Noces D'or

Je n’ai pas immigré en Amérique. Je n’ai pas immigré non plus au Canada, ni même au Québec. J’ai immigré à Québec.

Je suis tombé amoureux d’elle il y a quarante ans, et j’ai tout abandonné pour elle.

Je lui suis resté fidèle, elle ne m’a jamais déçu. Nous ne nous sommes jamais quittés et je crois que je ne pourrais plus m’éloigner d’elle.

Mais qu’avait-elle donc et que Paris n’avait pas  ?

D’abord la nonchalance latine dans une ville nordique, ce charme discret d’une bourgeoisie qui a su rester simple : celle qui a laissé ses titres, ses dorures et ses privilèges au-delà de l’Atlantique. La spontanéité de ceux qui ont oublié Descartes et Voltaire de l’autre côté de l’océan.

L’humilité de ceux qui ont souffert pour arriver ici ; s’y sont accrochés; ont défriché et lutté pour y rester et pour y grandir.

La générosité de ceux qui savent qu’ici, on ne peut survivre seul car ils ont connu le vent du nord et la poudrerie, les hauts-fonds de l’estuaire, les courants du chenal, les embâcles et le tumulte des rapides.

Québec ne se prend pas au sérieux : c’est une ville nature. Elle a une âme de séductrice et se moque d’être considérée comme un village, car elle trône au milieu de ses atours : son fleuve immense et ses rivières fougeuses, ses caps, ses chutes, ses vallées et ses forêts profondes, ses clochers, ses vieilles pierres, ses rues sinueuses enchevêtrées, ses secrets et ses souvenirs.

Elle sait qu’elle a tout pour plaire, qu’elle est un foyer de création et de gastronomie et qu’elle a tous les avantages d’une grande ville sans ses effets pervers.

C’est le bon goût français dans un jardin à l’anglaise.

Mais ne vous y trompez pas : c’est un charme calculé. Je la côtoie tous les jours, je la caresse de mes promenades et je l’embrasse de mon regard. Elle est si riche et si discrète que je découvre encore ses charmes. C’est une romantique, mais elle ne se livre qu’à ceux qui la désirent vraiment.

Dès le mois de juin, elle rit avec ses passants, ses jongleurs et ses amuseurs publics; elle danse avec ses chantres à chaque coin de rue et palpite avec son peuple chaleureux qui la frôle depuis les Plaines jusqu’au Vieux-Port .

L’été, elle est joyeuse.

L’automne, elle est radieuse dans ses feuillages éblouissants d’ors, de rouges et d’ocres, sa lumière nette qui effleure chacune de ses pierres sans âge, chaque pan de mur crépi, chaque grille de fer forgé, chaque clocheton étincelant.

L’hiver, elle est soyeuse

Elle se couvre de pied en cap d’un surplis de soie blanche, se réfugie sous sa douillette immaculée et ses lumières multicolores, se barricade dans ses remparts. Je la sens respirer par ses glaces fumantes qui vont et viennent au gré des marées. Elle retrouve son silence feutré et redevient mystérieuse et secrète : elle veut qu’on la découvre de l’intérieur, elle se réserve aux initiés. Je lui dis que les flocons la rendent plus douce, mais le froid l’assoupit.

Elle se drape alors dans sa dignité, tête haute, clochers dressés, lucarnes muettes, et surveillant l’horizon blanc, elle attend le printemps. Elle fait semblant d’être engourdie par le givre et les tempêtes, mais pour les Fêtes, elle est brûlante au-dedans.

En février, elle est rieuse.

Soudain, l’espace de quelques jours, elle prend ses quartiers d’hiver dans son Palais glacé de Carnaval ; elle brille de tous ses feux, s’anime, bouge avec ses défilés, danse avec son peuple, rit avec les enfants et se pare de statues de neige et de cristal . Puis elle retombe dans son silence et redevient frileuse.

Et tout à coup, des rondeurs des Laurentides jusqu’au grand lit blanc du Saint-Laurent, de l’Île d’Orléans au Cap Tourmente, les érablières se gorgent de sève et au dessus des cabanes à sucre, le parfum des brasiers se fond à celui du sirop bouillonnant pour aller enivrer les grands voiliers d’oies blanches qui planent par milliers.

En avril, elle est fougueuse.

Dès que Québec entend le cri des oies, ses veines se gonflent et débordent, son sang ne fait qu’un tour. Ses chutes s’enflent, mugissent et se mettent en colère : elles crient à ce fleuve bien trop grand d’aller vomir ses glaces par-delà l’horizon, plus loin que l’estuaire, sur les battures d’Anticosti.

Puis elle sort de sa torpeur, se découvre de sa neige au soleil, sa coquille de glace craque de partout et telle une chrysalide, elle apprend à revivre et se dénude à nouveau. Les lucarnes s’ouvrent, les terrasses se prennent pour des perce-neige et les filles se déshabillent trop vite. L’hiver est mort ? Au diable l’hiver !

Alors Québec m’inonde de sa chaleur nouvelle. Je la caresse d’abord par ses trottoirs ensoleillés et par ses quais qui fleurent bon les saveurs océanes. Je savoure chaque instant de sa tiédeur.

En mai, elle est amoureuse.

Elle palpite à nouveau sous mes pas, puis je m’insinue dans l’intimité de sa vraie nature : jardins, ruelles, vergers en fleurs, cours et culs-de-sac, esplanades, bosquets des parcs, escaliers agrippés au roc du Cap. Et du haut de la terrasse Dufferin, au pied du Château Frontenac, embrassant du regard le gigantesque panorama du Saint-Laurent, je vois les traversiers qui passent et repassent sans être jamais rassasiés.

Québec, la ville heureuse... Je la veux tout entière et toute à moi. Je la retrouve enfin ! Elle se laisse encore apprivoiser. Près d’elle, en elle, je me sens bien.

Depuis cinquante ans, elle n’a jamais manqué notre rendez-vous.

C’est ma ville.

Elle est douce. Elle est belle.

Je l’aime.