Fantôme de mon rêve

Toute histoire commence un jour, quelque part du côté où le soleil se lève ou du côté où il se couche selon l’endroit où elle se passe réellement quand elle est vraie ou selon l’endroit où son auteur aura voulu l’implantée. C’était un soir, le soleil jouait encore au cache-cache dans le ciel, lorsque je décidai de faire un tour en brousse. Pourquoi voulais-je sortir ? Je ne pouvais le dire. Une chose était certaine l’envie m’y poussait. Je sortis de la maison lorsque je fus rattrapée par Pipo, l’aimable chien de notre voisin d’en face. Il remuait la queue comme pour solliciter ma compagnie. J’acceptai de se faire suivre par cet animal qui jouerait convenablement le rôle de vigile en cas d’attaque. Tout au long du chemin, Pipo mettait ses plaques d’urines pour marquer son passage et nous aider à reconnaître les pistes empruntées au retour. La rue était désertique. Après avoir parcouru environ trois Kilomètres, je m’arrêtai près d’un flamboyant buisson que je contemplais. Soudain, Pipo chauvit ses oreilles. Je remarquai aussitôt que quelque chose se passait ou allait se passer. Une lumière me parvint. C’était les phares d’une belle Lamborghini. ‘’Qu’est-ce qu’une voiture de haute gamme pouvait bien chercher dans les parages ? ‘’ Me demandais-je. Je n’eus pas le temps de répondre à cette question, car déjà elle s’était garée à côté de moi. Je pus voir à travers la vitre un homme et une femme assis devant et deux jeunes gens derrière. L’homme au volant baissa la vitre et me demanda s’il se trouvait sur la vraie voie qui mène à Agbodjèdo :
- « Oui monsieur ! » répondis-je d’un ton assuré.
- Et il nous reste combien de Kilomètres à peu près ? redemanda-t-il
- « 3 environ » repris-je
Il resta pensif quelques minutes, puis m’interrogea à nouveau :
- Etes-vous de ce village ? Et voulez-vous nous suivre pour rentrer ?
Sans hésiter, je répondis « oui » à cette double question parce que le soleil qui était au dortoir, fermait déjà ses paupières. Et donc la nuit nous surprendrait si nous ratons cette opportunité. Contente, je montai et m’assis aux côtés des jeunes gens derrière, Pipo sur mes cuisses. Quelques minutes plus tard, nous atteignîmes Singbomè, et je leur indiquai du doigt ma maison. Ils me prièrent de les conduire à Agbassato. En fait, ils y avaient fait construire par l’un des amis de la famille, une belle villa. Une heure nous séparait de vingt heures. Je lâchai mon rôle de guide pour rejoindre mes parents à la hâte. Sans tarder, je fis le feu pour concocter le repas du soir. Aidée par mes sœurs, j’apprêtai avec application ce qui allait calmer la colère des ventres. Juste après le repas, nous rangeâmes les assiettes et bols au lieu convenable et convenu. Chacun alla se coucher. Ainsi ce beau jour se reposa et nous avec lui.
Le lendemain, après mes travaux domestiques, je partis rendre visite à mes nouveaux amis ; et ce fut ainsi pendant plusieurs mois. Par mon biais, mes parents et mes deux sœurs firent aussi connaissance avec la famille Trinidad et l’histoire poursuit paisiblement son cours. Les Trinidad venaient chez nous et nous, plus fréquemment chez eux. Mon père, très pieux, conseillait toute la famille et parfois même jeûnait et priait avec dame Véroniq, épouse de Monsieur Trinidad.
Des mois plus tard, un matin, j’eus le pressentiment que quelque chose allait se passer. Serait-ce quelque chose de bon ou de mauvais ? Mon instinct ne m’en avait donné aucune précision. Bien réveillée comme tout le monde d’ailleurs, je distribuai à chacune de mes sœurs les tâches ménagères qu’elles devraient accomplir avant le petit-déjeuner. Je fis le feu et mis la tisanière là-dessus. Boire la tisane chaque matin était une autre loi de la maison. Cette loi n’était pas une invention de mon rigoureux père mais celle de notre mère : « Nous n’avons pas d’argent à gaspiller dans les ordonnances médicales » chantait-elle souvent. Elle exigeait tellement la chose que nous l’avions surnommée « maman tisane ». Certes, cette loi nous agaçait toutes mais pourtant elle avait raison. Notre famille vivait de très maigres moyens puisque mon père était cultivateur et ma mère, une revendeuse de sel iodé. Ils souffraient beaucoup. De cette situation, mon père en devenait de jour en jour soucieux. Il perdait progressivement le contrôle de sa santé. Sa tension artérielle était graduée en dent de scie. Le médecin prévenait même d’une éventuelle hémiplégie si notre père ne maîtrisait pas ses émotions fortes. Mon père faisait tout de même l’effort de banaliser ses responsabilités au profit de sa santé. Il avait d’ailleurs rendez-vous avec le médecin ce jour-là.
Je m’affairais à mettre de l’ordre dans le désordre au salon, ma mère préparait à la cuisine, mes sœurs jouaient aux claquettes dans la cour voisine, la cour de notre oncle paternel devrais-je dire. Soudain, nous entendîmes « Aao tchoo ! ». Ce cri venait de la douche. C’était mon père. Nous accourûmes pour constater ce qui se passait. « Le vieux » gisait lamentablement dans la mousse de savon. Nous le prîmes expressément à deux pour l’amener au salon. Déjà les gémissements de mes sœurs alertèrent les voisins. Les voisins, en l’occurrence Tafèga fit habilement venir un taxi-moto. Ma mère enlaça les bras de mon père à son cou et ils montèrent sur le zem. Ils se rendirent à l’hôpital le plus proche. Monsieur Trinidad, informé par dame rumeur, vint me supplier de l’accompagner au centre de santé où étaient les parents. CNHU, c’était là-bas où nous nous rendîmes. Dans l’enceinte du centre, nous demandâmes à un inconnu de nous indiquer la salle REA. Une aide-soignante nous y conduisit. Mon père était effectivement là, allongé sur un lit, immobile avec un bocal d’oxygène au nez. M. Trinidad demanda le carnet de soin de mon père et chercha à savoir s’il y avait des ordonnances en jachère. Il lut les soins administrés et décida de prendre en charge l’achat des médicaments restants ainsi que tous les autres soins. Admirative, je m’envolai dans une contemplation de la grandeur d’esprit de cet homme : un homme de bon cœur.
A l’heure de se séparer, M. Trinidad glissa une somme de trois cent mille francs CFA à ma mère pour payer les montagneuses sommes qu’écrivaient l’impitoyable stylo du Médecin Adjido. Sur ce, nous nous retournâmes au village.
Deux mois après, ma mère m’appela un beau matin pour m’annoncer que mon père rentrerait plutôt que prévu : en réalité, on leur avait assigné trois mois. C’était l’euphorie totale à la maison. La liesse s’empara de tous, voisins et enfants. Le lendemain, ma mère m’appela vers huit heures pour me confirmer qu’ils seront bel et bien là aux environs de dix heures. J’informai M. Trinidad qui se dépêcha de nous rejoindre. Nous mangions quand quelqu’un l’appela et lui annonça une nouvelle qui lui fit perdre l’appétit. Il devint subitement agité. C’était le Docteur Adjido. Nous nous dépêchâmes aussitôt pour se rendre à l’hôpital. Arrivés sur les lieux, nous nous n’attardâmes point sur les détails. M. Trinidad et moi allâmes voir le Docteur. Celui-ci nous rassura pendant un bout de temps avant de m’enjoindre de rejoindre ma mère.
Une bonne douzaine de minutes passa. L’air visiblement confus et triste, Adjido et M. Trinidad nous rejoignirent. Aussitôt ce dernier enfonça son index dans la bouche comme pour le broyer. Broyer ? Dis-je. Ce qu’il broya c’était le silence alentour. Un souffle ; puis une onomatopée « Tchégué!». Ce cri insinua que mon père avait cessé de vivre. « Votre père n’est plus. » il finit par nous le dire.

Les cérémonies d’obsèques terminées, notre concession se vida et chacun faisait face à son destin. Qui me payera la contribution ? Qui prendra en charge la scolarité de mes sœurs ? Et ma mère, va-t-elle se remarier ? Toutes ces questions me poignardaient le cœur, quand quelqu’un frappa à la porte ; bercée par l’insomnie, j’étais seule à réfléchir à tous les malheurs qui s’abattaient sur ma famille. Je me levai pour ouvrir à l’inconnu ; ce n’était pas un inconnu mais toujours M. Trinidad qui n’a pas pu venir à l’enterrement de mon père. Sans mot dire, il me tendit un colis enrubanné en plus d’une enveloppe qui portait l’inscription : « Confidentiel à lire quand tu seras seule », puis, il repartit. Ces mots écrits sur l’enveloppe étaient d’un écho effrayant pour moi. Le colis était pour nous tous puisqu’il portait la mention « Famille SELOME ». Mais l’enveloppe m’était particulièrement destinée. Je me posai mille et une questions sur la gentillesse de cet homme depuis que l’ai connu : que voulait-il de moi ? Déménageait-il sans vouloir me faire du mal puisqu’on s’était déjà trop sympathisé ? Ne savait-il pas comment demander à ma mère la garde de ses filles ? Que de pensées positives ! Mais il y en a eu également de négatives : Demandera-t-il à épouser la veuve ? Me demanderait-il en mariage ? Ah oui ! Ne sait-on jamais assez ! Parfois la générosité cache des secrets. Mais j’écartais sans hésiter ces deux options parce qu’il aimait tendrement Véroniq et elle l’aimait. Que voulait-il de moi ? J’arrêtai de trop imaginer un instant positivant ma pensée. Enfin ! Il était bien gentil ! Cette pensée me fit reprendre le contrôle de moi-même. Je me contentai d’abord d’aller réveiller ma mère et mes sœurs pour qu’on déballe ensemble le gros colis que le donateur m’avait remis. C’est alors que ma mère me demanda la provenance du colis. Elle ne douta pas une seconde que c’était encore l’œuvre de M. Trinidad. A vrai dire, l’homme nous avait payé tout ce dont nous aurions besoin pour passer une année scolaire en toute quiétude : il y avait dans le colis trois enveloppes contenant chacune cent cinquante mille francs CFA destinées à mes sœurs Mafita, Juanita et à moi-même Sica, puis une quatrième enveloppe contenant une somme de cinq cent mille Francs CFA pour ma mère. A la découverte des cadeaux, la liesse nous empressait de remercier notre donateur. Mais ma mère nous enjoignit de nous concentrer sur les travaux domestiques. Elle avait formulé le souhait qu’après le nettoyage et le rangement de notre dortoir commun, nous : elle et ses trois filles, allions ou allaient rejoindre la maison de notre bienfaiteur pour lui faire part de nos profonds sentiments de gratitude. Nous y rendîmes donc après quelques heures. Mais, à notre grande surprise la villa était vide ; aucune trace humaine. Nous sortîmes demander aux voisins d’en face quand on nous apprit que M. Trinidad avait eu un accident l’avant-veille de ce jour et qu’il est décédé avec toute sa famille ; nous venons de l’apprendre il y a une heure à peine ; ajoutaient-ils. Tétanisées, nous étions comme mortellement accidentées aussi. Comment cela pourrait être possible ? N’est-ce pas lui-même qui me remit main en main un colis ce matin ? Qu’est-ce que notre famille a-t-elle fait pour mériter tant de malheurs où quand les portes semblent s’ouvrir, le destin les verrouille encore ? Et lui, le destin avait-il besoin de supprimer une famille juste pour emmurer une autre famille, la nôtre, dans la misère ? Je murmurais avec rage tant de questions ; j’étais presque folle mais ma mère fortifiée par les meurtrissures de la vie avait gardé le sang-froid. Elle nous ramena tranquillement à la maison. Sans nul égard aux propos consolateurs de ma mère, je m’agitais toujours. Car mes questionnements étaient sans réponses ; surtout le mystère de M. Trinidad. Trinidad ? Je me souvins de sa lettre ; peut-être que cela allait me revigorer et me faire quitter ma veulerie ou me faire percer le mystère ? L’idée m’apaisa et m’enchanta à la fois. Une lueur d’espoir constella mon cœur, un sourire enjoua mes lèvres. Je courus chercher la lettre, sortis, interpellai d’un ululement Pipo, mon compagnon de route d’alors. Et nous reprîmes la rue qui nous fit connaitre M. Trinidad. Nous marchâmes quarante-cinq minutes et parvînmes à l’endroit du buisson où j’avais fait la connaissance des Trinidad. Je m’assis près du même arbrisseau, témoin de la rencontre pour déceler le contenu de la lettre. Eh bien voici les mots du désormais feu Trinidad :
Ma chère amie Sica,
Veuille bien garder confidentiel ce que tu t’apprêtes à lire. Un jour, je revenais fatigué de service, le temps d’entrer au salon, j’entendis depuis l’antichambre la voix de mon épouse qui se mêlait au raclement de gorge d’un homme. J’en fus fort étonné car pendant plus de deux décennies de mariage, ma femme ne m’a jamais fait douter de sa fidélité. Je choisis de m’esquiver. Quelques minutes plus tard, je voyais ton père sortir de sa chambre tout constellé de sueur. Juché sur un escabeau, par les persiennes, je le voyais rentrer joyeusement. C’est alors que la colère monta en moi puisque je ne pouvais jamais imaginer que ma femme allait me tromper, et pis, avec ton père. Et pourtant j’étais à vos petits soins. Après son départ, Véroniq m’accueillit tendrement comme d’habitude. Son aspect décontracté me mit davantage hors de moi ; alors j’invitai par un coup de fil ton père pour le déjeuner du lendemain. Il était venu en de beaux apparats, l’air innocent. C’est là que toujours porté par ma colère je l’empoisonnai d’un poison lent. Le surlendemain matin, bien avant qu’il n’entra en crise, je me souvins qu’il y avait une caméra cachée dans toutes les chambres. Je courus chercher celle de la chambre de Véroniq pour confirmer mes soupçons. Mais hélas ! Je découvris que ton père n’avait fait que prier avec Véroniq et que les mots « je t’aime car tu es bon et merveilleux » que j’entendis ce jour-là, s’adressaient à Dieu. J’étais harassé moralement quand j’appris la nouvelle de sa crise. Voilà pourquoi je fis tout pour réparer mon forfait mais il mourut. Aujourd’hui, il m’est impossible de garder sur ma conscience un assassinat commis de sang-froid. Il m’est impossible d’imaginer la réaction de mes enfants et de Véroniq quand ils apprendront que je suis un meurtrier. J’ai alors choisi de retrouver ton père dans l’au-delà avec toute ma famille. Prenez ma maison pour fait de justice !
Adieu !
Je laissai tomber la lettre un instant, la ramassai et sans plus faire attention à Pipo, je rentrai en toute hâte. Trinidad parlait de quelle justice ? Ah j’avais eu raison de dire que la générosité cache souvent des secrets. Pour lui, c’était le meurtre de mon père. Ne pouvait-il pas vérifier ses soupçons ? Se suicider est-il responsable ? Je courus raconter tout à ma mère. « C’est toi Sica qui nous a mis dans la gueule de ce meurtrier »! cria-t-elle suivi d’une tape violente dans mon dos.
Je fis un bond de lièvre et me réveillai bruyamment constatant qu’une histoire peut commencer quelque part du côté où vous vous endormez et ne durer que le temps de sieste duquel votre mère vous réveille avec une tape violente dans le dos. Je remarquai que seuls les fantômes avaient la liberté absolue de mouvements. Je constatai heureusement comme vous lecteurs que M. Trinidad était simplement le fantôme de mon rêve.