Folie et désespoir

Toute histoire commence un jour, quelque part. Cependant, il en existe certaines dont il vous est impossible de situer le point de départ, votre entrée dans ce grand labyrinthe dont vous tenter vainement de vous sortir. Marquée par une succession de tragédies, les mots qui racontent mon histoire restent étouffés par les larmes, la peur. Tout ce dont je me rappelle, c’est le commencement... de la fin.
Ce mardi en rentrant de l’école, voyant ma mère se faire bousculer, frapper par des soldats dominicains, je ne pus m’empêcher de courir vers elle pour tenter de la secourir. Depuis déjà quelques mois, nous savions que les autorités dominicaines avaient entamé des opérations d’expulsion d’Haïtiens de leur territoire; Alors nous savions aussi que notre tour viendrait. Lorsque ma mère me vit, elle me prit dans ses bras. Tous nos voisins étaient déjà entassés dans le bus. Je compris alors qu’elle essayait de leur faire front en attendant ma venue; elle ne voulait pas partir sans moi. L’ambiance qui régnait durant tout le trajet était chaotique: certains pleuraient, d’autres hurlaient. Il y avait la plus désagréable agitation, le plus déplaisant tumulte. Je me disais alors, “Plus vite on aura traversé cette frontière, mieux ce sera pour nous tous” Afin de m’en échapper, je fermai pendant un instant les yeux. Alors, je me servis de mon imagination de fillette de dix ans pour créer une scène: ma mère et moi, sur une plage à Jérémie, sa ville natale, en train d’admirer un beau coucher de soleil. Je me disais que nous allions prendre un nouveau départ, c’est ce que je croyais. Cette image de coucher de soleil me berçait tout au long de cette interminable traversée.
J’étais née en République Dominicaine, j’y avais toujours vécu avec ma mère, ainsi que mon père, avant son assassinat. Ma mère me racontait souvent son enfance à Jérémie et ses récits alimentaient quotidiennement mon imagination. Elle me parlait des contes que son grand-père narrait aux enfants tous les soirs, de ses agréables moments de jeu avec ses amies... Une enfance bien différente de la mienne, caractérisée surtout par la peur. Peur que ma mère subisse le même sort qu’avait connu mon père quelques mois plus tôt. Ce dernier avait été torturé, mutilé par des dominicains puis retrouvé mort, près d’une décharge. Aucune enquête n’avait été effectuée par les autorités dominicaines, de toute façon, c’était un Haïtien de moins... Ces homicides se perpétuaient, faisant alors l’objet de terreur et de désolation dans nos familles...
Perdue dans mes pensées, je sentis ma mère se pencher un peu vers moi et me dire: “Lina, nous ne reviendrons plus jamais ici...” Je ne comprenais pas pourquoi elle paraissait si désemparée, moi j’en étais ravie. J’essayais de la rassurer; pour une fois je jouais son rôle. Elle restait muette à toutes mes interrogations: “Pourquoi tu as l’air si triste?, Où irons nous lorsque nous serons arrivées?...” Je compris que je la dérangeais, alors j’arrêtai. Cependant, les yeux brouillés par les larmes, elle murmura quand même une phrase presqu’inaudible: “Nous n’aurons nulle part où aller”. Je me souvins alors de ce funeste passage de sa vie dont elle ne parlait pas souvent : ce cyclone qui lui avait tout pris, ses parents ainsi que leur habitation. Je compris alors que j’étais tout pour elle. Nous étions ensemble, seules face au monde. Rien ne me soupçonnait que même cet unique espoir aurait pu s’effondrer en une seconde...
Après d’épuisantes et nombreuses heures de route, le bus arriva à destination. Tenaillée par la fatigue et la faim, je ne remarquai pas tout de suite l’émeute qui avait éclaté peu avant l’arrivée du groupe dont ma mère et moi faisions partie. Des coups de feu fusaient de partout et quelques maisonnettes aux alentours étaient déjà en feu. Malgré cette effroyable situation, on nous fit quand même descendre du bus. Les groupes d’expatriés arrivés avant nous attaquaient les militaires et réduisaient en cendre tout ce qui se trouvait autour d’eux. Notre vie et même notre mort importaient peu, les militaires tenaient à achever leur mission. Alors ils nous tiraient dessus jusqu’à ce que nous passions la frontière. Ma mère me tenant par la main, nous nous mettions alors à courir comme tous les autres. Cependant, les coups de feu et les flammes s’intensifièrent ce qui augmenta notre sentiment de panique. Les gens se mirent alors à courir dans tous les sens. Dans cette violente bousculade, je sentis la main de ma mère se détacher de plus en plus de la mienne jusqu’ au moment où je ne la sentis plus, comme si on venait brutalement de me l’arracher. Alors, je tombai brusquement à la renverse. Je fus piétinée, meurtrie par la foule affolée. J’entendis ma mère crier mon nom, alors j’essayai de me relever mais je reçus un violent coup à la tempe qui me projeta un peu plus loin d’elle. Je l’entendais encore... sa voix commença à raisonner de moins en moins, jusqu’à ce que... Plus rien!
Je me réveillai dans une petite pièce, très faiblement éclairée par une petite ampoule électrique, où discutaient des officiers de police... des policiers Haïtiens. Frappée soudainement d’une violente migraine, je tombai à nouveau subitement dans les pommes. Je n’avais pas eu le temps de penser aux évènements précédents. Le tournant qu’avait pris ma vie depuis ce jour était tout le contraire du coucher de soleil sur la plage de mon imagination, du bonheur et des éclats de rire dont je rêvais avec ma mère... Ma mère, je ne l’ai plus jamais revue.
Mon arrivée chez les Duplan marqua la venue d’un sombre chapitre dans ma vie. En effet, l’un des policiers, chef Duplan, ainsi le surnommait-on, m’avait ramenée chez lui tandis qu’il avait pour mission de retrouver ma mère. J’allais alors vivre les pires situations que pouvaient connaitre un enfant. J’étais devenue leur petite domestique-esclave, « leur restavec ». Au début, je croyais qu’ils seraient pour moi une famille d’accueil, que je serais traitée comme leur fille Gaëlle, qu’on serait comme des sœurs, qu’on irait à la même école... De l’école, je n’en ai vu que la façade. Le traitement qu’on m’infligeait était bien différent de celui de leur petite princesse. Humiliée et maltraitée, j’avais droit : à une pluie d’injures tout au long de mes pénibles journées remplies de toute sorte de corvées, aux restes de repas dont même leur chien ne voulait. Mais ce qui me blessait le plus, c’était le mépris de leurs voisins face à ma situation. J’étais prise au piège. Mes journées débutaient avant celles de tous avec le son de cette fameuse alarme qui sonnait les trois heures du matin que pour moi. Mon sommeil fut souvent troublé bien avant l’heure qu’on m’avait ordonnée par cette « cohorte d’évangélisation » animée par un homme armé d’un porte voix, suivi par ses fidèles, des femmes pour la plupart, qui répétaient après lui toutes ses déclarations comme pour les rendre plus convaincantes. Après une heure ou deux de sommeil je devais me lever en hâte afin de préparer le petit déjeuner ainsi que le goûter de Mademoiselle Gaëlle ( ainsi je devais l’appeler pour montrer la différence qui existait entre nous, même si nous avions le même âge ). Après leur départ, j’avais un nombre incalculable de corvées qui m’attendait. Mes journées prenaient fin au moment ou madame le décidait. Je rangeais alors le peu de vêtement que j’avais sur le seuil de la porte pour m’allonger ou bien je m’étendais à même le sol en faisant bien attention de ne pas augmenter la douleur causée par mes nombreuses cicatrices. Outre le fait que j’étais traitée comme une bête de somme, j’étais aussi fouettée à n’importe quel moment de la journée ou de la nuit avec les pires “instruments de correction pour enfant” : rigoise, câbles électriques et même parfois de violentes gifles. J’étais fouettée pour des sacs mal arrangés, les chaussures pas cirées au goût du chef, le moindre verre ou assiette brisé etc. L’unique tâche que je me plaisais bien à réaliser était de me rendre au marché ; j’essayais d’échapper au mépris et à cette quotidienne maltraitance. Madame ne supportait pas l’attente que je lui imposais en m’y rendant. Les coups de rigoise augmentaient au fur et à mesure que sa patience s’épuisait. On peut dire qu’elle ne ménageait pas son fouet. Une fois, un coup de câble me claqua sous l’œil droit. Je devins presque borgne pendant près d’un mois, et bien sûr je n’ai pas eu droit à des soins médicaux. Je garde encore aujourd’hui cette cicatrice, tout comme celle causée par une brûlure de la paume de ma main. Ce fut en effet un jour de Noël et parmi mes nombreuses corvées, je devais repasser les vêtements de mademoiselle Gaëlle. Par mégarde, je brulai une manche d’un de ses corsages. Ce qui m’arriva à la suite de ce moment d’inattention fut pire que toutes mes précédentes corrections. En y réfléchissant, je crois que si j’avais eu le choix, j’aurais préféré de loin les coups de rigoise qui me déchiraient la peau. Madame Duplan prit le fer à repasser dont je me servais avec l’intention de faire ressentir à ma main ce qu’avait pu ressentir le corsage, je pense. Et oui! Chauffé à la température la plus élevée, elle le posa sur ma main et me regarda hurler, pleurer, languir pendant ce qui me semblait être une éternité jusqu’à ce que je ne ressente plus mes doigts calcinés. J’avais beau l’implorer, elle tenait absolument à me faire payer, répétait-elle tout en me lançant les habituelles injures. Ce jour là, pendant que Gaëlle et ses amies déballaient leurs cadeaux dans les éclats de rire, au milieu des membres de leurs familles, moi j’étais en larmes dans mon coin. Je songeais à ma mère. Ma mère et son sourire... Ce sourire qu’elle me lançait lorsqu’elle me racontait toutes ses fameuses histories, qu’elle inventait juste pour redonner la joie à sa petite fille qui rentrait triste de l’école. Cette image de coucher de soleil sur la plage avec elle s’était transformée depuis un certain temps en un doux rêve, venu me bercer tous les soirs. Le chef m’avait promis de tout faire pour la retrouver. J’étais alors chez lui en attente de ce jour, c’était ce que je croyais. Un soir en rentrant, il m’annonça, sans emploi d’euphémisme, je dirais même avec un demi-sourire qu’il lança à sa femme, qu’il n’y avait plus rien à faire : Ma mère avait été retrouvé morte lors de l’émeute. Je savais tout au fond de moi qu’elle était encore en vie et qu’elle aussi, me recherchait. Alors je commençais à croire qu’il n’avait aucune volonté de la rechercher. Personne n’allait la retrouver... à part moi! Je décidai alors de partir à l’aventure. Il fallait que je quitte cette vie d’esclave; et c’est ce que je fis!
Ma fugue fut beaucoup plus simple que ce que je croyais. En effet, comme a l’accoutumée, les Duplan célébraient le nouvel an chez les Grands-parents de Gaëlle. Je rangeai secrètement le peu d’effets personnels que j’avais et j’en profitai pour m’enfuir. Ma seule difficulté fût d’éviter les regards ainsi que les soupçons des voisins qui n’hésiteraient pas à me dénoncer.
Dans les rues de Port-au-Prince, des enfants en haillons, à n’importe quelle heure de la journée où de la nuit, chiffons sales en main, essuyant les pare-brise pour quelques centimes que leur lancent les automobilistes, cette situation reste un fait normal. Un peu Plus tard, on les verra, pour la plupart, équipés des plus dangereux armes à feu, semant la terreur dans les quartiers...
Passer de restavec à enfant de rues m’avait beaucoup plus enfoncé dans les dédales de la société haïtienne. Il fallait alors que je me concentre sur mon principal objectif : retrouver ma mère pour commencer une nouvelle vie. Durant mes journées, j’essayais de la décrire aux passants, aux marchands qui ne prêtaient pas vraiment attention aux enfants comme moi. Je m’étais trouvé un coin, où me reposer la nuit, à l’intérieur d’une ancienne bâtisse délabrée dont personne n’osait s’approcher, de peur qu’elle ne s’effondre. Mais il fallait aussi que je mange, alors je me mettais à mendier mon pain...ou à le voler. Une de mes tentatives échoua et faillit me coûter cette liberté qui m’était si précieuse. Les marchés sont toujours bondés d’acheteurs et de vendeurs les samedis, je croyais alors que le marchand de pain ne me remarquerait pas. Pendant qu’il s’occupait d’un client, je tentai mon coup qui faillit réussir s’il n’y avait pas eu ce garçon, qui avait, apparemment le même objectif que moi. Par son air de miséreux, je me disais qu’il était sans doute l’un de ceux qui parcouraient les rues tout comme moi. Ce qui était tout aussi évident, est qu’il fit montre d’une grave maladresse en renversant tout le panier de pain. Puisque je tenais déjà ma prise entre les mains, le marchand me remarqua et me tint brusquement le poignet avec un air de satisfaction qui disait « enfin, Je te tiens ! ». Le garçon eut alors le temps de s’enfuir. Le marchand appelait les autres commerçants pour leur montrer la « petite voleuse » me livrant ainsi en spectacle devant tous. Mon cauchemar s’intensifia lorsque une voix, qui m’était parfaitement familière cria mon nom : celle de Madame Duplan. Cette dernière proposa au marchand que je lui sois confiée, feignant d’être une femme bienveillante qui voudrait bien prendre soin d’une petite sans abri. Sa proposition me fit l’effet d’un violent coup de rigoise en plein dos. Il n’était pas question que je retourne chez elle. À la rue je souffrais de faim et j’avais peur la nuit. Cependant je n’étais pas une petite bête de somme martyrisée. Le plus important est que j’y étais aussi afin de retrouver ma mère. Je les suppliais de me laisser repartir, je hurlais, me débattais des mains du marchand, qui discutait encore de ma situation avec Madame Duplan. Cette dernière était applaudie de tous. Affaire conclue, elle me prit et me trainait derrière elle en me lançant toutes sortes d’injures. Je me disais que c’était la fin, elle allait m’enfermer et me maltraiter à tout jamais. Après quelques minutes, elle s’arrêta net ; une femme à l’aspect affreusement sale, de poussiéreux cheveux en bataille et qui ne semblait pas avoir toute sa tête lui bloquait le chemin. Madame Duplan lui ordonna de partir, mais elle restait de marbre tout en nous fixant tour à tour avec des yeux bien écarquillés. Je pris du temps à la reconnaître...
J’étais là, devant elle. Je lui pris alors la main, en larmes. Elle se défigea et se mit à la recherche de quelque chose, d’un souvenir...