Il n'y avait aucun reproche dans les yeux du Grand Duc. Seulement l'expression d'une douleur immense. Le cœur serré, avec une infinie douceur, Margot ôta un à un les clous meurtriers qui avaient ... [+]
Alba et ses deux corbeaux
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Alba. Ils ont choisi ce prénom avant ma naissance, paraît-il. Et bien c'est raté, j'ai les cheveux ébène et les yeux sombres comme une nuit sans lune. Maman dit que c'est l'âme qui compte, et que cela me va très bien, quoique j'en pense. En tout cas, mon nom de scène, c'est Esmeralda.
Ce soir, l'ambiance est à la fête. Nous venons d'arriver à Saint Hilaire, les hommes dressent le chapiteau sur la place, je vais étrenner un nouveau tour dans mon numéro de sorcière. J'ai vraiment hâte d'y être.
Dès vingt heures, j'observe la queue devant le guichet. Beaucoup viennent en famille, avec des gamins excités comme des puces. Ça s'amuse d'un rien, se chamaille gentiment...ou pas. Je repère deux frères, le plus grand vient de chiper sa barbe à papa au petit qui n'ose même pas protester, et les parents n'ont rien vu. Le petit a les larmes aux yeux, ça mériterait une bonne leçon.
Il y a quelques couples, certains me font penser aux bourgeois de Brassens, d'autres sont nettement plus sympathiques. Les quelques solitaires sont plutôt des hommes. Il y a des exceptions, comme cette très vieille femme toute en noir, cassée en deux par les ans, on lui a prêté une chaise. Ou cette dame avec sa chevelure blonde retenue en catogan; elle a beaucoup d'allure dans son caftan bleu à manches chauve-souris. Je la trouve belle. Une bande déboule bruyamment ; ils ont mon âge ou pas loin. Ils affichent un « total look electro » : casquette, sweat et baggy pour les gars, short en jean et amples chemises colorées pour les filles. Les garçons roulent des mécaniques et les nanas minaudent... quelle misère !
― T'inquiètes, ça leur passera.
Mon grand père m'a rejoint à pas de loup; pourquoi ai-je toujours l'impression qu'il lit dans mes pensées ?
― Lui, là, attifé comme l'as de pique, il en pince pour la petite en marinière, non ?
J'acquiesce, je les avais remarqués.
― C'est bon, tu es prête ?
― Oui, « Veni Vidi », pappy ! J'ai tout ce qu'il me faut.
J'appelle Garg et Gamel, ils arrivent à tire-d'aile. Deux corbeaux jumeaux, aussi noirs que mes cheveux, moi seule arrive à les distinguer, Garg a une patte très légèrement torse. Trois mois que nous répétons, je suis tranquille, nous sommes fin prêts.
― N'oublie pas, dans la magie tout n'est qu'illusion, on le sait tous, mais chacun aime y croire. Fais en sorte de les subjuguer.
Message reçu.
La nuit tombe, les derniers spectateurs encore dans le barnum d'accueil sont fascinés par l'étrange ballet de silhouettes fantomatiques glissant dans le gris du soir. Chacun se grime dans sa caravane, et nous circulons enveloppés dans de grandes capes à capuches, pour réserver la surprise de nos tenues de scène. Mon grand-père a imprimé ainsi à notre petit cirque un style unique, mystérieux et poétique. Chaque année orchestré autour d'un nouveau thème. Cette année c'est « Une nuit sur le Mont Chauve », en six tableaux qui suivent peu ou prou la structure du poème symphonique.
La représentation commence. Ni orchestre ni bande son, maman est au piano. Je suis fière de son talent, de son courage aussi. Elle n'a jamais lâché le cirque malgré les coups du sort. Aux lumières, mon oncle a concocté une féérie de couleurs tout en bleu et orange qui accompagne joliment la sarabande d'ouverture. La salle est frémissante, je perçois leur surprise devant nos personnages : une escouade de trolls acrobates, un diable sur un cheval noir, et moi qui laisse un sillage de fumée étoilée s'échapper des bruyères de mon balai enchanté. Auguste et le clown blanc, immuables, restent notre ancrage dans l'univers circassien, ils réveilleront les rires tout à l'heure et laisseront la place aux elfes diaphanes et aux fées éblouissantes, pour le clou du spectacle.
Je me glisse derrière le rideau, j'ai encore le temps, et j'aime guetter les émotions sur les visages, savoir si c'est gagné, si cette fois encore on aura réussi à les emmener dans notre monde de fantaisie...
Au premier numéro de trapèze le silence s'installe. Chaque saut dure une éternité qui se rompt à chaque rétablissement réussi. Soulagement général quand les trolls saluent.
― Et maintenant place au cavalier des enfers!
Mon cousin multiplie les pirouettes sur une monture magnifique. Une voltige à couper le souffle. J'ai beau l'avoir vu cent fois je fonds comme tout le monde au salut du cheval, sabots sur la rambarde et tête baissée vers la petite fille farouche qui n'a pas osé tout à l'heure lui flatter l'encolure. La bête hennit doucement. Incrédule, la fillette caresse avec ravissement le crin brillant. Bien joué, Fred, elle n'est pas près d'oublier ce moment.
Enfin c'est à moi. J'adore entrer en scène, mon cœur bat alors si fort !
Psalmodiant un étrange sabir, j'installe mon autel: une bougie rouge, un bâton d'encens, un cristal de roche, une belle coquille d'ormeau. Détourner l'attention, tout est là. J'ajoute une grande boite mystérieuse et un jeu de tarot.
Au premier rang, un monsieur bien mis est volontaire pour choisir une carte, c'est le roi de cœur. Je l'insère sur le dessus de la pioche, après l'avoir montrée à tous. J'ai gardé sept cartes, faces cachées, que je présente en éventail.
― C'est pour toi, veux-tu tirer une carte ?
Je souris au petit garçon privé de barbe à papa. Encouragé, il tire... le roi de coeur ! Maintenant sur la pioche, il y a le dix d'atout, que je brandis devant la foule médusée.
― Grâce à ce dix, bonhomme, toutes les méchancetés contre toi seront punies dix fois, même un petit un vol de barbe à papa !
Le petit est scotché; je rajoute à la cantonade :
― Sauf si une gentillesse vient annuler cette punition, bien sûr.
En tournant les talons, j'ai eu le temps de voir son grand frère lui passer un carambar.
Je présente maintenant la boîte mystérieuse au public, lentement, pour que tous puissent constater avec moi qu'elle est vide. Puis je siffle, Garg arrive, après une longue série de loopings au dessus de l'assistance, comme s'il faisait un repérage, lui aussi. Il se décide enfin. Je l'installe dans la boite et le recouvre d'une grande étole rouge.
― Pouvez vous me dire ce qu'il y a maintenant dans la boite ?
Les réponses fusent :
― Un corbeau !
― Un lapin !
― Plus rien !
Je fanfaronne, faisant celle qui est sûre de son coup. Les loopings n'étaient pas au programme, à quoi dois-je m'attendre, cette fois ?
« Show must go on », non ? Je fais taire mes doutes et je retire l'étole, le bruissement de l'étoffe masque mon soupir. De soulagement. Garg et Gamel sont là, côte à côte.
― Waouh! Le corback, elle l'a cloné en direct live, c'est ouf !
L'exclamation déclenche un tonnerre d'applaudissement.
Parfaitement synchrones, comme je le leur ai appris, les corbeaux effectuent un tour de piste, suivi de tous les regards. Ils reviennent sur mes épaules.
― Mes jolis, regardez! La boîte s'est remplie de messages. Je vais les lire et vous trouverez leurs destinataires. On commence ?
Quand je déplie le premier papier, je ne comprends plus rien, ce n'est pas ce que j'ai écrit. Quelque chose en moi me pousse à lire quand même :
― Ma douce, je n'ai pas souffert. Un jour nous nous retrouverons.
Garg s'en saisit et vole vers la très vieille dame en noir. Une grosse larme coule sur sa joue.
― Merci, l'oiseau.
Encore un inédit :
― Une bonne pulvérisation de purin d'ortie guérira tes rosiers !
Un grand sourire éclaire le visage du jardinier, que Gamel vient de renseigner.
Spectatrice de mon propre rôle, je ne contrôle plus rien, je ne cherche même plus à comprendre. Un vrai ballet de messages disparates apparaissent les uns après les autres dans ma boîte mystérieuse. Ils semblent faire mouche à chaque coup, les corbeaux ne se trompent jamais. C'est pas possible, je dois rêver, il faut que je me réveille absolument. Je me pince, rien ne change.
Ma parole, je suis ensorcelée.
C'est alors qu'elle vint vers moi. La femme en caftan bleu.
― Tu as le don, Alba. Ton père, mon fils, n'a cessé de le proclamer. Je vais intercéder pour qu'il vous revienne désormais; tu peux prévenir ta mère.
Et elle disparut en fumée.
Oh, là, une plume!