À mi-regard

Toute histoire commence un jour, quelque part. Je ne saurai vraiment donner une date au début de la mienne. Logiquement, mon histoire a commencé le jour de ma naissance, le 16 mars 2005, mais je ne me rappelle pas vraiment de cette époque là. C’est drôle, de m’imaginer en marmot qui aime bien courir dans tous les sens et chipper les dragées en chocolat dans le salon de grand mère. Enfin, je ne m’en rappelle pas, mais c’est ce que maman aime bien me raconter quand j’ai très mal et que les effets perverts mais palliatifs de la morphine se font attendre. Je crois qu’elle aime bien me raconter ces souvenirs, de quand j’étais gamine, non pas parce que je ne m’en rappelle pas, mais plutôt pour se replonger, le temps d’une histoire, dans la mienne avant la bataille.

Je crois que pour maman, ma vie peut être repartie en deux histoires : avant, et après la bataille. Maman n’aime pas qu’on dise « cancer », je l’ai entendue le dire au médecin qui s’occupe de moi. Elle dit que c’est un vilain mot, presque aussi vilain que ses effets sur mon petit corps. Enfin, pas si petit que ça, j’ai quand même 12 ans, mais l’infirmière pense que 29 kilos, ce n’est pas assez pour être en bonne santé. Mais comme de toute façon, je ne suis pas en bonne santé, je ne fais pas beaucoup d’efforts pour manger. Ce n’est pas comme si les repas de l’hôpital avaient une quelconque valeur gustative ; en vrai, je ne rate pas grand chose.

Elsa, mon infirmière préférée, m’a un jour apporté un panda. Pas un vrai bien sûr, mais un panda en peluche tout doux. Par contre elle a du me le filer en douce, parce que les docteurs interdisent les jouets dans l’unité de soins intensifs. Ce jour là j’allais très mal, je m’étais vidée du haut et du bas à plusieurs reprises, et j’avais mal partout. Quand les infirmières m’ont demandé le seuil de ma douleur sur une échelle de 1 à 10, j’ai répondu 9, parce que je crois que je devrai garder le 10 pour le jour où je ne pourrai pas vraiment répondre... C’était mon troisième jour aux soins intensifs, j’ai un peu pleuré, bon, beaucoup pleuré, mais disons juste un peu vu que je ne pleure que d’un œil. L’autre a du être amputé, parce que le méchant cancer a commencé dans mon œil gauche. Tellement méchant que des métastases se sont propagées un peu partout hors de l’œil, et les docteurs ont préféré le retirer pour limiter les dégâts. Mais ce n’est pas grave, maintenant, je porte un bandana rouge qui couvre le trou, comme les pirates !

Maman aussi pleure parfois, quand elle pense que je suis endormie et que je ne peux pas l’entendre sangloter sur la chaise à côté de mon lit. Je garde quand même mon œil fermé, pour ne pas la déranger, parce qu’elle est très pudique ma maman. Je crois qu’elle se sent seule, parfois. De temps en temps il lui arrive de s’énerver, à cause de papa, elle lui qu’il refuse de voir la réalité en face. Je me sens un peu coupable quand ils se chamaillent, et je me dis que si seulement mon œil avait su bien se tenir, mes parents s’aimeraient encore comme quand j’étais petite.

Par contre, mon grand frère, Lucas, s’en fiche un peu que j’ai un trou au lieu de mon œil gauche. Il vient me rendre visite tous les jours après ses cours à l’université, et m’aide à faire mes devoirs quand je me sens assez bien pour étudier. Il me dit toujours que ce n’est pas un stupide cancer qui va m’empêcher de faire l’ENA un jour. Il paraît que la plupart des Présidents de la République ont étudié la bas, et moi, je serai un jour Présidente aussi, pour combattre la pauvreté, la faim, et aider les enfants malades. Il y a quelques semaines, Elsa et maman ont pleuré ensemble, papa a cogné un mur, et mon frère a dit de très gros mots. Ils étaient en colère contre les députés qui ont refusé de donner plus d’argent à la recherche pour les cancers pédiatriques. Lucas s’y connaît en affaires de députés, mais parfois, la politique le rend triste. Il dit souvent que si l’Etat reversait à la recherche ne serait ce que la moitié de l’argent qu’il gagne en vendant des armes à des pays qui font la guerre, les scientifiques auraient déjà trouvé de vrais remèdes contre le cancer.

Papa me dit souvent que je suis une championne, et que même si j’ai perdu un œil dans la bataille, c’est moi qui triomphera dans la guerre. Quand il dit ça, maman sort toujours de la chambre, je crois qu’elle n’aime pas qu’il me donne de « faux espoirs ». Elle l’a dit à Elsa. Mais de l’espoir, je sais que pour certains, il y en a. Johnny, par exemple, a terminé son traitement et est sorti de l’hôpital. C’était le plus beau garçon du service de pédiatrie, et il jouait souvent à la guitare pour moi. Je crois que j’étais un peu amoureuse de lui. Johnny était leucémique, mais comme son cancer a été détecté à son second stade, la chimiothérapie et ses efforts l’ont sauvé. Il est venu me rendre visite deux fois depuis sa sortie de l’hôpital, guitare dans une main et bouquet de coquelicots de l’autre. Il sait que ce sont mes fleurs préférées. Ce que j’aime tant chez Johnny est que, comme il a vécu la maladie aussi, il comprend mes douleurs, sans toutefois me regarder avec pitié, comme le reste de mes visiteurs. Je sais qu’ils ne le font pas exprès, que ça part d’une bonne intention, mais leur sympathie se mêle trop souvent à la pitié, et ça me rend triste. Parfois, j’ai comme l’impression qu’ils me collent sur le front une étiquette imaginaire qui précise que je serai bientôt expirée, comme les biscuits que j’ai une fois trouvés au fond d’un placard chez grand mère et que j’ai donnés à Lucas. Ce jour là, quand il a découvert le pot aux roses, il m’a poursuivie dans toute la maison en me traitant de chipie.

J’imagine parfois ma vie loin d’eux. Je ne suis pas dupe, grand mère dit toujours qu’on finira tous par crever, et qu’il faut se préparer à toutes les éventualités. Mais je me demande souvent pourquoi la vie est si injuste envers les enfants. D’innombrables vies brisées, tant de rêves n’ayant jamais eu le temps d’être réalisés... Est-ce vraiment le destin auquel mes parents s’attendaient en me mettant au monde ? J’ai lu dans mon livre préféré, Le Petit Prince, qu’on ne voit bien qu’avec le cœur, l’essentiel étant invisible pour les yeux. C’est vraiment un coup de chance pour moi qui ne vois qu’à moitié, mais mon cœur, lui, ne laisse rien passer. Je ressent chacun des chagrins de toutes les familles qui vivent avec un cancer, qui ronge si atrocement toute once de bonheur. Même si la mienne fait de son mieux pour s’assurer que je m’en irais avec le sourire, le sentiment de culpabilité né du vide que mon absence créera dans notre famille est déchirant. Imaginer ma place à table à côté de Lucas vide, maman qui ira au supermarché toute seule, papa qui n’aura plus personne à accompagner au parc d’attraction, grand mère qui n’aura plus de petite fille à faire rêver à travers les histoires de ses amours de jeunesse...

C’est vrai qu’on a quand même passé de bons moments, avant la bataille. On formait une famille heureuse, unie. Mais maintenant que ma paupière restante se fait lourde, que ma respiration devient haletante, que mon corps tout entier a constamment chaud et froid, et que mon œil pleure des larmes de sang, je crois que je suis prête à les quitter. J’espère qu’ils ressentiront la même sérénité que moi le jour où viendra leur tour, qu’ils se sentiront aussi prêts. Enfin, à 12 ans, on ne peut jamais être vraiment prêt à mourir, mais je m’en vais tranquille, apaisée, en m’accrochant à l’espoir que mon histoire changera peut être quelque chose. Car toute histoire se termine un jour, quelque part, mais celle des étoiles qui se sont éteintes dans mon regard brillera de tous feux dans le ciel, à mes côtés.