie. Rien ne se fit sans le mot. Lorsque Maurice se fut nourri de tous les mots qu’il rencontra dans les livres, il décida d’écrire.
Cela devint une envie irrépressible. Il essayait de percer le sens profond de chaque mot, et de le fusionner à son essence vitale. Cela offrait une infinité de possibilités, de combinaisons, qui exprimaient à chaque fois un lieu, une émotion, un sentiment universel.
« Marteau, étincelle, lame, fournaise »
« Brouhaha, vendeurs, puanteur »
« Sable, dune »
« Montagne »
« Océan »
« Soleil »
« Forêt »
« Eau »
« Air  »
Maurice arriva même à enfermer les éléments dans les mots. Il conserva dans des dizaines de carnets tout ce que contenait sa ville. Il gagna en âge tout en aiguisant son don. À l’âge de dix-huit ans il poussa l’expérience d’un cran et testa son don sur ses semblables.
Maurice écrivit des missives qu’il envoya anonymement à des demoiselles qu’il désirait secrètement, et observa leurs réactions. Elles riaient aux éclats, pleuraient à chaudes larmes, tombaient dans un état de dépression profonde après la lecture de ses missives tant ses mots avaient une force, un pouvoir qui touchait la racine de leurs cœurs, et parlaient la langue de l’être intérieur et éternel qui sommeillait aussi en elles.
Maurice compris qu’il était capable de dompter les mots, de les rendre vivants, de les doter de toutes sortes de sentiments et d’en faire ses émissaires. Il avait atteint un autre degré d’intelligence. Une intelligence si supérieure qu’il se demanda si elle était destinée à son époque. Il avait obtenu le pouvoir absolu au bout de sa plume.
Cependant le cœur de Maurice le mit en garde. Il lui murmura que ce pouvoir était trop grand pour qu’un homme puisse le détenir, et qu’il valait mieux le laisser occire au fond de lui. Sa curiosité l’emporta sur sa raison. Ce pouvoir le fascinait, l’hypnotisait. Il voulut aller encore plus loin afin de connaitre les limites de sa plume. Et plus il écrivait, plus l’écriture s’emparait de son âme, jusqu’à la corrompre totalement.
Il écrivit Les mortalies. Les dix-huit lettres qui servirent de preuves à son procès. C’était des lettres différentes de toutes celles qu’il avait écrites auparavant. Elles étaient le résultat de toutes ces années d’expérimentations combinées. Ses lettres étaient dotées d’un pouvoir si grand que l’être qui les lisait faisait exactement ce que disait son contenu. Celles de Maurice ordonnaient à ses victimes de se donner la mort. Chacune d’elles était unique, repoussant chaque fois le seuil de la cruauté dans la mise en scène de la mort des destinataires, puisant leur force dans les abysses de son être, dans la noirceur de son âme. Il signait ses lettres de ses initiales M.B, et les déposait dans des boites à lettres choisies aléatoirement. C’est ainsi qu’il en laissa une sur le perron d’un couvent, et que la sœur Béatrice se suicida en se plantant un pieux dans le vagin après l’avoir lu. Ce fut l’extase de sa vie. Il en envoya dix-sept, et lorsque l’écriture de la dix-huitième fut achevée, il fit une rencontre qui bouleversa sa vie.
Maurice rencontra Claudine dans le brouhaha de la vente à la criée des marchands du marché à poissons. Elle était vêtue d’une robe en soie blanche à longue manche resserrée à la taille, et une mantille lui cachait la moitié du visage, comme pour préserver les cœurs fragiles de sa beauté dévastatrice. Tout homme qui la voyait tombait sous son charme. Elle marchait avec grâce, aisance, et de ses pas assurés dominait ce monde, donnait une harmonie à ce tumulte. Elle avait cette part de divinité en elle qui rendait les hommes indignes de son amour, tout en les poussant à mourir d’amour pour elle. Elle était la perfection faite chair.
Maurice tomba amoureux d’elle au premier regard, sans qu’il lui adressât la moindre parole, sans qu’elle ne le gratifiât des miettes de son sourire qu’elle offrait aux connaissances qu’elle croisait dans la cohue.
Il l’aimait, pas elle. Claudine n’avait pas remarqué sa présence, son existence insignifiante. Qui donc l’aurait fait ? Maurice avait un physique banal. Taille moyenne, élocution difficile, un visage qu’on oubliait vite, et il était filiforme.
Après leur rencontre, Maurice devint fou, idiot. L’amour rend idiot. Il épia Claudine jour après jour, devint son ombre, et se rendit compte que jamais elle ne serait sienne. Claudine lui était interdite. Elle était une chimère. Le fossé qui existait entre leurs deux vies était colossal. Leurs conditions sociales étaient contraires, incompatibles. Cependant il tenait absolument à lui exprimer la profondeur de ses sentiments, la sincérité de ses intentions. Alors il usa de magie, utilisa son arme secrète, absolue : l’écriture. Il écrivit à Claudine une lettre d’amour, l’ultime lettre qui divisa son cœur, déchira son âme et emporta un bout de son être dans chaque mot. Puis il attendit.
Pendant trois jours et trois nuits d’impatience, d’insomnie, de tortures et d’angoisse, il attendit. L’attente lui rongea les entrailles, le consuma. Il resta prostré entre les murs glacials de sa maison à désespérer et mourir d’amour. Puis, elle apparut sur le perron de sa maison. La scène lui sembla irréelle. Claudine, la plus belle femme de son monde était là, elle lui souriait, les yeux pleins de larmes, les joues rougies, et le visage frais des jeunes filles amoureuses. Maurice ne sut pas comment faire face à ce rêve qui se réalisait, pétrifié par sa beauté, observé par les badauds choqués par cette infamie qu’elle commettait. Devant sa lividité, elle se jeta dans ses bras, l’embrassa. Elle l’aimait plus sa propre vie, était prête à abandonner son monde pour lui, à faire l’expérience de l’amour qui dévore, qui brule sans consumer.
La vie de Maurice devint exceptionnelle, parfaite, plus belle chaque nouveau jour qui se levait, plus lumineuse aussi. Claudine le rendit meilleur, donna une légitimité à son existence. Elle changea son taudis en un endroit habitable, convivial, où la roseraie qu’elle y avait plantée produisait les plus belles roses du bourg. Même la nature lui était soumise. Elle réussit même à lui faire oublier toutes ces expérimentations à propos du don extraordinaire qu’il avait. Ils vivaient une existence simple, ordinaire. Il obtint un poste de chroniqueur dans la gazette du bourg, et la rubrique du courrier des lecteurs qu’il animait connu un succès retentissant. Après six mois de vie commune il la demanda en mariage, et bien sûr elle accepta. Cependant le jour de leur union Claudine mourut.
Maurice la retrouva sur le parquet du séjour, le corps inerte, une mare de sang coagulée autour d’elle, sa robe de mariée maculée de sang. Sa peau était froide, rigide. Claudine était morte. Maurice se trouvait dans une scène de roman dont il avait écrit chaque ligne. La scène de crime était pareille à ce qu’il avait écrit dans la dernière lettre de Les mortalies. Claudine s’était flagellée à sang avec l’une de ses ceintures en cuir, puis s’était plantée une bouteille au bord strié dans la gorge, jusqu’à toucher l’os. C’était horrible. Elle avait lu la dernière de ses lettres qu’il avait rangée dans une malle et s’était donné la mort. Maurice comprit que son don était une malédiction, qu’il était une monstre, et que par sa faute dix-sept autres femmes avaient elles aussi trouvé la mort.

Du fond de sa cellule Maurice repensa à tout ce que son don exceptionnel lui avait couté. Il était le plus grand écrivain n’ayant jamais existé, avait obtenu le pouvoir de fusionner sa plume et son âme, de rendre à chaque mot son sens originel, primitif. Et pourtant il serait conduit à la potence sous peu.
Maurice entendit le geôlier ouvrir les verrous de sa cellule. La foule criait encore plus fort. Sa dernière heure était peut-être venue.
Le geôlier ramassa la lettre que Maurice laissa tomber. Il la lut. Maurice ricana.
Les milliers de gens venus assister à sa pendaison attendirent en vain. Leur colère fut apaisée par la pendaison du geôlier qui affirma qu’il était Maurice Brocart.
Nul n’entendit plus jamais parlé de Maurice Brocart. Il se refugia dans les montagnes où il écrivit l’histoire du monde. L’on raconte que toutes les choses passées, présentes et futurs sont consignées dans ses écrits.