La tension monte, c’est perceptible. Un match de foot, c’est la triple dose d’adrénaline rien que d’y penser. Maîtriser le stress, respirer à fond. Demain, ce sera un peu comme la Coupe des Nations : Sayed Ali l’Érythréen est un buteur exceptionnel. Biniam doit être le meilleur défenseur d’Afghanistan. Moi je suis le libero surprenant. Je me présente : Alfredo Pacheco, comme mon homonyme au Salvador. Quant à Firas al Somah, ses retournés mettraient le feu aux stades de Syrie. Ça va chauffer, les petits Français n’ont qu’à bien se tenir. Plus qu’une fois dormir. Ils sont très fort les bleus, mais nous aurons un atout supplémentaire, celui de la diversité. On n’a pas besoin de se ressembler. On vit ensemble, on vibre ensemble. À Sapel, il n’y avait pas de terrain pour s’entraîner. Ici, à Saint-Martin, les gens s’arrêtent pour nous regarder jouer. C’est le paradis : tout le parc rien que pour nous, ou presque. Faut dire qu’on s’y entend à manier le ballon. Des dégagements de près de cinquante mètres, toute la longueur du parc. Notre village olympique est fait de tentes bariolées, une toile de Poliakoff disait le gentil facteur sur son vélo. Rouge, bleu, vert, des tons affirmés qui s’imbriquent dans un charmant désordre. Vrai, nous sommes bien logés, un site enchanteur au bord de l’eau, et la nourriture est meilleure qu’à La Lande, quoique moins abondante. Soupe à volonté, tartines géantes, fruits juteux, légumes succulents. Pour le thé et le café, il reste des progrès à faire, mais ne nous montrons pas trop exigeants, tout est offert très généreusement avec de délicieux sourires.
Les sanitaires pourraient être avantageusement rénovés. Un peu sous équipés pour notre nombre. Nous nous entraînons plus de cinq heures par jour. Le public vient admirer notre habileté et nous apporte des tee-shirts, des bouteilles d’eau, des chocolats, des chaussettes, dans des sacs marqués Tati. Des supporters, des fans. Ils ne seront pas déçus demain. La rumeur circule comme quoi le préfet assistera en personne pour soutenir l’équipe de France.
Le cadre est magnifique : ce canal qui s’étend paresseusement en méandres lascifs entre deux rangées d’arbres. Ces pavés qu’on dirait sculptés à la main, un par un. Ici tout est calme et volupté. Le temps est presque arrêté. Le soleil se déplace plus lentement qu’ailleurs. L’eau du bief passe sa vie à attendre.
Bien qu’il soit impératif de se coucher tôt avant l’épreuve, personne ne résiste à l’ambiance chaleureuse des feux de camp et des monodies nostalgiques qui évoquent les quatre coins de la planète. L’anglais est notre langue véhiculaire, mais les chants s’élèvent en dari, en pachto, en turoyo et même en miskito. Des cageots de peuplier, des cartons, des bouteilles de verre, des cuillers, un peigne recouvert de papier sont nos instruments symphoniques. Sur les boîtes rondes remplies de cailloux, la vache rit de servir de maracas. La fatigue a raison de la mélancolie des mélopées et le camp s’endort.
Le jour se lève sur le besoin de laisser une trace de notre passage. À six heures trente, les bleus sont arrivés, escortés de policiers motocyclistes. Leurs gyrophares blêmes rayent la lumière rose du matin. Leur public doit être très nombreux à en juger par la noria d’autocars qui les vomit dans une fumée malodorante. Ils se sont répandus comme un essaim de mouches sur un étal de viande, serrés les uns contre les autres, bourdonnant. Quelques coups de sifflet alors que le match n’a pas encore commencé. Se sentant inférieurs au football, ils optent pour le rugby. Ils se coiffent de casques et de gants épais comme des pattes d’ours. Nous, foot, cricket ou rugby, tout nous convient. Yahye, notre capitaine soudanais, nous donne des instructions en français. Il a déjà vécu un match semblable, au Millénaire. Il nous demande de rester groupés. Les bleus semblent hésiter, certains d’entre eux portent des boucliers transparents en plastique. Nous nous engageons sur le terrain, au milieu du parc. Les bleus nous suivent comme à regret, lentement, en colonnes, par six de front. Ils sont largement plus de cent, notre équipe est forte de vingt-cinq joueurs tout au plus. Je fais des passes, ballon au pied. Ont-ils un ballon ovale ?
Ricardo arbore un sweat-shirt portant les paroles de Harry Truman en 1952 devant le Congrès des États-Unis : « Nous sommes à la tête du monde libre parce que nous sommes une nation d’immigrés ». C’est écrit en anglais mais je comprends suffisamment. Nos maillots sont disparates mais tous très chics: Calvin Klein, Superdry, Saint-Tropez, Ronaldo et même un Zidane : le gratin. En face, les Français sont d’une uniformité lassante. Bleu sombre, jambières noires, casques noirs. Ils portent des gants, c’est bon pour nous, pas de risque de tirages de maillot. Et soudain, voilà qu’ils se mettent à courir, la partie est lancée sans juges de ligne mais avec force sifflets. Ils sortent du terrain, passent derrière nous et reviennent nous prendre en étau. Ils ont un spray sans être arbitres. Et les voilà qui nous poussent carrément: « carton rouge, carton rouge ! » Leurs faces roses sanguines sous les visières des casques contrastent avec nos visages, jaunes pour les uns, noirs pour les autres. Ils nous ont fait une haie d’honneur jusqu’aux autocars qui nous ont avalés, moteur tournant.
Depuis le bus qui démarre, je jette un dernier coup d’œil à nos tentes confisquées qu’inspectent quelques gilets jaunes, marqués dans le dos « Mairie de Paris ». Une équipe inconnue. Immobile au bord du canal Saint-Martin, le facteur appuyé sur sa bicyclette contemple le Poliakoff abandonné. Il s’appelle Sadou. Il a suivi des cours d’histoire de l’art au Conservatoire des Arts et Métiers de Bamako avant de rejoindre sa patrie, la France.