Des cafards et des hommes

« Ah Dieu ! que la guerre est jolie... » Guillaume Apollinaire

Toute histoire commence un jour, quelque part. Et puisque rien n'est éternel, elle s'achève un jour ou une nuit à un endroit donné. Moi c’est ici que mon histoire prend son point final. Je mourrai donc sans voir la troisième guerre mondiale...
Dès que j’ai reçu le coup en plein dans le dos, j’ai su que j’allais périr. Et comme j’avais encore un peu de force, je suis venu à vous, chers congénères cafards, dans ces chiottes qui m’ont vu naitre et où tout a commencé. Pour la sacrée ordure que je suis, cette nuit est la nuit sacrée.

Je sais que vous ne me portez pas trop dans vos cœurs à cause de mes idées soi-disant anti humains. Maman est morte hier et c’est mon tour aujourd’hui. Ça tombe bien : là-haut dans le ciel, j’aimerais que quelqu’un m’attende quelque part. Je ne sais pas moi, quartier des insectes, boulevard des cafards...
Mon agonie est une sorte de confession. Vous m’avez toujours rejeté parce que je voulais voir la troisième guerre mondiale ! Vous m’en vouliez parce que je priais jour et nuit pour que quelque part dans le monde explose une bombe atomique.
Je sais maintenant que je ne verrai rien de tout ça.
De ma vie, qu’ai-je donc fait ? Je me suis rapproché des hommes. J’ai appris beaucoup sur eux. Et c’est sans doute cette culture générale qui a fait de moi le cafard va-t-en-guerre que je suis devenu. Du temps où je me suis fait cafard de bibliothèque, j’ai lu dans un livre que « science sans conscience n’est que ruine de l’âme ». C’est très profond... Certes, je ne sais plus qui a dit ça. Mais il n’a pas tort.
Pardonnez-moi, mes frères, car j’ai péché.


J’ai toujours eu un faible pour les humains. Ils ont beaucoup évolué. Ils ont activement transformé la terre mère, certes plus négativement que positivement. Mais au moins, ils ne subissent pas toujours la nature contrairement à nous autres, premières créatures de la terre, qui gardons notre science secrète et inexploitée.
Vous vous souvenez de "La nuit de décembre" ? Cette nuit-là, un humain est venu déféquer ici et il s’est servi d’un bout du journal "Le Monde". Moi je trouve que c’est insultant. Un papier imprimé doit être respecté. À son départ, je suis entré dans la boite dans laquelle ils mettent les papiers après usage – ils les brulent chaque semaine- et j’ai lu les inscriptions sur le journal.
C’est ainsi que j’ai appris qu’en cas d’explosion de bombe atomique, les cafards survivraient !
Oui, oui ! C’est vrai. C’est la science humaine qui le dit. Et cette science, pour le meilleur et pour le pire, ne se trompe pas souvent. Les humains ont des théorèmes et des propriétés assez avancés et ces lois marchent souvent, surtout quand il s’agit de donner de la mort aux autres.
Je suis conscient que les humains nous abhorrent. Je les côtoie. Dans leurs magazines et sur leurs télévisions, il y a toujours des publicités comme « Comment se débarrasser des cafards en deux semaines », «  Dix étapes pour en finir avec les cafards », «  méthode efficace pour exterminer les cafards ; satisfait ou remboursé ».
Ainsi, tels des colocataires indésirés, n'avons-nous pas droit aux faveurs du servile chien, de l'hypocrite chat, ou de la sournoise souris.
Cette "cafarphobie" m’a toujours blessé. Cafard, aux yeux des humains, désigne l’horreur.
Ils oublient que dans l’histoire, les cafards ont sauvé des vies humaines. (Si on le leur rappelle, ils diront que tout ce qui n’est pas écrit relève de la légende.) Ils oublient que dans le présent, des cafards sont étudiés en laboratoire et contribuent ainsi, parfois au sacrifice de leurs vies, à l’amélioration du bien-être humain. Ils oublient que dans le futur...

Les humains oublient toute l’histoire de la cohabitation des cafards et des hommes.
Ils sont comme ça en général. Ils tirent le drap glorieux de l’Histoire de leur côté et jettent un voile noir sur le passé qui ne les arrange pas.

Sommes-nous si répugnants que ça ? Déjà le mot cafard, je n’aime pas. Très péjoratif. Dans cafard, il y a déjà l’idée de «  qui peut être écrasé ». Je déteste de la même haine le mot "cancrelat". Cancrelat. Je ne connais pas son étymologie , mais ça sent à plein nez la paresse, l’oisiveté. Cancrelats. Cancres et las ? Cancres hélas ? J’en perds mon français, chers parents et amis.
En revanche, je préfère "blatte". Qu’en dites-vous ? Je trouve que c’est plus mignon. Oui, je suis une blatte et fière de l’être.



J’ai le cafard. Ma tête devient un vrai capharnaüm.
Quel serait le plus grand regret de ma vie ? Ne pas voir la troisième guerre mondiale.
Les films des deux premières sont en blanc noir. On ne voit pas bien l’horreur. Toute celle belle horreur du cœur humain. Je pensais qu’il est temps que la troisième arrive. Ce sont ces mêmes humains qui disent : «  jamais deux sans trois ». Alors pourquoi pas cette foutue guerre pour qu’on passe à autre chose hein ? Pourquoi certains cafards la verraient et pas moi, hein ?
Avant, les guerres étaient courageuses. On se battait de royaume contre royaume.
On se battait pour un oui ou un non, pour les fesses d’une femme ou pour les biceps d'un homme, pour une idée, une vision. Plusieurs décennies se sont écoulées depuis la deuxième Bêtise de l’humanité. Et depuis, plus rien. Rien que des fausses guerres, des guerres sournoises et hypocrites pour voler le pétrole, le diamant et l’or des pauvres. Et ils trouvent toujours des mots pour parler de l’innocence des bourreaux.

Il fallait que je voie une guerre mondiale en notre temps. L’espérance de vie d’un cafard n'est que d'une vingtaine de mois, pour les plus chanceux. Je savais donc que mes chances étaient limitées. C’est pourquoi, je priais, jeûnais pour que survienne la troisième grande bêtise de l’humanité, qu’on appellerait «  Troisième Guerre mondiale » juste pour la beauté de l’Histoire. Histoire avec grand H.
Et surtout, je voulais voir des bombes atomiques propager de la stupeur et des tremblements, il y aurait de la sueur, des larmes et du sang.
Pas ici, rassurez-vous ! Mais dans les pays qui produisent de ces machines à tuer.
Après explosion, je me renseignerais dans la presse scientifique sur le sort des cafards.
Je trouvais que les hommes de ce temps sont des lâches. Pourquoi faire des bombes si l’on ne veut pas s’en servir hein ? Les bombes atomiques sont-elles là pour les décorations de Noël ?
Il fallait à mon avis que les citoyens de pays producteurs de bombes atomiques sortent dans la rue, fassent des manifestations géantes pour réclamer des largages de bombes atomiques.
Ce n’est pas que je voulais spécialement voir l’extinction de l’espèce humaine. Je voulais juste savoir comment s’en sortiraient les cafards des régions touchées.
J’imaginais ces cafards sortir des caves et reprendre la chanson de Renaud :
« Toujours vivant, rassurez-vous
Toujours la banane, toujours debout
Il est pas né ou mal barré
Le couillon qui voudra m'enterrer ».

Au fond, je ne suis pas un mauvais cafard. Je ne suis pas pour la violence. Je suis pour la science et pour les expériences. Et puis quoi ? Qu’est-ce que ça peut faire aux humains, quelques dizaines de millions de morts hein ? Ils survivent à tout !
Ils ont survécu même à ce fléau dont j’oublie le nom. Je me rappelle juste que c’était un mal qui répandait la terreur. « Un mal que le Ciel en sa fureur, inventa pour punir les crimes de la terre  »...
Vous me regardez, vous vous dites que je n’ai pas changé. Vous pensez que je suis resté le même cafard fou qui fantasme sur la troisième guerre mondiale. Eh bien, vous avez tort. Je ne suis plus pour la guerre.


Vous savez quel jour on est aujourd’hui dans le monde des humains ? Le 11 novembre 2018. Savez-vous ce qui a été fait aujourd’hui ? Non ?
Voilà la différence entre vous et moi. Vous prétendez ne pas vouloir la mort de l’Homme, mais vous n’apprenez rien sur lui. Quand on aime quelqu’un, on l’étudie. On sait alors comment se comporter pour lui faire plaisir.
Aujourd’hui est le centenaire de l’Armistice de la Première Guerre mondiale.
Mes antennes captaient des sujets divers sur l’actualité du monde. Les sujets étaient ordinaires ; ‘’ attentat au dromadaire piégé en Somalie’’, ‘’ coupure de la langue d’un journaliste en Arabie Saoudite’’, ‘’ inondation au Vietnam ’’ etc.

Mais l’actualité principale du jour m’intéressait beaucoup plus.
Je suis donc allé dans le salon de Tonton Gabon, où je vais souvent regarder la télévision quand j’ai besoin de voir pour croire.
Je ne fus pas déçu. Parfois, il passe ses journées à se tourner les pouces devant des téléréalités sans intérêt, alors que l’actualité est brulante ! Non, mais allo quoi !
Par chance, il avait allumé TV5 Monde et on pouvait suivre la cérémonie de la commémoration de l’armistice.
Au début, je rigolais en moi. Tous ces pays vendeurs d’armes qui voulaient chanter la paix. Il n’y a pas que dans les romans épais qu’on parle de guerre et paix, me suis-je dit.
Je pensai aussi que si ces cérémonies se répétaient, les cœurs des grandes puissances s’attendriraient et qu’ils ne feraient pas usage de leur arsenal nucléaire. J’avoue que sur le moment, cette pensée me rendit triste.
Alors que je décidai de revenir ici dans ces chiottes, j’ai entendu une voix. Une voix de femme. Quel est son nom ? Quelle est sa nationalité ? Je ne sais plus. Je retiens qu’elle est une diva internationale. Sa voix fut angélique, pénétrante, émouvante. Elle a chanté, en une chanson douce, pour la paix.
Chers parents et amis, vous savez qu’il n’y a pas que chez les humains que la musique adoucit les mœurs.
J’ai vu les grands du monde conquis, le temps d’une seconde, émus. Cela n’a duré que trois minutes. J’ai fermé les yeux, en criant ‘’ encore !encore !encore’’.
C’est en ce moment où ma vigilance a faibli que j’ai reçu ce puissant coup de chaussure dans le dos. C’était l’œuvre de Tonton Gabon. J’ai perdu connaissance un laps de temps. Je commençais à recouvrir l’usage de mes pattes endolories quand Tonton Gabon, à l’aide d’un balai, m’a envoyé rouler dehors comme une merde. J’ai pu me traîner jusqu’à vous.


Les dés sont jetés. Je sens mon souffle qui s’en va. Quand, je mourrai, je ne demande qu’une chose, que vous me poussiez dans la fosse d’aisance. J’ai été une merde et je mérite d’être dans la merde. Même dans la mort.