Écrire, c'est aimer

Toute histoire commence un jour, quelque part. Mais toutes les histoires ne se ressemblent pas. Sinon, il n’y aurait plus d’histoire à raconter depuis fort longtemps. Et ç’aurait été bien dommage. Car vous n’auriez jamais connu Victor. Cet adolescent aux cheveux crépus, à la peau noire comme l’ébène et au regard aussi doux que pénétrant. A première vue, il ressemblait à tous les autres garçons de son âge. Il jouait aux mêmes jeux, fréquentait le collège. Victor essayait tant bien que mal de se fondre dans la masse. Car il le savait ou du moins l’avait-il compris très tôt. Ici, il ne fait pas bon être différent, singulier. Il avait aimé Juliette. D’ailleurs, il continuait toujours à l’aimer. Et cela, même si désormais, des milliers de kilomètres les séparaient. Il se demandait si elle pensait encore à lui. Elle n’avait pas eu le courage de rester. L’humiliation était bien trop dure à supporter pour ses parents. Ils avaient préféré l’envoyer dans un autre collège. Un endroit sain, avaient-ils affirmé, où elle n’aurait plus à subir l’influence perverse d’un individu comme lui, Victor. Quatre ans plus tard, ce dernier avait encore du mal à comprendre ce qu’ils avaient fait de mal. Il se souvient encore de chacun de ces vers. Chacune des syllabes qui avaient provoqué ce mécontentement général. Il avait écrit :

Et si je te donne mon cœur
Oui ! si je t’ouvre les portes de mon âme,
Le pourras-tu ?
Pourras-tu m’aider à devenir une personne meilleure ?
Pourras-tu faire fructifier ce noble sentiment en moi ?
Pourras-tu m’arracher aux griffes de la peur ?
Pourras-tu jamais m’aimer comme moi je t’aime ?
Voilà les mots qui lui avaient attiré tous les ennuis du monde. Juliette avait répondu favorablement à ses avances. Il avait été heureux de savoir qu’elle éprouvait les mêmes sentiments à son égard. C’était la première fois que cela lui arrivait. Il était heureux...Leur relation se limitait au strict minimum. Elle avait tout de ce qu’on peut appeler une relation sobre. Un simple regard ou encore un sourire suffisait largement pour transmettre leur message d’amour quotidien. Ils se surprenaient souvent à s’observer mutuellement. Ils se taquinaient du regard. Les jours passant les sentiments qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre devenaient de plus en plus forts. Comme on le dit, l’amour donne des ailes.
Victor avait toujours entretenu une passion pour l’écriture. En classe, Il se faisait surtout remarquer par son intelligence et sa perspicacité. Il venait d’une famille pauvre et était orphelin. S’il s’était retrouvé dans l’un des meilleurs collèges du pays, c’est grâce à une bourse d’excellence. Certes, il allait dans la même école que les enfants des plus hauts cadres de son pays, mais il connaissait ses limites. Il avait vu dans le travail, le seul moyen de compenser cette inégalité sociale entre lui et ses camarades. Pour cette raison, il s’était toujours donné à fond au travail afin d’être parmi les deux meilleurs élèves de sa classe. Mais voilà que l’amour s’en mêlait. Il éprouvait des sentiments pour Juliette, fille unique d’un des hommes d’affaires les plus influents du pays. La considération dont faisait preuve les enseignants à son égard n’avait pas manqué de faire des jaloux. Il avait appris à faire la sourde oreille. Ne rien entendre, feindre l’ignorance face aux moqueries et aux sarcasmes. Telle était sa ligne de conduite. Et voilà que l’amour venait tout compliquer. Il s’était déjà retrouvé dans le bureau du proviseur pour des histoires dont il ne connaissait nullement l’origine. Lorsqu’il s’était mis à partager ses écrits avec les quelques amis qu’il avait réussi à se faire, la haine envers sa personne n’avait fait qu’augmenter. Ses détracteurs n’en étaient que furieux. Il lui arrivait de parler de son rêve de devenir écrivain. Il se mit donc à lire tout ce qui lui passait sous la main. Comme par hasard, Victor Hugo était son poète préféré. Il se mit à écrire de nombreux poèmes. Quelques années plus tôt, la direction du collège lui avait demandé d’écrire un discours pour la cérémonie de clôture du premier trimestre. On lui avait aussi confié la tâche de le prononcer. Ce fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase. Il avait porté pour l’occasion, le seul et unique costume décent qu’il possédait. Ce costume auquel ses camarades étaient désormais habitués pour l’avoir vu à chaque fête organisée au collège. Des vannes, Victor en avait récolté quelques-unes. Mais son discours fut parfait. Il avait su transmettre des émotions. Il avait touché des cœurs. Pour lui, c’était un véritable triomphe.
Pour Victor, ce fut le déclic. Il avait maintenant la conviction du talent qui sommeillait en lui. A partir de ce jour, il se décida à écrire un recueil de poèmes en vue d’une publication. Il voulait se faire de l’argent grâce à son talent. Il se mit donc à étudier les oeuvres des plus grands noms de la littérature. Il analysait leurs styles, lisait et relisait leurs oeuvres. Par ailleurs, il participait à de nombreux concours littéraires. Il lui arrivait de faire lire ses écrits par Juliette. Mais la plupart du temps, il préférait s’adresser à ceux qui ne lui ménageaient pas des critiques objectives. Juliette ne savait pas grand chose de tous ses projets. Elle ne cherchait pas non plus à trop en savoir et se montrait très compréhensive. Malgré toute sa volonté pour faire évoluer leur relation, elle avait conscience du gêne que pouvait ressentir Victor dans certaines situations. Par ailleurs, elle le savait susceptible et très fier. Un jour, ils avaient failli se disputer pour une histoire de crème glacée.
C’était par un après-midi ensoleillé. Ils avaient décidé, pour la première fois, de faire une promenade à la plage. Quelques camarades de classe s’étaient joints à eux. L’ambiance était agréable et tout allait bien jusqu’à ce que certains d’entre eux ne décident de s’offrir des crèmes glacées. Juliette avait apporté quelques sandwichs de la maison qu’ils avaient tous partagés un peu plus tôt. Victor quant à lui avait gardé un peu d’argent sur lui et Juliette le savait. Il ne voulut pas pour autant utiliser cet argent pour offrir à sa petite amie une crème glacée. Il avança l’excuse selon laquelle il n’avait pas fait ce programme et que l’argent était réservée pour autre chose. Ce fut Fred qui se proposa pour offrir à Juliette la crème qu’elle accepta volontiers. Victor se sentit humilié et lui reprocha plus tard d’avoir accepté. Pour Juliette, c’était le comble. Elle lui répondit sur un ton sec : « Ce n’est pas ma faute si tu es incapable de m’offrir une crème glacée. ». Leur relation s’était un peu refroidie après cet incident.
Juliette avait plusieurs fois repoussé les avances de Fred. Ce dernier, de trois ans son aîné, n’en démordait pas pour autant. Il venait d’une famille très aisée et le refus que lui opposa Juliette lui causa une telle frustration qu’il osa lui demander ce qu’une fille de sa catégorie pouvait trouver à un garçon aussi minable. Ce à quoi elle lui avait simplement répondu que le cœur a ses raisons que la raison ignore. Fred ne put digérer cet échec. A partir de ce jour, il chercha à nuire à Victor par tous les moyens possibles. Juliette ne cachait rien de ces tentatives à Victor et lui racontait tout; même dans les plus petits détails. Quant à Victor, il feignait l’indifférence. Cette indifférence blessait Juliette qui, au fil des jours, se mit à douter de ses sentiments. Un jour elle attira son attention, sur le fait qu’elle trouvait ses écrits de plus en plus superficiels. C’était comme s’il cherchait plus à impressionner ses lecteurs qu’à transmettre des messages et des émotions sincères. Victor se sentit contrarié. Dans son for intérieur il savait pourtant qu’elle avait raison. Elle le connaissait trop bien. Il n’écrivait plus par plaisir. Il rêvait tellement de célébrité qu’il en perdait l’identité de sa plume. Ses poèmes commençaient par perdre vie. Plusieurs fois, Juliette l’avait invité chez elle afin que ses parents puissent rencontrer le garçon avec qui elle s’était liée d’amitié. Mais lui, avait toujours décliné son offre. Au fond de lui, il ne se sentait pas à la hauteur d’une fille comme elle. Sa simplicité le déconcertait tandis que sa générosité l’embarrassait. Elle avait pourtant essayé de lui faire comprendre que cette rencontre serait très favorable à leur relation mais rien n’y fit. Elle avait beau le rassurer, aucun argument ne pouvait venir à bout de son entêtement. Juliette avait fini par abandonner. Elle savait que seul son égo pouvait le rendre aussi obstiné. Victor ne le lui avait pas affirmé très clairement, mais elle savait qu’il voulait se bâtir une renommée. Pour lui, ce n’était jamais le bon moment. Il ne cessait de se projeter dans le futur. Il en était même obsédé. Maintes fois, elle le lui avait répété : « Tout ce qu’on a, c’est ici et maintenant. On ne peut jamais tout contrôler car toute la vie est faite d’incertitude ».
Et puis un jour, tout bascula. Victor venait juste de mettre pied dans leur salle de classe au troisième étage lorsque le proviseur lui-même se présenta et l’invita à le suivre. Le jeune collégien était loin de s’imaginer la tournure que prendraient les évènements. Il connaissait bien le proviseur. Il savait que cet homme à la mine très rarement détendue et au crâne toujours chauve, pouvait inspirer du haut de son mètre quatre-vingt-quinze une terreur peu commune. Mais Victor avait toujours pris l’habitude de garder son calme. Tant qu’il n’avait rien à se reprocher, il prenait une grande inspiration et laissait l’orage passer. Néanmoins, que le proviseur se déplaçât en personne pour venir le convoquer était un évènement peu ordinaire.
Victor le suivait. Tous deux descendaient les marches des escaliers. Au fur et à mesure qu’ils se rapprochaient du rez-de-chaussée, son angoisse augmentait. Les secondes passées dans la salle de classe quelques minutes plus tôt lui avaient permis de constater la tension inhabituelle qui y régnait. Tous les regards le fuyaient et certains de ses camarades tenaient des conciliabules dans son dos et se taisaient à son approche. Dans sa tête, il se mit à faire le tour de tous les évènements des derniers jours. Cependant, rien ne lui paraissait assez important pour justifier une convocation par le proviseur. Le bâtiment administratif de l’établissement scolaire n’était plus qu’à une trentaine de mètres. Malgré le bouleversement intérieur auquel il était en proie, il se résolut à retrouver son calme.
Victor attendait dans la salle d’attente. Certains de ses camarades de classe ainsi que d’autres élèves de l’établissement y étaient également présents. Victor les connaissait tous. Ces derniers avaient souvent fait la une du collège pour des affaires scandaleuses. Il se demandait ce qui pouvait bien le mêler à de pareils individus. Dans sa tête, tout n’était que confusion. Il en était encore à ses réflexions lorsqu’une porte s’ouvrit pour laisser sortir Fred. Leurs regards se croisèrent et ce dernier lui lança un sourire narquois. Pour Victor, c’était le comble. Quelques instants plus tard, la secrétaire l’invita à entrer dans le bureau du proviseur qui s’était transformé pour la circonstance en salle d’interrogatoire.
Les mains croisées en avant, Victor attendait debout devant le bureau du proviseur. Ce dernier assis, farfouillait dans un cartable posé sur le bureau.
L’attitude de Victor traduisait une certaine méfiance mais à son grand étonnement, le proviseur lui indiqua un fauteuil.
- Asseyez-vous s’il vous plaît.
- Merci, Monsieur.
- Vous n’êtes pas sans savoir que vous vous trouvez dans une situation très inconfortable ?
- Excusez-moi Monsieur, mais je ne vois pas de quoi vous parlez.
- D’accord. Je vais être plus explicite. Je vous parle des cas de grossesses enregistrés dans l’établissement cette année.
- Je ne vois pas en quoi je suis concerné.
- Votre nom a été cité parmi les auteurs de ces grossesses.
Un silence embarrassant s’installa dans la pièce. Ce fut le proviseur qui le rompit.
- Qu’avez-vous à dire Victor ?
- Je ne vois pas comment cela se peut.
- Je peux vous faire un dessin si vous le voulez, ironisa le proviseur.
A nouveau, Victor se réfugia dans le silence. Le proviseur poursuivit :
- N’oubliez pas que vous êtes dans cet établissement grâce à une bourse d’étude. Tout comportement déviant de votre part y mettrait automatiquement fin.
- Puisque je vous dis que je n’ai rien à y voir.
Monsieur Constant ; c’était le nom du proviseur, prit une grande inspiration et se vautra dans son fauteuil.
- Les moyens existent de nos jours pour prouver si vous êtes l’auteur d’une grossesse. Je ne vous apprends rien.
- Je suis prêt à faire des examens répondit Victor.
Le proviseur se redressa. Il tira d’un tiroir une feuille de papier ainsi que quelques photos qu’il aligna sur le bureau.
- Reconnaissez-vous ça ?
Le collégien dut se rapprocher du bureau pour prendre connaissance de ce qui y était posé. Pour lui, ce fut le bouleversement total. A contrecœur, il dut répondre par l’affirmative.
- Oui Monsieur mais....
Il voulait poursuivre, mais le proviseur lui coupa la parole.
- Sachez que nous avons reçu des plaintes de plusieurs parents d’élèves. Par ailleurs, nous tenons à conserver la bonne réputation de cet établissement. Vous comprenez donc que nous ne pouvons accepter en son sein des apprenants aux mœurs douteuses. Nous prohibons la pornographie sous toutes ses formes dans ce collège.
Victor n’attendit pas que le proviseur aille au bout de ses réflexions.
- Ce n’est pas moi qui ai introduit ces documents dans le collège.
- Mais vous venez à peine de m’affirmer le contraire.
Victor avait reconnu le poème qu’il avait écrit à Juliette. Qu’est-ce que cela pouvait bien faire là ?
- Je reconnais être l’auteur de ce poème.
- Poème que vous avez écrit pour Juliette, votre camarade de classe. N’est-ce pas ?
Le jeune lycéen acquiesça par un signe de la tête.
- Toutes ces photographies pornographiques ne vous appartiennent donc pas ?
- Non Monsieur. Je vous l’assure.
- Vous n’avez pas non plus eu des comportements pouvant faire de vous l’auteur d’une grossesse ?
- Non.
- Je dois vous dire que les parents de Juliette ont eu vent des évènements. Par ailleurs, deux de ses plus proches amies se retrouvent parmi les filles enceintes. Vous avez été exemplaire depuis trois ans mais aujourd’hui tout le monde vous croit mêlé à cette histoire. En ce qui me concerne je vous accorde le bénéfice du doute. Quant aux parents de Juliette, ils ont déjà pris toutes les dispositions pour son transfert dans un autre collège hors du pays.
Ainsi, Juliette quittait le pays. Victor se retrouvait seul. Il perçut finalement le sens des paroles de Juliette. Seul le présent nous appartient véritablement. Il aurait voulu se rattraper mais Il n’a jamais été question de changer le passé. Cependant, il était encore temps de changer le futur. Il venait de finir son premier recueil de poèmes. On pouvait lire en grand caractère sur la première page : « écrire c’est aimer ».