Averse et contre tout

Au bout du compte, je ne conte que ce qui compte. Car je compte, par mes contes, contenter cent contrées et continents, sans contrer ceux qui contesteraient.

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C’était le grand jour.

Lola l’avait compris ce matin, quand elle s’était levée en même temps que le soleil. Elle avait été convoquée avec ses sœurs dès l’aube. « Les filles, leur avait-on annoncé, c’est le moment. De gros nuages, une absence quasi-totale de vent : vous allez pouvoir vous lancer. »

Lola appréhendait beaucoup ce moment. Toute sa vie, elle s’était entraînée pour cet instant. Elle se souvenait de ses parents, qui lui avaient raconté leur « chute ». « Tu verras, lui avaient-ils dit, il n’y a rien de plus formidable que cet instant où tout est en suspens. C’est à ce moment-là que tu appréhendes enfin la vaste beauté du monde et qu’à ton tour, tu contribues à son éclat. Souviens-toi de ce que disait mamie : les petites gouttes d’eau font les grandes rivières. »

Lola voulait découvrir cet instant grisant, où le temps serait enfin son allié. Mais elle avait peur de tomber. « La chute est inéluctable », lui avait-on souvent répété. Mais Lola ne voulait pas. Elle savait qu’elle ne se relèverait pas. Ses sœurs l’encourageaient : « Lola, voyons, tu n’y peux rien. Nous, nous sommes faites pour tomber, pas pour nous relever. Ne laisse pas cette peur absurde couler tes rêves et lance-toi avec nous. » Alors, elle se jeta à l’eau.

A peine s’était-elle lancée qu’elle se sentit irrésistiblement attirée vers le bas. Un vent de panique commença à la submerger, mais la vision de ses sœurs à ses côtés le liquida. Elle devint confiante : elle accomplissait enfin ce pour quoi elle avait été faite. Pendant ce grand plongeon, elle ne pensa plus à ses attentes ni à ses appréhensions. En fait, elle ne pensa plus à rien. Elle regarda le monde qui l’entourait, elle admira ses surfaces miroitantes et ses recoins verdoyants. Chaque seconde la rapprochait de cette terre qu’elle pourrait bientôt submerger. Mais elle ne se hâta pas. Elle savait que cette chute serait la dernière. Elle essaya plusieurs fois de remonter d’où elle venait, de retourner chez ses parents, de lutter contre cette descente infernale. Rien à faire. Elle était condamnée à tomber encore et encore. « Comme disait mamie : après la pluie, le beau temps. Les choses finiront par s’arranger » pensa-t-elle vaillamment. Mais le mauvais temps semblait persister.

Elle regarda à nouveau autour d’elle. Ses sœurs avaient disparu. Elles s’étaient sûrement éparpillées aux quatre coins du monde. Même si elles avaient tendance à se laisser ballotter au gré des éléments, elles pouvaient tout de même choisir à peu près l’endroit où les mènerait leur saut dans l’inconnu. Chacune de ses sœurs avait des rêves précis. L’une rêvait de solitude, d’un désert aride. Une autre, d’un endroit fertile où elle pourrait se rendre utile. Une autre encore désirait rejoindre une partie de la famille qui avait déjà fait le grand saut, près d’un lac ou d’une rivière. Mais Lola ne s’était jamais vraiment décidée. La seule chose qui l’importait, c’était de pouvoir lutter contre sa destinée, contre les éléments, contre les forces du ciel, contre cette chute inéluctable. Quel que soit l’endroit où elle tomberait, elle essaierait de s’en extraire, de se relever. Prise dans ces pensées à contre-courant, elle mit du temps à s’apercevoir qu’elle s’approchait inexorablement de la ligne d’arrivée. Sa lancée arrivait à son terme.

A l’approche de cette arrivée, elle se rendit compte que ce n’était pas la chute qui lui faisait si peur. Au final, la chute avait été intéressante, presque agréable. Non, ce qui la terrifiait c’était la fin de la course, l’arrêt brutal de cette chute. Elle s’était tellement focalisée sur le pendant et l’après de cette chute, qu’elle n’avait pas pensé à l’intermède atemporel entre ces deux réalités. Elle avait peur de tomber, elle bouillait de se relever : mais que penser du moment où elle serait à terre ? Le temps avait cessé de se diluer. Désormais, il s’écoulait rapidement, trop rapidement. Elle allait s’abattre incessamment.


Pauline essuya ses bottes trempées sur le paillasson. Elle savait que si elle rentrait ainsi ruisselante, sa maman serait intraitable. Elle secoua donc son parapluie, essora ses cheveux qui tombaient en cascade sur ses épaules et rentra en trombe. « Comment ? Tu as dû affronter cette pluie battante pendant tout ton entraînement ? » « C’est bon maman, je suis pas en sucre. Et puis, t’aurais dû me voir là-bas, à un moment j’ai glissé dans la boue mais je me suis relevée et puis...» Un torrent de paroles se déversa sur la maman de Pauline. De l’autre côté de la fenêtre, Lola écoutait. Elle y était enfin, à terre. Elle s’était d’abord échouée sur le parapluie de Pauline, puis avait ruisselé le long des baleines pour finalement se retrouver dans la flaque devant le perron.

Les secondes de sa nouvelle vie s’écoulaient au compte-goutte. Elle puisait en elle-même des ressources inédites : elle attendait patiemment une nouvelle ascension. Mais Lola avait beau être née de la dernière pluie, elle savait très bien que les gouttes de pluie tombent mais ne se relèvent pas.


Epilogue : De l’eau a coulé sous les ponts. Les espoirs de Lola se dispersent en même temps que les nuages. Le départ de ses parents dans le ciel achève de la décourager. Elle est tombée bien bas, il n’y a pas de remontée possible après une telle chute. Mais la soudaine apparition du soleil ravive ses aspirations. Lola s’échauffe, elle se sent prête à s’élever. Peu à peu, elle sent que tout son corps change, elle est métamorphosée. Dans ce nouvel état, elle constate enfin qu’elle commence à s’éloigner du sol. Elle profite de cet instant en suspens, de cette chute inversée, avant de rejoindre à nouveau les nuées. Lola se doutait bien que personne ne reste longtemps à terre. Même une goutte de pluie destinée à tomber finit toujours par s’élever de nouveau. Après tout, mamie avait raison : après la pluie, le beau temps.