Changement de vie

Toute histoire commence un jour, quelque part.  La mienne ou du moins cette bride de ma vie a débuté, je crois, quelque part  entre le désarroi et le désenchantement de mon père.  Le jour ? Je me souviens tout simplement qu’il était sombre comme tous ceux qui le précédèrent. Pourtant je mangeais à ma faim, m’habillais peut-être sans recherche mais décemment, avais une copine et réussissais à l’université. Entre privations et rêveries, j’incarnais cet élément de la classe moyenne appelé à mener une vie sans histoire dans un de ces quartiers huppés d’Haïti, destiné à devenir ce fonctionnaire sclérosé regardant sans voir la corruption – avec un peu de chance et en continuant à regarder sans voir, je serais ,dans ma cinquantaine et même avant, nommé directeur général ou ministre - . Mieux encore, j’aurais probablement été cet intellectuel hyper instruit exhibant ma connaissance comme une fleur et je me serais installé en Amérique du nord, pris entre nostalgie et indignation intermittente pour mon pays jusqu’à en simuler l’indifférence. J’étais un réactionnaire, un relativiste. (Ah...que de beaux mots !) J’étais tout simplement un complice... Mais il a fallu que je voie mon père ce soir-là, que je l’écoute.

 C’était un lundi ou peut-être un mercredi ! Peu importe. Je me rappelle tout simplement que j’étais rentré plus tôt ce jour-là. Je me souviens avoir remarqué une Porsche bleue, une Volkswagen noire et une Prado verte à l’entrée de ma maison. Les marques restèrent gravées dans ma tête parce qu’elles reflètent la réussite. Mon cœur s’ouvrit ! Ces associés étaient-ils enfin différents ? Un mois plus tôt, mon père se plaignait d’avoir l’impression de travailler pour rien. Le homard [ils exportaient le homard au Canada] était correct, tout semblait aller sur des roulettes sauf que les dividendes prenaient du temps à être partagées. Le visage placide de ma mère donnait l’impression d’un déjà-vu. Ses entrailles s’attendaient au pire. Elle y était d’ailleurs habituée. À chaque fois que mon père venait, excité, nous parler de nouvelles débouchées, ma mère et moi échangions un regard empreint de ce message : ça ne durera pas plus que deux ans. Nous avions de toutes nos forces souhaité avoir tort. C’en était même la requête de nos prières. Aussi, à chaque fois que papa revenait se terrer dans le salon à majorer et minorer, des semaines entières, ses calculs, se morfondre et s’égarer dans des cents pas ; ma mère et moi n’osions nous regarder car, dans notre famille, avoir raison peut souvent faire extrêmement mal.

« Enfin, me disais-je, ils sont probablement là pour le partage des dividendes ! » J’avançais lentement. Plus je m’approchais, je percevais comme un tohubohu  avant que je n’entende la voix de mon père s’élever en phrases découpées : « Je ne suis pas votre jouet ! J’ai, moi aussi, été sur les bancs de l’école. Je ne suis pas aussi riche que vous mais je ne suis pas un idiot ! Sortez de ma maison...sinon je vous y chasserai moi-même ! Gardez l’argent ! Ga..arr..dez tout ! Vous n’avez que ça ! Vous n’aurez que ça ! » Je restai immobile et je remarquai, quelques secondes plus tard qui me parurent une éternité, trois hommes sortir.

J’hésitai entre les saluer ou baisser la tête. Mais à bien y penser, je n’avais pas à baisser les yeux. Mon père venait de les chasser, il devait être dans son droit. Surtout qu’en 24 ans, c’est pratiquement la première fois que je l’entendais à ce point élever la voix. Il a toujours été un homme doux, posé. Alors je décidai de les regarder  pour les forcer à détourner leur regard. Mais ces hommes empestant l’argent ne savent pas baisser les yeux. Nos regards se croisèrent. Leurs regards étaient hautains, le mien fier. Derrière leur calme, je vis une pointe de déconcentration. Même dans leurs pires cauchemars, ils n’auraient jamais imaginé un petit bonhomme de la classe moyenne les chasser de sa maison ni son fils supporter fièrement leurs regards.

Je rentrai dans la maison. Je vis mon père le souffle haletant, les mains au visage. Il essayait de se calmer. Je n’osai l’aborder. Nous étions pourtant proches. Déjà à douze ans, il venait me demander conseil sur ses affaires. Je me sentais honoré. C’est mon modèle. Silencieux, il m’écoutait critiquer sévèrement ses plans et il me répondait sagement : «  Tu as peut-être raison sur ce point mais... » J’apprenais beaucoup de la mer et de ses opportunités jusqu’à me voir le remplacer. J’apprenais aussi beaucoup de l’administration. Je ne sais pas si, lui, apprenait de moi. Je me demandais en quoi mon avis lui était utile. Il comprit sûrement mes questionnements. En guise de réponse, il me laissa un livre, L’idiot de Dostoïevski. La réponse me parut, par la suite, claire : on n’apprend rien aux enfants mais plutôt l’inverse. Un homme qui venait chercher les conseils de son enfant de douze ans n’est pas le genre à mettre dehors ses associés pour un oui ou un non. Ça devait être grave...

Je me dirigeai sans bruit dans ma chambre. Je m’obligeai au sommeil. Il a fallu que j’attende les quatre heures de l’après-midi pour entendre cogner à ma porte. En sursaut, j’ouvris et ma mère entra :

- Étais-tu à la maison lorsque lors de la rencontre de ce matin ?

- Non...ils partaient quand je rentrais.

- As-tu parlé à ton père ?

- Non – des secondes de silence – je n’ai pas eu le courage de lui parler.

- Ah...mon fils ! Je me demande si ce n’est pas une malédiction ! Ils étaient venus lui annoncer que près de cent mille dollars avaient été mal dépensés ! Imagine qui dépensait ? Ton père ! C’est lui l’administrateur. Ouuuu...je ne sais plus quoi penser ! Tu penses qu’il aurait une autre famille ? Des femmes et des enfants ? Je n’en peux plus ! Voilà déjà douze ans que ça dure...

Elle comprit mon trouble. Elle se tu. Elle savait combien j’apprécie papa. Elle aussi, je l’adore. Depuis douze ans, elle était père, mère et caution de papa. Ces questionnements n’étaient que le ras-le-bol de ses frustrations. C’était tout simplement de la révolte.

Je sortis, décidé, pour aller lui ses dire ses quatre vérités en face. Comment pouvait-il gaspiller cent mille dollars ? J’arrivai au salon et je le remarquai dans la même position à fixer le plafond. J’ai vu et entendu son désarroi. Je regardais un homme désenchanté. Un homme se refusant même à penser. Un homme réduit à rien.  Je ressentis quelque chose en moi comme un pincement de mes entrailles. Voir son modèle et son père affalé sur un canapé se refusant à penser et peut-être trop courageusement lâche pour s’ôter la vie vous change à jamais. Je ravalai ma salive et ma colère. Je tournai mes talons mais une force me retint. Je l’ai vu, à maintes reprises, abattu. Mais  à chaque fois, il reprenait sa calculatrice, pensait et se relevait. Ce soir, il était cadavérique. Je ne pouvais pas regarder sans voir sinon j’aurais mieux fait de le tuer. Je tournai sur moi et lançai : « Je ne crois pas que tu sois capable de voler cent mille dollars de ta propre entreprise ! »  Comme revenant à lui, il marmotta :

- Ce n’est pas important.

- ...

- Eux l’ont fait. Mais je n’ai pas les moyens de le prouver, de me payer un avocat. En plus, ce chapeau me va, hein ! Mes échecs sont récurrents. Le seul en manque de cent mille dollars, c’est moi. Je n’ai donc ni honneur ni argent.

- Tu t’es investi corps et âme pour cette entreprise. Tu n’as rien reçu en contrepartie. Je crois que tu es honorable.

- Nous sommes ce qu’on dit de nous.

- Non ! On est ce qu’on pense.

- Je ne pense pas être un voleur. On le dit pourtant. Demain, on ne retiendra pas ce je pense mais ce qu’on racontera.

- Mais pourquoi t’obstiner dans une voie qui ne te réussit pas ?

- Parce que je n’aime et je n’ai que ça. Je ne crois pas que cela ne me réussisse pas. Je pense tout simplement être né plus royaliste que le roi.

- Comment cela ?

- J’ai été malhonnête envers moi-même et les miens en jouant les honnêtes. Notre soi-disant créateur ne peut lui-même se targuer d’être un honnête.

- Papa !

- Quoi ? Je blasphème ? Alors qu’il me damne !

Je me levai brusquement et retournai dans ma chambre. Ma mère n’y était plus ; elle dormait sûrement. Je jetai un regard circulaire dans la pièce. Je remarquai mes échappatoires : corde à sauter, ordinateur portable et mon téléphone. Mon cerveau en feu exigeait une solution rapide. Je me mis aux cents pas.  Mon père avait peut-être raison ! Les honnêtes gens ont toujours été exploités. Le pire, ils sont le plus souvent complices de leur sort.

Les meilleurs complices, comme ceux venus accuser mon père de vol sous son toit, deviennent les plus performants rarement pour leurs aptitudes innées ou leur travail. Non. Ils sont juste capables de présence d’esprit, de perfidie. En retour, ils nous pompent, pour nous rabaisser, nous les valeureux, un style de vie auquel nos valeurs [idiotie] nous empêcheront d’accéder. Résultat ? Nous devenons des frustrés. Ah...la solution rapide ! Être capable de perfidie. Elle était simple mais il m’a fallu toute une gymnastique intellectuelle pour y arriver. La perfidie ne combat pas la perfidie, soit. Les valeurs ne la combattent pas non plus. Pourquoi ? Elles sont les bras d’un même corps. Je l’ai peut-être toujours su mais ce soir, je l’admets ouvertement. Oui, je serai toujours complice mais un  complice pragmatique. Je pourrai dorénavant anticiper les coups bas. Surtout j’en porterai peut-être sans remords.

Mon père l’avait compris mais il n’oserait pas s’engager sur cette voie. Moi oui. Je possède encore la témérité juvénile : tout ou rien. Le problème demeurait cependant entier : se sortir définitivement de ce cercle vicieux. En allant à la banque ? Non. Les nouveaux perfides n’empruntent pas de la banque. De toute façon, dans mon pays, pour une classe de gens, le prêt et ses intérêts n’appauvrissent que davantage. L’ascenseur social étant en panne, les perfides peuvent alors nous cracher au visage. Je me souvins alors de cette vielle connaissance, mon ainé de sept ans que j’ai connu au lycée, connaissant tout le monde. Il me parlait, un mois de cela, d’un Dominicain affable qui serait peut-être prêt à me financer, à financer mon père. À sa proposition, j’avais répondu non catégoriquement.  Non par pure honnêteté mais par peur. Dans un monde perfide, les valeurs paralysent.

Les perfides n’y vont pas par quatre chemins. Je pris mon téléphone, cherchai son numéro et lui envoyai ce message : «  Allo. Ça va ? Tu te rappelles de ta proposition ? Je marche. » Je pressai sans hésiter sur envoyé. Après seulement quelques secondes, il me répondit : « Ah...on se rendra alors à Saint-Domingue le plus tôt que possible. » Cela me parut pas trop facile. Je ne me méfiai point car la facilité n’a jamais été un problème pour les perfides. Ce soir, je ne me contentais plus d’un vulgaire poste de directeur général ou de ministre. Mes yeux s’étant véritablement ouverts, je me transformais en beaucoup plus : un faiseur de rêves. Je me préparais à une vie riche en rebondissements. J’étais un homme changé.  Après, on verra.... Pour l’instant, je change de vie. Je ne me contente plus de survivre.