Écoulement immuable

Toute histoire commence un jour, quelque part, sur les collines verdoyantes, le chemin serpente, la maison est debout, le deuxième étage condamné n’a jamais été achevé. Quand l’orage se déchaine, ses murs tremblent, la maison vacille alors mais résiste, immuable. C’est là qu’aime vivre Đukan, dans ce lieu paisible et familier qui l’a vu naître. Après l’orage, le réservoir attenant à la maison déborde mais l’eau ne coule pas à l’intérieur. Toilette en plein air à la rosée du matin. Đukan prépare le café. Le rouge de l’ajvar se mélange au jaune de l’œuf et de la croute du pain frais. Le vert clair de l’herbe, foncé des arbres, est tacheté de gouttelettes.
La colline s’élève pour retomber abrupte, en contrebas dans la rivière qui s’étire. Promenade matinale, Đukan collecte des baies de saison, les buissons touffus en sont remplis, il suffit de courber légèrement l’échine. Deux sceaux plein à ras bord, il descend vers la ville déjà éveillée. Les rues sont grouillantes, les cafés bruyants, un échiquier tracé à même le sol anime des joueurs, fins stratèges qui déplacent en marchant rois, dames, cavaliers, tours et fous. La tête d’un des cavaliers ne tient plus qu’à un morceau de plastique, résultat d’une bataille livrée et perdue contre l’usure du temps. De nombreux curieux observent, élaborant en silence des stratégies qui demeureront vaines.
Les sceaux sont posés à même le sol, les fruits s’écoulent en un quart de temps, emportés par des mains familières à Đukan. On échange rapidement quelques nouvelles : qui est rentré pour les vacances estivales, qui s’est marié, où peut-on trouver une voiture d’occasion en bon état.
«C’est mon anniversaire » dit l’un des acheteurs.
« Oh félicitations, joyeux anniversaire, tu as été jeune et beau, maintenant tu es seulement beau. »
Éclats de rire francs.
Đukan en a terminé, s’éloignant du centre bouillonnant, il gagne l’une des berges paisibles du cours d’eau. Délassement. Chaque jour campé sur son dajak, embarcation de bois peu incurvée et dépourvue de moteur, il pratique le lit de la rivière. Celle-ci rocheuse et aux eaux peu profondes, est parée pour réduire à néant les embarcations ordinaires motorisées n’acceptant en elle que les coques allongées et presque aplaties des dajaks taillées spécialement pour la satisfaire. Quand l’asphalte ne permettait pas encore le transport des marchandises, les habitants commerçaient sur l’eau. Les dajaks étaient amarrés au port et descendaient le long des rapides tortueux apportant ce qui manquait et convoyant ce qui était abondant vers les marchés en contrebas.
Aujourd’hui les dajaks voguent pour le plaisir, se mouvant à la seule force des bras qui manient la perche de bois. Đukan connaît intimement la rivière, où appuyer pour aller de l’avant, quel mauvais courant éviter pour ne pas être pris dans un tourbillon qui ferait chavirer l’embarcation filiforme. Après l’effort de la remontée à contre courant, vient le temps de la descente portée par les flots réguliers. La nature défile, repos des muscles saillants encore échaudés. Le jour tombe.
Hélé sur la berge par une voie familière, Đukan amarre l’embarcation. Célébration de l’anniversaire à coups de grillades, la viande des ćevapis a ici une forme unique à trois doigts. Elle est dégustée dans des pitas garnies d’ail et d’ajvar. On trinque entre hommes à la bière, nectar blond et rafraichissant.
« Comment ça se passe ?»
« Une petite promenade en dajak, une dizaine de kilomètres jusqu’au canyon, l’eau est trop basse par endroit, il faut contourner. »
« Qu’est ce que tu veux, il ne pleut pas suffisamment, le tonnerre s’entend, quelques gouttes et c’est déjà la fin. »
Au bord de la rivière, longue soirée à discourir du cours des choses au son de l’écoulement immuable.

Sans crier gare, l’hiver est là. Les collines sont maintenant enneigées, le chemin a disparu sous l’harmonie blanche. Début d’une nouvelle année, Đukan descend à la ville, aujourd’hui le saint patron de sa famille est honoré, c’est la slava, célébration.
La table du salon a été rallongée pour l’occasion. La famille est réunie, la cousine a fait le voyage depuis l’étranger, la sœur n’est pas venue. Les autres sont rentrés depuis longtemps, ou ne sont jamais partis, ancrage territorial, absence d’opportunités ailleurs. Chaque invité est accueilli par Đukan et ses parents souriants. Trois bises claquent, la trinité est respectée. Invitation à s’assoir après avoir absorbé une cuillérée de blé et une miche de pain, signe de croix de droite à gauche. Place à quelques verres de rakija avalés cul sec sans autre cérémonial. La table est déjà bien garnie : paprika, fromage, viande froide, mais le repas s’ouvre sur une soupe claire à base de pates fines, poulet ramolli et carottes, suivie de sarmas chauds et épicés. La mère de Đukan s’affaire en cuisine, nourriture et boissons sont servies en continue par les hôtes qui ne s’assoient pas un seul instant. Les verres se vident au grès des discussions.
« Notre fille vient d’accoucher après son mariage l’année dernière. »
Les photos en robe blanche de la sœur absente trônent à une place de choix sur le buffet, l’album circule suivi des clichés de la première naissance. La vie.
Bientôt les amoncellements de gâteaux arrivent, voisinant avec les plats de viande froide et les paprikas. Les invités défilent, famille, voisins, amis. Đukan est sincèrement heureux de les accueillir.
La célébration se poursuit, les vieux parents partent peu à peu, tandis que les amis continuent d’entrer. La soupe est resservie, les sarmas réchauffés reviennent sur la table. Đukan fait résonner son accordéon, les voix s’élèvent en cœur, chants traditionnels : le jeune homme revient au pays, s’amourache et se marie. La jeune fille est belle, rêveuse et amoureuse. Silence.
Les discussions reprennent : quel est le meilleur prix pour un tambouratchik, petit orchestre qui anime les mariages ? Il y en a justement un bon marché que l’on recommande chaleureusement à la future mariée.
Une connaissance est décédée, elle est déjà enterrée.
A quelle occupation s’employer pendant l’hiver, n’aurait-on pas besoin de bras ici ou là ? Combien de temps passe t’on à attendre au poste frontière lorsque l’on souhaite sortir du pays ? Les avis divergent.
Les derniers invités partent en pointillés. Đukan replie la table avec son père, tandis que sa mère emballe les restes qui seront servis les jours suivant et distribués à des amis et connaissances n’ayant pu venir. Rien n’est jeté.
Đukan retourne bientôt chez lui sur les collines. La maison n’est chauffée que par quelques flammes, incandescences éparses suffisantes à qui sait s’en contenter. Les ampoules ne s’éclairent plus, conséquence de la neige qui a eu raison des Hommes et de leurs câbles d’acier. La lampe frontale évite de se coucher avec le jour. Lecture au coin du feu.

Le lendemain, Đukan descend chercher le camion qu’il conduit pour livrer la nourriture aux écoles de la ville. Raclage du par brise et des vitres gelées, le moteur est froid, l’embrayage peine, s’essouffle à plusieurs reprises avant de s’accrocher. Sillons sur l’asphalte blanc.
Le ciel est bas mais la journée est belle et claire. Le camion rendu une fois la livraison terminée, Đukan fait un crochet par l’hôpital psychiatrique. Hier son oncle y a été emmené après une crise d’apoplexie survenue lors d’une beuverie, sans lien avec la slava de la veille où il ne s’est d’ailleurs pas rendu. Les blocs qui composent l’hôpital font face à la rivière. La glace n’a pas encore emprisonné son écoulement paisible. Une grille fripée et branlante signale l’entrée soumise à autorisation. Đukan se présente, il en ressort quelques instants plus tard, suivi par un homme muet et hagard. Son neveu lui arrange les cheveux en le raccompagnant chez lui.
Le temps fuit, thé noir bu avec l’ami, photographe à ses heures.
« Mes photos sont justement exposées à la maison de la culture de la ville. Đukan, tu es sur une photo en noir et blanc, je l’ai prise l’hiver dernier sur les collines, tu t’en souviens ?»
« Oui, allons voir. »
La pièce est déserte, les deux garçons allument eux-mêmes les lumières. Deux photos de l’ami trônent au milieu de clichés pris aux quatre coins du monde par des photographes internationaux. Reconnaissance pour l’ami.
Certaines de ses photos ont servi à la confection de cartes postales vendues sur la place principale qui est en ce jour d’hiver, animée. Les nombreux passants vaquent, quelques étales du marché sont garnis de courges, choux, pommes de terre et autres condiments hivernaux.
Đukan occupe les dernières heures du jour en jouant des aires d’accordéon dans la rue, sa belle voix résonne faisant tomber les pièces de monnaie dans l’étui. Economies précieuses qui permettront peut-être à Đukan d’explorer le vaste monde qui l’entoure et le fascine. L’hiver dernier il s’était consacré des heures durant à l’apprentissage d’une autre langue que la sienne, empli du désir d’échanger avec les hommes vivant au-delà des frontières du pays et de la région qui lui étaient familières. Vaste et riche humanité qui semblait lui tendre les bras et qu’il n’aspirait qu’à découvrir.
En attendant de partir pour mieux revenir, la vie s’écoulait au jour le jour, paisible, agrémentée des bonheurs et des malheurs qui façonnent l’existence d’un homme.