J'habite un quartier si loin du ciel

« Maître ? vous plaisantez ? Vous pouvez me cogner comme l'ont fait tous les autres, mais je ne vous appellerai pas Maître ». Me lance-t-elle. Je l'aimais. Ou du moins c'est l'idée que je me fais de ce que c'est que l'amour. Je l'aimais malgré sa vilaine façon d'étreindre le monde. Il y a des êtres comme ça qui refusent d'emboîter le pas. Je n'avais jamais exigé d'elle de m'appeler maître. Peut-être qu'elle a senti en moi ce grand besoin d'être quelqu'un au regard des autres. Rien n'est pire que ce que le regard du monde fait de soi. Elle, pourtant, n'admet aucune voie déjà tracée. J'habite un quartier si loin du ciel qu'il n'y a pas d'étoiles possibles. Ici nous façonnons nos propres cieux. Elle croit dur comme fer qu'il faut être libre même dans l'acte de beauté.
Je suis tombé à ses pieds le jour où elle a dit à un témoin de Jéhovah que Dieu n'est pas assez fou pour venir dans ce quartier et qu'elle comprend sa crainte. Il est des routes qu'on n'emprunte pas, tout simplement. Si Dieu était venu, il aurait déjà été tué. Ici, nous n'aimons pas les maîtres, nous préférons choisir nos propres bourreaux. Ceux qui ont grandi avec nous. Ce garçon qui a pris les armes à cause.., cette fille qui couche avec les bandits par ce que le pays est devenu.... Nous adorons avoir ce genre de discussion. Quand je prends son contre-pied, elle s'énerve et me traite de Dieu. Je donnerai tout pour entendre encore une fois ce juron, « espèce de Dieu ». Une fois, elle m'a avoué que quand elle était fillette, elle rêvait d'une maison avec des milliers de portes et plein de fenêtres, pour ne pas repasser à chaque instant au même endroit. La routine est bien sa plus grande phobie. C'est pourquoi elle déteste le pieux chemin qui conduit à l'église.
Il pleuvait ce jour-là. Elle m'était venue brusquement, me disant qu'elle adorerait coucher avec moi sous la pluie. Car rien n'est plus libre que la pluie. J'étais choqué. Aujourd'hui encore j'y pense très fort.
- Pourquoi moi ? Je croyais que tu me détestais ?
- Je te trouve intéressant. Les autres dans ce quartier sont d'un ennui mortel.
Elle continue en m'avouant qu'elle a toujours voulu coucher avec un poète. Ça lui plaît ce refus de mourir qu'habite tout écrivain. Elle aurait aimé en être une. Elle l'était déjà à mes yeux. Elle adorait le bleu et les oiseaux : « Qui, quand il n'est pas idiot, peut prétendre ne pas aimer le bleu ? C'est la couleur du ciel. Et le ciel est tout ».
On a couché sous la pluie. J'ai voulu refuser. J'étais son professeur. Il ne faut pas.... Tout ce que j'ai trouvé à dire. Et ce jour-là, elle m'a mangé le cœur. Elle me chevauchait. J'ai eu du mal à accepter que ce fût sa première fois. On a toujours en tant qu'homme, ce vice d'infantiliser les femmes.
Au moment de jouir, elle me lance : « Maître ? vous plaisantez ? je ne vous appellerai pas maître ». Je lui disais que du temps même de la colonie, une esclave aurait payé cher cet affront. Notre amour a commencé ainsi. Il y a-t-il une plus belle façon d'aimer ? Peu importe, avec Anne seule compte la voie qu'on emprunte nous-mêmes. Et depuis, on couche toujours ensemble quand il pleut. Pas au même endroit, Anne déteste. J'ignorai qu'elle pouvait s'éteindre si vite. Anne n'aimait pas parler de la mort. Son but était de devenir médecin pour guérir le mal caduc. Elle a voulu écrire un livre dessus.
Elle. Je ne sais écrire la vie autrement. Pas sans elle. Il y a des gens comme ça. Ceux avec qui tu décides de faire la route. Malgré les vents contraires. Nous sommes d'accord sur presque tout. Sauf sur le sens donné à notre présence au monde. Elle voulait aborder la vie avec un bouclier pour palier les blessures. Je rentre dans la vie avec ce grand désir de me confier. Comment dire un jour sa mort ? Elle qui a en horreur le bien être individuel. Peut être qu'elle aurait aimé que je me taise et que je cesse d'emmerder le monde avec mon drame personnel.
Un jour, j'ai voulu mourir d'amour. Elle m'a pris par la main en me disant : «  Il faut toujours se laisser quitter au lieu de se laisser tuer ». Elle seule connaît mon coté fragile. Elle m'a soutenu quand ma mère est morte. Elle aimait cette femme. Parce que ma mère ne s'est jamais agenouillée devant la vie. Elle ne s'autorisait ni maître ni esclave. Quand mère est morte, il n'y a qu'elle qui m'a offert un coin privé pour pleurer. Elle savait que je jouais une scène et que le masque allait tomber au bout d'un petit matin. Elle refuse que les gens me découvrent en flagrant délit de faiblesse. Elle m'a offert un coin comme déversoir de larmes et une chanson. Celle que je chante toujours pour m'accrocher à la vie : «Je ne veux pas que tu partes ». Et je me suis baigné de larmes. C'était bien. Les autres ont voulu que je sois courageux : « Pourquoi est-ce à toi d'être courageux, alors que tu viens de perdre l'être le plus important de ta vie » ? m'a t-elle dit.
Elle. On s'est mis d'accord : il n'y a rien au-dessus d'une mère et que personne n'a le droit de nous consoler. « C'est une mère, ça ne se gagne pas, ne s'achète pas et ne se mérite même pas ». Après le départ de maman (je préfère le mot départ à celui de mort), je me concentre à donner de l'importance à tous les détails de l'existence. La vie, quoi qu'un bel abîme, mérite d'être auréolée de joie. C'est triste que la peine soit plus collective que la joie. On aurait aimé que ça soit le contraire.
Je savais qu'elle mourrait un jour. Mais pas ainsi, sous les balles assassines. Si c'est vrai que les morts se rencontrent, maman est sûrement en train d'engueuler Anne de m'avoir abandonné. Je donnerai cher pour assister à une telle dispute. Deux femmes qui ne se laissent jamais piétiner. Deux femmes qui crachent sur la face du monde entier. Qui gagnera ce duel ? Mère ou Anne ? Peu importe le résultat, seul l'amour compte. Je ne saurai laquelle choisir, entre ces deux êtres qui m'ont infligé en leur absence, ce dur devoir d'exister. Quand j'ai appris qu'elle avait été assassinée, j'ai refusé de conjuguer l'amour autrement.


Nous habitons des villes qui regorgent de souvenir. Un quartier si loin du ciel mais qui sait être beau, quand il fait temps d'espoir. Jamais une rue d'une quelconque ville ne m'a autant habité. Elle a voulu monter une association contre l'horreur. Elle l'a appelé « Le mal n'est pas une option ». Le mâle aussi, m'a t-elle dit avec ce brin de rire habituel, pour me rappeler son insoumission. Après sa mort, j'ai perdu l'envie d'enseigner.
Je souhaitais continuer en sa mémoire. Elle savait passer cinq heures à m'écouter radoter de James Baldwin, de Rimbaud, mais surtout de Jacques Stephen Alexis. C'était son écrivain préféré. Comment ne pas aimer Compère Général Soleil ? J'ai essayé pourtant de poursuivre ma route malgré elle. Mais je me suis mis à pleurer sur la mort de Manuel dans Gouverneurs de la rosée. J'ai versé des larmes, en lisant Mon bel oranger, sur l'existence pénible de Zézé , sur l'absence des deux êtres les plus chers de sa vie, le portugais et l'oranger. Je me suis mis à hurler : Mère ! Annie !
Les élèves m'ont pris la main et m'ont aspergé d'eau. C'est vrai que l'eau a une odeur agréable. Anne avait raison. Anne a toujours raison criai-je encore plus. Le prêtre-directeur a voulu me retenir. Je l'ai giflé. Je deviens fou : « Ne me touche pas salaud, j'emmerde ton Dieu qui n'est même pas foutu de sauver Anne ! ». Et je me suis mis à faire du Anne, c'est-à-dire à exiger des autres ce que j'aime : « Maudis soit ton foutu seigneur ! comment être Dieu et ne pas aimer Anne ? ». C'est impossible. Et depuis, j'ai arrêté d'enseigner pour laisser éteindre ma rage. Le désespoir, quand ça prend le dessus, peut amener à faire des choses horribles. Nous étions deux. C'est ce qu'on s'est toujours dit. Deux pour porter la croix et la bannière. Pour être une voix contre les maîtres du monde.