— C'est bien ma belle.
Ralentissant le pas, Rita gratifia sa jument d'une caresse sur l'encolure. Après avoir fait galoper Airelle pendant deux heures dans la Forêt des Ombres, le soleil
... [+]
Lucia ouvrit la fenêtre et invita les odeurs printanières à entrer dans sa cuisine. Devant elle, jonquilles et autres narcisses dévoilaient leurs robes chaudes aux côtés des derniers perce-neiges ; au loin, derrière des branches encore dégarnies, se dessinait le soleil dans un ciel sans nuages. La journée promettait d'être belle.
Elle posa sa tasse dans l'évier, distraite par les bourdonnements à peine perceptibles autour du merisier en fleur. Ses yeux cherchèrent les petits gourmands qui venaient se ravitailler sur l'arbre cinquantenaire. Elle arriva à distinguer de gros bourdons et quelques abeilles.
Peut-être nos abeilles.
Cette pensée la fit sourire.
Si on lui avait dit un jour qu'elle deviendrait apicultrice, elle aurait ri de bon cœur. Lucia, s'occuper d'abeilles ? Des petites bêtes qui volent et qui piquent ? Quelle idée ! Mais elle avait changé, grâce à son fils, Enzo.
Un beau jour, il était rentré de l'école avec qu'une seule idée en tête, sauver les abeilles. Il s'était soudain senti investi d'une mission bien plus grande que lui. « Réchauffement climatique, pesticides, maladies, disparition des fleurs : on ne peut pas rester les bras croisés ! », d'ordinaire si silencieux, il était devenu une vraie pipelette lorsqu'on abordait le sujet des mouches à miel.
Pour son anniversaire, elle l'avait emmené à un festival de l'abeille à quelques heures de la maison. Il avait fait toutes les activités, de l'ouverture des ruches à la récolte du miel, et à chaque étape, elle avait vu son sourire s'agrandir sous sa combinaison. Quand les organisateurs avaient annoncé que tous les participants, y compris les enfants, pourraient prendre dans leurs mains une partie de la colonie, les yeux d'Enzo s'étaient mis à briller aussi fort que l'étoile du berger en plein été. Lucia avait retenu son souffle quand son fils avait eu les mains recouvertes d'abeilles alors que lui avait ri de tout son saoul.
Jusqu'au coucher, il n'avait pas cessé de ressasser le festival. Une fois la lumière éteinte, avant que Lucia ne referme la porte de la chambre, il avait demandé avec timidité :
« Dis Maman, est-ce qu'on peut adopter des abeilles ? »
Évidemment, Lucia avait refusé. Aller à un évènement encadré par des professionnels, c'était une chose. Les avoir toute l'année dans son jardin, c'en était une autre. L'histoire aurait pu s'arrêter là, mais Enzo était un enfant très intelligent.
Deux semaines plus tard, à sa fête d'anniversaire, tout le monde s'était passé le mot. Lucia était donc revenue avec un essaim d'abeilles noires venu tout droit de Bretagne, des tenues complètes, une ruche flambant neuve et un fils plus comblé que jamais.
Le vacarme d'un escalier que l'on descend trop vite la sortit de ses pensées. Enzo en tenue complète d'apiculteur se campa devant elle et brandit la station météo.
« Dix-sept degrés ! annonça-t-il, le souffle court.
— Qu'est-ce que j'ai dit hier ?
— Que si le temps le permettait, on ouvrirait la ruche aujourd'hui !
— J'ai dit qu'on l'ouvrirait cet après-midi, le corrigea Lucia en souriant.
— Mais, chouina Enzo, il fait déjà assez chaud ! Ça fait quatre mois que je ne les ai pas vues !
— Raison de plus pour leur laisser encore quelques heures de répit !
— S'il te plaît Maman ! » supplia-t-il, les mains jointes et les yeux fermés. Lucia réfléchit quelques secondes.
Certes, elle avait dit cet après-midi... Mais la température était idéale, Enzo avait été particulièrement sage ces derniers jours et il restait deux bonnes heures à tuer avant de passer à table.
Et puis, Lucia était aussi impatiente de redécouvrir la colonie, elle s'était attachée à ces petites butineuses.
« Bon d'accord, concéda-t-elle en souriant.
— Oui ! Merci ! »
Lucia sortit sa combinaison du placard à balais et l'enfila avec précaution. Quelques instants plus tard, Enzo réapparu tel un cosmonaute sur le départ.
« Prêt pour la vérification ! » annonça-t-il en imitant un salut militaire. Comme avant chaque visite, Lucia vérifia que sa combinaison était hermétiquement fermée, que ses gants étaient enfoncés jusqu'au bout de ses doigts et que ses bottes empêcheraient les intruses de remonter le long de ses jambes. Elle finit en réajustant le chapeau pour placer le voile devant ses yeux puis ajouta avec tendresse : « Vous êtes fin prêt, monsieur l'apiculteur. »
Il sortit en courant de la maison avec dans une main l'enfumoir et dans l'autre le lève-cadre. Lorsque Lucia atteignit le fond du jardin, Enzo avait fini de remplir l'enfumoir, destiné à calmer les abeilles, avec des aiguilles de pin sèches.
« Prêt pour la mise à feu », annonça-t-il, en s'éloignant d'une dizaine de pas. Lucia donna un coup de briquet dans la boîte métallique, referma le couvercle puis activa le soufflet pour vivifier la flamme et augmenter les fumées.
« Maman, il y a plein de fourmis !
— Elles doivent être attirées par le miel. On y va ? »
Enzo vint se positionner du côté droit de la ruche et Lucia du côté gauche. Elle enfuma l'entrée et remarqua qu'il y avait une abeille morte sur la planche d'envol ainsi que des débris de pollen, de cire et propolis. Étrange, les abeilles étaient connues pour leur grand sens de l'hygiène, c'était bien la première fois qu'elle avait une impression de négligence.
« On ouvre ? On ouvre ? » s'excita Enzo en face d'elle.
Lucia lui confia l'enfumoir et récupéra le lève-cadre. Elle retira le toit qu'elle déposa plus loin et s'attela à décoller le couvre cadre à l'aide de sa lame en inox. Une fois qu'elle eut suffisamment de jeu pour soulever la structure, elle fit signe à son fils de se tenir prêt pour enfumer la ruche.
« Un, deux, trois. »
Lucia retira la planche en bois alors qu'Enzo activait le soufflet pour faire rentrer les abeilles dans la ruche.
Cependant, Enzo n'eut pas besoin d'insister, aucune paire d'antennes ne fit son apparition entre les cadres.
Mère et fils échangèrent un regard d'incompréhension. Ni l'un ni l'autre n'osa briser le silence pesant. Lucia décolla le premier cadre et le sortit, il ne comportait aucune abeille.
Alors qu'elle allait le poser sur le côté, Enzo poussa un cri déchirant :
« Non ! »
Lucia se retourna aussitôt et découvrit son garçon au bord des larmes. Elle suivit son regard humide et lorsqu'elle aperçut un amas d'abeilles inertes au fond de la ruche, son cœur manqua un battement.
Elle retira un cadre de plus et le triste spectacle continua. Enzo éclata en sanglot et s'enfuit vers la maison. Lucia n'eut pas la force de le retenir et se dépêcha de retirer les huit cadres restants.
Quelque chose en elle se brisa lorsqu'elle découvrit la totalité du plancher.
Leurs abeilles étaient là, sans vie. Entassées les unes sur les autres, elles tapissaient le fond de la ruche.
Un tapis de cadavres d'abeilles.
Comme environ vingt-cinq pourcents des colonies, la leur n'avait pas survécu à l'hiver.
Elle posa sa tasse dans l'évier, distraite par les bourdonnements à peine perceptibles autour du merisier en fleur. Ses yeux cherchèrent les petits gourmands qui venaient se ravitailler sur l'arbre cinquantenaire. Elle arriva à distinguer de gros bourdons et quelques abeilles.
Peut-être nos abeilles.
Cette pensée la fit sourire.
Si on lui avait dit un jour qu'elle deviendrait apicultrice, elle aurait ri de bon cœur. Lucia, s'occuper d'abeilles ? Des petites bêtes qui volent et qui piquent ? Quelle idée ! Mais elle avait changé, grâce à son fils, Enzo.
Un beau jour, il était rentré de l'école avec qu'une seule idée en tête, sauver les abeilles. Il s'était soudain senti investi d'une mission bien plus grande que lui. « Réchauffement climatique, pesticides, maladies, disparition des fleurs : on ne peut pas rester les bras croisés ! », d'ordinaire si silencieux, il était devenu une vraie pipelette lorsqu'on abordait le sujet des mouches à miel.
Pour son anniversaire, elle l'avait emmené à un festival de l'abeille à quelques heures de la maison. Il avait fait toutes les activités, de l'ouverture des ruches à la récolte du miel, et à chaque étape, elle avait vu son sourire s'agrandir sous sa combinaison. Quand les organisateurs avaient annoncé que tous les participants, y compris les enfants, pourraient prendre dans leurs mains une partie de la colonie, les yeux d'Enzo s'étaient mis à briller aussi fort que l'étoile du berger en plein été. Lucia avait retenu son souffle quand son fils avait eu les mains recouvertes d'abeilles alors que lui avait ri de tout son saoul.
Jusqu'au coucher, il n'avait pas cessé de ressasser le festival. Une fois la lumière éteinte, avant que Lucia ne referme la porte de la chambre, il avait demandé avec timidité :
« Dis Maman, est-ce qu'on peut adopter des abeilles ? »
Évidemment, Lucia avait refusé. Aller à un évènement encadré par des professionnels, c'était une chose. Les avoir toute l'année dans son jardin, c'en était une autre. L'histoire aurait pu s'arrêter là, mais Enzo était un enfant très intelligent.
Deux semaines plus tard, à sa fête d'anniversaire, tout le monde s'était passé le mot. Lucia était donc revenue avec un essaim d'abeilles noires venu tout droit de Bretagne, des tenues complètes, une ruche flambant neuve et un fils plus comblé que jamais.
Le vacarme d'un escalier que l'on descend trop vite la sortit de ses pensées. Enzo en tenue complète d'apiculteur se campa devant elle et brandit la station météo.
« Dix-sept degrés ! annonça-t-il, le souffle court.
— Qu'est-ce que j'ai dit hier ?
— Que si le temps le permettait, on ouvrirait la ruche aujourd'hui !
— J'ai dit qu'on l'ouvrirait cet après-midi, le corrigea Lucia en souriant.
— Mais, chouina Enzo, il fait déjà assez chaud ! Ça fait quatre mois que je ne les ai pas vues !
— Raison de plus pour leur laisser encore quelques heures de répit !
— S'il te plaît Maman ! » supplia-t-il, les mains jointes et les yeux fermés. Lucia réfléchit quelques secondes.
Certes, elle avait dit cet après-midi... Mais la température était idéale, Enzo avait été particulièrement sage ces derniers jours et il restait deux bonnes heures à tuer avant de passer à table.
Et puis, Lucia était aussi impatiente de redécouvrir la colonie, elle s'était attachée à ces petites butineuses.
« Bon d'accord, concéda-t-elle en souriant.
— Oui ! Merci ! »
Lucia sortit sa combinaison du placard à balais et l'enfila avec précaution. Quelques instants plus tard, Enzo réapparu tel un cosmonaute sur le départ.
« Prêt pour la vérification ! » annonça-t-il en imitant un salut militaire. Comme avant chaque visite, Lucia vérifia que sa combinaison était hermétiquement fermée, que ses gants étaient enfoncés jusqu'au bout de ses doigts et que ses bottes empêcheraient les intruses de remonter le long de ses jambes. Elle finit en réajustant le chapeau pour placer le voile devant ses yeux puis ajouta avec tendresse : « Vous êtes fin prêt, monsieur l'apiculteur. »
Il sortit en courant de la maison avec dans une main l'enfumoir et dans l'autre le lève-cadre. Lorsque Lucia atteignit le fond du jardin, Enzo avait fini de remplir l'enfumoir, destiné à calmer les abeilles, avec des aiguilles de pin sèches.
« Prêt pour la mise à feu », annonça-t-il, en s'éloignant d'une dizaine de pas. Lucia donna un coup de briquet dans la boîte métallique, referma le couvercle puis activa le soufflet pour vivifier la flamme et augmenter les fumées.
« Maman, il y a plein de fourmis !
— Elles doivent être attirées par le miel. On y va ? »
Enzo vint se positionner du côté droit de la ruche et Lucia du côté gauche. Elle enfuma l'entrée et remarqua qu'il y avait une abeille morte sur la planche d'envol ainsi que des débris de pollen, de cire et propolis. Étrange, les abeilles étaient connues pour leur grand sens de l'hygiène, c'était bien la première fois qu'elle avait une impression de négligence.
« On ouvre ? On ouvre ? » s'excita Enzo en face d'elle.
Lucia lui confia l'enfumoir et récupéra le lève-cadre. Elle retira le toit qu'elle déposa plus loin et s'attela à décoller le couvre cadre à l'aide de sa lame en inox. Une fois qu'elle eut suffisamment de jeu pour soulever la structure, elle fit signe à son fils de se tenir prêt pour enfumer la ruche.
« Un, deux, trois. »
Lucia retira la planche en bois alors qu'Enzo activait le soufflet pour faire rentrer les abeilles dans la ruche.
Cependant, Enzo n'eut pas besoin d'insister, aucune paire d'antennes ne fit son apparition entre les cadres.
Mère et fils échangèrent un regard d'incompréhension. Ni l'un ni l'autre n'osa briser le silence pesant. Lucia décolla le premier cadre et le sortit, il ne comportait aucune abeille.
Alors qu'elle allait le poser sur le côté, Enzo poussa un cri déchirant :
« Non ! »
Lucia se retourna aussitôt et découvrit son garçon au bord des larmes. Elle suivit son regard humide et lorsqu'elle aperçut un amas d'abeilles inertes au fond de la ruche, son cœur manqua un battement.
Elle retira un cadre de plus et le triste spectacle continua. Enzo éclata en sanglot et s'enfuit vers la maison. Lucia n'eut pas la force de le retenir et se dépêcha de retirer les huit cadres restants.
Quelque chose en elle se brisa lorsqu'elle découvrit la totalité du plancher.
Leurs abeilles étaient là, sans vie. Entassées les unes sur les autres, elles tapissaient le fond de la ruche.
Un tapis de cadavres d'abeilles.
Comme environ vingt-cinq pourcents des colonies, la leur n'avait pas survécu à l'hiver.
C'est super fluide et plein d'émotions :) On s'attache vite à Enzo, à sa maman et aux abeilles.
Merci pour ce moment !
Je vote pour++
Malheureusement votre récit correspond à une réalité désespérante.
Qu’est-ce que j’aimais le bourdonnement printanier des abeilles dans mes cerisiers et surtout dans mon grand tilleul qui aujourd’hui restent silencieuses.