Après la mort de son mari, Simone avait encore vécu dix ans à Paris, épuisant les charmes de la capitale.
Elle avait visité tous les musées et tous les magasins, vu les spectacles les plus
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Faire la roue sur le pont de l'autoroute
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Jury

Pourquoi on a aimé ?
« Faire la roue sur le pont de l’autoroute » est une nouvelle touchante, dont l’émotion est parfaitement portée par le style soigné et
Elle parlait du pont qui enjambe l'autoroute de Wallonie. Le pont où depuis tout gosse, nous allions faire signe aux automobilistes et traîner le dimanche après-midi, quand le temps était trop incertain pour que nos parents aient envie de prendre la voiture et de nous emmener marcher en forêt. Les adultes prolongeaient indéfiniment le dîner dans la fumée des cigarettes, la télévision, et l'odeur âcre du café refroidi, et nous, sommés d'aller jouer dehors, nous sortions dans la pénombre endémique, dans l'humidité poisseuse, laborieuse, qui colle à ce pays comme la boue des anciens charbonnages.
Il y avait une urgence à jouer, un impératif à vivre, le soir tombe si vite ici, il y a si peu de clarté au travers des draperies de bruine, si peu de changement au seuil des journées sales. C'est un pays larvé de drames, où la violence sourd de l'ennui, d'un idéal de lumière et de mer du Nord, proche et inaccessible, une brillance à portée de rêve. Mais si fort que l'on crie, si loin que l'on aille, si violemment que l'on y croie, on ne ramène jamais qu'un peu d'eau de pluie dans la main que l'on essuie rageusement sur son jean.
À l'époque, le pont de l'autoroute était une vieille route défoncée, une voie de nulle part envahie par les herbes folles, les décharges sauvages, on y trouvait des matelas tordus de moisissure, des carcasses rouillées, de tenaces légendes d'enfants disparus. Le pont était bordé par deux rambardes métalliques, aux barreaux serrés qui permettaient à peine d'y glisser le bras. Le dessus du garde-corps était plat, large d'une quinzaine de centimètres. C'était là qu'Ava voulait faire la roue, elle disait : « C'est bien plus large qu'une poutre, je sais faire la roue sur la poutre, alors je ferai la roue sur la rambarde du pont, quel est le problème ? »
Ava n'avait pas de maman, sa mère est morte, chuchotions-nous entre nous, vaguement transpercés d'une pointe d'envie et de respect étonné. Nous étions trop jeunes pour nous projeter dans le deuil de notre propre mère, pour compatir, d'ailleurs Ava ne semblait avoir besoin d'aucune pitié, c'était une gamine fière et intelligente, qui se trimballait toujours avec de gros bouquins qu'elle disait voler à son père quand il dormait. Elle le droguait, racontait-elle, avec de la racine d'ellébore qu'une sorcière lui avait donnée en échange de quelques gouttes de son sang dont la magicienne avait besoin pour ses potions. Elle s'emparait de la clé de la bibliothèque, que son père gardait toujours sur lui, puis descendait les escaliers avec une bougie pour s'éclairer... Nous gobions tout, la sorcière au fond du bois, la bougie, la bibliothèque interdite. Elle nous montrait le Quid de 1976, expliquant que dans ce livre on trouvait des réponses à toutes les questions, que c'était pour cela que son père le gardait sous clé, pour ne pas qu'elle y découvre le terrible secret de la mort de sa mère.
Plus grande, Ava piquait des chiques à l'épicerie, des cigarettes. Elle est devenue la fille contre laquelle nos mères nous mettaient en garde, craignant qu'elle ne nous entraîne sur les chemins du vice, des mauvais résultats scolaires, des garçons embrassés devant tout le monde et des tours en mobylette trafiquée. Ava racontait qu'elle n'avait peur de rien, que, parce qu'elle n'avait pas eu de mère, elle était invincible, qu'il ne pourrait jamais rien lui arriver. « Et d'ailleurs, un jour, je ferai la roue sur le pont de l'autoroute, et je ne tomberai pas. Vous verrez, c'est vous qui aurez peur en me voyant, mais pas moi. »
Quand elle a eu quatorze ans, Ava a quitté l'Athénée pour suivre une formation de coiffeuse. Nous l'avons perdue de vue.
Désormais, nous allions au café le vendredi soir avec nos camarades de classe, nous discutions littérature ou philosophie, nous cherchions frénétiquement un équilibre entre mimétisme et révolte. À force de vouloir à tout prix nous singulariser, nous nous retrouvions dans les mêmes ornières idéologiques, à nous dévisager les uns les autres avec stupéfaction, carrés sur nos certitudes comme des poules sur un perchoir, poussant nos amis pour avoir de la place, mais incapables de nous passer de leur chaleur duveteuse. Nous buvions de l'alcool avec une gravité rituelle, élaborions notre propre langage, certains que personne avant nous n'avait vécu aussi intensément, et ramenions des soirées l'odeur enivrante de la bière renversée, de la clope et des déodorants bon marché. Nos dimanches étaient désormais consacrés aux révisions de maths ou de néerlandais, au classement du hit-parade et aux réunions familiales où nous tentions de masquer à des grands-parents indulgents notre gueule de bois.
Nous croisions parfois Ava, au hasard d'un tour en ville, à la piscine, dans un magasin. Nos échanges avec elle étaient empreints d'une certaine gêne, d'une bonne humeur qui sonnait faux. Nous pensions à l'université, caressions des projets tellement plus brillants que ceux de l'apprentie coiffeuse qui probablement se marierait, aurait une trâlée de gosses, les cheveux cramés par les permanentes, et moisirait toute sa vie dans ce trou perdu. Elle n'était définitivement plus des nôtres.
Un après-midi d'été, à la toute fin de l'année scolaire, nous étions assis tous ensemble à la terrasse d'un café. Nous dégoisions joyeusement sur nos professeurs et nous vantions pêle-mêle de nos plus mauvaises notes aux examens et de nos succès immérités, obtenus, nous le jurions en riant, sans même avoir ouvert le moindre livre ! Ava a traversé la rue, désœuvrée, et, enivrés d'insouciance, nous l'avons interpellée, lui avons offert une chaise et une bière. Ceci fait, nous avons repris notre discussion, dont elle était exclue, puisqu'elle ne connaissait ni nos professeurs ni nos amis. Elle sirotait sa bière, un peu gênée, tripotant une mèche de cheveux, souriant brièvement à l'une ou l'autre plaisanterie qu'il lui semblait comprendre. Et puis soudain, elle n'y a plus tenu.
« Vous vous souvenez de ce que je disais quand j'étais petite ? », a-t-elle lancé d'une voix claire, qui a éteint tous les bavardages comme un seau d'eau sur les cendres d'un barbecue. « Vous vous souvenez que je disais qu'un jour je ferais la roue sur le pont de l'autoroute ? Eh bien, je vais le faire ! »
Elle s'est levée, a posé son verre sur la table et a gagné le trottoir. Elle virevoltait en chantonnant : « Je vais faire la roue sur le pont de l'autoroute... » Elle portait une robe d'été un peu courte, et des baskets montantes. Elle irradiait de joie et de lumière. Nous découvrions avec fascination cet élément exogène, cette fille terriblement belle qui avait poussé en plein soleil, à côté de nous, tandis que nous croupissions à l'ombre de nos livres et de nos petites histoires grises. Nous nous frottions les yeux comme si quelqu'un venait d'ouvrir la porte de la cave où nous cultivions notre jeunesse anémiée, factice.
Nous avons pris le bus tous ensemble, l'ennuyeux trajet quotidien entre la ville et la maison soudain magnifié par la présence magnétique d'Ava et la camaraderie survoltée, renouvelée, qui nous faisait parler plus aigu, rire plus vainement.
Nous sommes arrivés sur le pont. Les tas d'ordures avaient perdu la magie malsaine que leur prêtaient nos yeux d'enfants, ils ne soutenaient plus aucun cauchemar pluvieux. Les voitures qui passaient sous nos pieds semblaient secouer tout l'horizon, mécaniquement. L'endroit était seulement sordide, stérile et bruyant.
Encouragée par nos cris, Ava s'est hissée sur la rambarde, au milieu du pont. Elle s'est mise debout en tremblant légèrement, les bras écartés, avec sur le visage un air grave et extatique, l'expression incrédule de ceux qui sont sur le point de réaliser leur rêve.
Et elle a fait la roue sur le pont de l'autoroute.
La rentrée nous a dispersés comme un coup de dés un peu sec, vers Liège, Louvain ou Bruxelles. Nous nous sommes trouvé des kots, des amours éternelles, des passions vacillantes qui deviendraient des métiers. Nous sommes allés au cinéma, et avons pris d'autres bus. Nous nous sommes endormis en cours et avons fait de mémorables guindailles. Nous avons méprisé notre enfance et trébuché sur nos avenirs souhaités et redoutés à la fois.
Nous avons tous, très longtemps, très sincèrement, cru que nous ne pourrions jamais oublier la robe colorée d'Ava dans le ciel d'été, son cri, le chaos métallique des voitures qui avaient freiné brutalement sur l'E42, le 29 juin 1987.
Aujourd'hui, le pont a été aménagé en Ravel, une jolie petite route destinée aux promeneurs et aux cyclistes, bordée de panneaux didactiques sur la protection de l'environnement. À l'endroit où Ava est tombée, il y a presque trente ans, les enfants de maintenant, avec leurs casques de vélo, déchiffrent un texte sur la faune des forêts d'Ardenne. Leurs pères, sportifs, souriants, distraits, les écoutent lire en consultant leurs téléphones.
Nous avons oublié.

Pourquoi on a aimé ?
« Faire la roue sur le pont de l’autoroute » est une nouvelle touchante, dont l’émotion est parfaitement portée par le style soigné et
Mais les textes primés par le jury sont tous excellents ...
Je tiens à vous remercier, tous, du fond du coeur, pour vos lectures, vos commentaires enthousiastes et ces partages amicaux. Cela me fait chaud au coeur !
A bientôt ici ou ailleurs ...