Avant que la nuit ne s'étreigne

Toute histoire commence un jour, quelque part. La mienne va-t-elle s’achever devant cette éclatante lumière ou le jour va-t-il se lever avant que les ténèbres ne m’étreignent ?
Si toute histoire finit un jour, quelque part. La mienne serait-elle une exception ? Je m’appelle Abdeljabar, je suis chroniqueur. J’ai débuté dans le journalisme par une mince colonne dans un canard impécunieux de la petite ville tranquille de Manhir. J’y résidais et filais le parfait amour avec Badira, une jeune infirmière. Une fille aussi lumineuse que la pleine lune par une douce nuit. Nous étions éperdument épris l’un de l’autre. Nous avions milles rêves. Nous étions comme ces arbres en fleurs qui épanouissent les cœurs des hommes dans l’espérance d’abondants fruits.
Je n’ai jamais pu me contenter d’écouter les bruits du monde depuis ma fenêtre, ou de révérer le silence de ce qui était tu – surtout si cela eût permis d’améliorer les choses, de sauver des vies. Ainsi fourrais-je mon nez dans des affaires louches et épineuses de malversation, de corruption et d’injustice qui faisaient bouillir de colère le bas peuple mais plus encore des gens de haut rang dont la plupart étaient concernés. Les intimidations ne m’ont pas empêché de gravir les échelons dans mon métier, ni de le poursuivre avec la même détermination. Nous commencions depuis, en tant qu’observateurs et acteurs de la société à percevoir des signes de tension. Nous relayions des mécontentements – du moins, ceux que nous jugions légitimes – auxquels nulle attention ne s’y prêtait. Et un jour, un conflit a éclaté comme un orage qui assaille une ville. Une rébellion armée s’est mise à semer la terreur au sud du pays, puis a commencé à essaimer dans d’autres parties. Le régime au sein de l’État s’est durci. Les combats se sont laissés à toutes sortes de dérives. Là où hier encore la vie vibrait à travers les rires joyeux des enfants, les marches et courses insouciantes, les senteurs épicées montant des étalages, le merveilleux brouhaha des places, régnait désormais la terreur. Le bruit des détonations et le vacarme macabre des échanges de tirs ont remplacé les mélodies des réjouissances et les résonnances des soirées festives. Tous ces sons agréables, ces scintillements polychromes et ce ballet que connaît tout endroit où il fait bon d’y être sur notre planète, sont devenus des souvenirs et un souhait à faire rire les dieux. Les dieux de la guerre...
À Tarhyan, une ville où les affrontements faisaient rage, une jeune fille a cru qu’elle pouvait troubler le sommeil paisible des dieux de la guerre et de quelques grands décideurs du monde. Ainsi dénonçait-elle les exactions et folies meurtrières tant du régime que de la rébellion ; et partageait sur son blog, les images des enfants suppliant qu’on les arrachât aux griffes acérées de la famine, et celles d’hommes et femmes laminés par la douleur dont les visages n’étaient plus que des masques mortuaires. La jeune bloggeuse s’appelait Yusra. Une belle gueule... Nous avions eu quelques correspondances. Avant qu’internet ne soit suspendu à Tarhyan, elle a continué à pointer du doigt les vrais coupables de la destruction des beaux quartiers de sa ville, par des raids aériens. Les vrais responsables de ces vies brisées, ces corps déchiquetés qu’on qualifiait de dommages collatéraux. Yusra s’est incrustée dans le quotidien pitoyable des familles trouées comme une maigre poignée de maïs après qu’un oiseau y ait picoré. Elle a suivi des milliers de civils jetés sur la route, sans qu’on n’y puisse éclairer les obscurs agissements qui conduisaient à ignorer aussi superbement leur souffrance... Alors ils ne se sont pas contentés de briser ce doigt accusateur. Ils la lui ont fermée, sa gueule. Et après, il n’eût plus que ce silence méprisant, sépulcral, assourdissant, écrasant. Mes jours en ont porté l’accablement et mes nuits, les insomnies. Deux phrases extraites de la dernière correspondance de Yusra retentissaient en mon esprit :
« Ici, la vie s’étiole. Elle s’en va, comme une hémorragie qu’on ne parvient à étancher... ».
Ainsi ai-je cru, à tort ou à raison, qu’il fallait que je me rendisse là-bas. Badira, ma bien-aimée a voulu m’en dissuader. Depuis qu’un prolongement de notre amour poussait en son sein, avec mille promesses de bonheur, elle me disait que je devais moins m’engager. Je travaillais à Eayan Alhaqiqa – un tabloïd de l’opposition. Le régime était devenu tellement austère, surtout pour nous journalistes, que chaque fois que je sortais et rentrais, Badira m’enlaçait fortement suivant deux sentiments : la peur de me perdre et la joie que je lui revienne sain et sauf. J’ai toujours eu l’impression d’être un funambule au-dessus d’une foule poussant une clameur dans laquelle se mêle fureur et encouragement. Le sort funeste qui avait déjà frappé certains de mes collègues de même acabit dans le pays, semblait n’exercer aucune influence sur moi. Le jour de mon départ pour Tarhyan, Badira m’avait confié son inquiétude. La même : « j’ai peur de te perdre. Là-bas... ». Je l’ai rassuré : « C’est juste quelques jours, mon amour. Je suis malin. Dès que je rentre, on cherchera à quitter le pays. ». Elle a souri. Mais son sourire était si déformé qu’il ressemblait à une grimace qui m’a fait éclater de rire. Badira a toujours aimé mon rire. Alors, celui-là, elle l’a enfermé en elle, comme une musique apaisante, et a pensé à toutes ces belles pages de notre histoire que nous avions encore à écrire, à deux, à trois, à quatre... Je suis parti.
À Tarhyan, je n’espérais que promener mon caméscope comme un faisceau lumineux et redonner une voix à ce mutisme qui abrite les atrocités et les abattements profonds des faibles. Je me souviens des lamentations et pleurs de ces femmes fouillant dans les ruines ; de ces enfants faméliques au milieu des gravats, couverts de poussière, me poursuivant de leurs regards sombres et perdus tels des objectifs de caméras, comme si je n’étais que le témoin ridicule d’un énième drame qui se jouait. Mon ami photographe Nasser et moi, étions-là depuis trois jours tentant un reportage dans la plus grande discrétion. La veille du jour de notre retour, nous avions une interview à passer l’après-midi à monsieur Zayd, militant des droits de l’homme qui avait été arrêté, torturé puis relâché par des rebelles.
Nous nous apprêtions à nous rendre au lieu du rendez-vous lorsque deux jeeps sont arrivées en trombe. Les premières rafales de kalachnikov ont laissé sur le champ quatre personnes, sans autre forme de procès. Nasser qui hier encore avec son appareil photo mitraillait çà et là, s’étouffait à présent avec son sang. Sa caméra découverte après fouille de son sac servit à lui fracasser le crâne. La vie s’enfuyait comme une hémorragie, disait Yusra. Et le sable chaud buvait le sang de Nasser et des autres. Je m’étais agenouillé, les bras en l’air, essayant d’une voix tremblante de leur expliquer que nous n’étions que des journalistes. Ils en ont ri. L’un m’a donné un coup en pleine bouche avec la crosse de son arme. La douleur s’est irradiée dans ma bouche, suivie d’un goût métallique. Ils m’ont ligoté les mains par derrière et les pieds, m’ont enfoncé rageusement une cagoule et entraîné dans l’un des véhicules. Il ne s’agissait que d’un mauvais cauchemar, me persuadai-je, tandis que nous roulions. C’est lorsque ma tête heurta le toit de la voiture sur la route cahoteuse que nous venions d’emprunter que je réalisai que le cauchemar était bien réel. Revoyant la mort brutale de Nasser, les yeux doux de Badira m’implorant, je me débattis, hurlant de rage et de chagrin. Un autre coup de crosse à la nuque, et je m’évanouis.
Je fus réveillé par des cris déchirants à faire vriller les tympans. J’étais enfermé dans une pièce exiguë baignant dans une odeur fétide de chair pourrie et d’excréments. J’avais la bouche sèche et ressentait la morsure des cordes sur les poignets. Les cris glaçants se turent. Entre quelles mains ignobles étais-je ? J’entendis le bruit des pas, mon cœur battit tellement fort que la cadence folle retentît dans mon crâne. Une clé tourna dans la serrure. Puis une voix :
« Petit salaud, encore dans les pommes ? »
Le premier coup de pied se propagea en moi comme des ondes sismiques. D’autres suivirent. Tout en m’insultant, ils me donnèrent des coups de pieds dans les côtes, dans le dos, les fesses, les épaules... Je me recroquevillai, puis ne sachant plus quelle partie de mon corps protéger, je m’agitai dans cette fange puante, hurlant de douleur durant plusieurs minutes qui me parurent infernales. Ils déchirèrent mes vêtements, ne me laissant que mon bermuda. Ils me sortirent et me conduisirent dans une autre pièce faiblement éclairée. Ils me fixèrent sur une chaise et m’y abandonnèrent. Malgré tout mon corps endolori et ma tête en feu, quelques minutes plus tard, un sommeil salutaire vint me ravir.
Je sombrai dans un rêve. Un rêve dans lequel j’étais assis avec Badira à la terrasse d’une rue piétonne, à l’ombre de magnifiques arbres centenaires. Elle dégageait un parfum suave que je respirais, aspirais comme un nectar divin. Sa voix me réchauffait si bien que mon corps en frémissait de désir. Je prenais ses lèvres délicatement maquillées, comme un fruit merveilleux... Je fus extrait de ce doux rêve par un coup de matraque dans le tibia. On m’ôta ma cagoule et mes yeux furent éblouis par une lumière blanche venant d’un projecteur. Un homme d’une forte carrure était assis en face de moi.
« ―Tu es un espion. Nous voulons des noms et adresses de tes compères, dit-il, d’une voix grave et calme.
― Je vous jure, je ne suis qu’un journaliste. Vous n’avez qu’à fouiller mes affaires...
Il m’assena une gifle. Puis une autre.
― Ne joue pas les cons, vociféra-t-il. Tes copains et toi mettez en péril la sécurité nationale. Vous collaborez avec la rébellion et des agences étrangères. Alors, des noms et adresses, je déteste perdre mon temps.
― Je vous le jure, suppliai-je. Je n’ai jamais collaboré avec des rebelles, ni avec une agence d’espionnage étrangère. »
Il me dévisagea. J’avais mal de partout. J’étais dans un état fébrile comme lorsqu’on souffre d’un manque de sommeil et que la lucidité vient à nous manquer. Je sentais sur moi, le poids de son regard et toute la haine qui l’habitait. Il fit signe de la tête à deux hommes derrière moi. L’un me saisit la tête qu’il fit basculer en arrière. Un tissu sur mon visage, et l’autre commença à verser de l’eau. Très vite je suffoquai, toussai de façon compulsive, l’eau glacée ne s’arrêta pas, je l’avalai ; elle rentrait par grosse gorgée. Je luttai pour ne pas me noyer. Puis ils cessèrent. Aussitôt que le tissu me fut ôté, j’aspirai tout l’air que je pu dans un cri rauque comme celui d’un veau extenué. J’entendis leurs rires gras sarcastiques qui percèrent le bourdonnement de mes oreilles. Le froid me gagna. Je compris qu’ils ne reculassent pas. Je voulais parler à Badira, écouter le son de sa voix comme le pépiement d’un oiseau chantant l’aube nouvelle ; replonger dans la mer bleue de ses yeux. Je voulais sentir la douceur de ses mains, caresser son ventre rond et percevoir au son de ma voix, les légers coups de ce bout de nous... Ils reprirent. Lorsqu’ils me laissèrent un instant de répit, un laps de temps pendant lequel j’aspirai l’air goulument, les digues en moi se rompirent et j’éclatai en sanglots comme un enfant apeuré. C’était un plaisir orgasmique pour eux de me voir ainsi. Je ne pouvais pas leur dire ce que j’ignorais.
« ― Les noms et adresses de tes collaborateurs, sale fils de pute ! », tonna le type à la forte carrure.
Mes poumons menaçaient d’éclater, comme un ballon trop gonflé. Je grelottai sur mon siège. Puis je me ressaisis. Quelque chose se leva en mon tréfonds. Je le regardai. Il vit cette lueur ardente et lointaine. Ma bouche même tenta une vague ébauche de sourire. Quelque chose allait au-delà du simple battement dans ma cage thoracique. Il devina qu’il fallait refermer la voilière par laquelle semblai-je m’échapper.
― Je... ne suis qu’un... qu’un... jour... »
Il bondit sur moi comme un chien enragé et se mit à me rouer de coup. Je sentis mes os craquer. Les coups pleuvaient. Mais moi, je n’avais plus que le visage enfoui dans les cheveux de Badira, respirant leur odeur. Je n’entendais plus que son rire, ma note bénie...
Quelque chose m’oppressa, rampa jusqu’à ma gorge et me la serra. Je luttai. Pas longtemps. Je m’abandonnai à cette force inexorable.
Il continua de frapper. La douleur atroce m’avait comme expulsé de mon corps. Je contemplai désormais de haut, l’horrible scène. Et soudain je me vis marcher vers l’éclatante lumière.